Travailler à la journée, pour sortir de l’errance

Le travail en partenariat est devenu, au fil du temps, un incontournable du travail social. La dynamique qu’il implique peut rester dilatoire ou se décliner avec efficacité sur le terrain. Illustration, à saint Nazaire (44,) où sa mise en œuvre permet de répondre à l’errance des jeunes, avant que celle-ci ne s’enracine.

Le secteur du social, du médico-social ou de l’éducatif est habitué à des procédures qui apportent un cadre structurant aux actions quotidiennes qu’il mène. Pourtant, il n’échappe pas toujours tant à une certaine lourdeur qu’à une rigidité qui oublient parfois le sens de la démarche engagée ou l’intérêt de l’usager au profit du respect méticuleux et parfois psychorigide d’un protocole ou d’un règlement appliqués à la lettre. L’action qui perdure à Saint Nazaire, depuis maintenant cinq ans, constitue un contrepoint tout à fait intéressant alliant souplesse et réactivité. Ce cas d’école réagit à la problématique des jeunes en errance, par une réponse plaçant en synergie des partenaires issus de secteurs différents bien que contiguës. Mais, avant d’expliquer la genèse de cette opération originale et pertinente, décrivons d’abord ce qu’elle a permis de concrétiser.

Sortir de la galère

Jérôme a 22 ans. En délicatesse avec sa famille depuis quelques mois et très méfiant à l’égard des organismes sociaux (il a été placé en foyer quand il était adolescent et en a gardé un très mauvais souvenir), il erre de squat en foyer d’urgence et d’hébergement d’un soir chez des amis en nuit passée à dormir dans une cave ou une chaufferie d’immeuble. La galère, il sait ce que c’est. Il a déjà fait la manche et a appris à fouiller dans les contenairs des supermarchés pour récupérer de la nourriture jetée, dont la date de vente est périmée. C’est en allant chercher un colis alimentaire, qu’un bénévole lui a fait une proposition qui l’intrigue. On lui offre la possibilité de travailler quatre heures et de percevoir immédiatement un salaire qu’il peut se faire verser dans l’heure qui suit. Incrédule, il accepte néanmoins de donner quelques renseignements nominatifs. La personne qui remplit la fiche d’orientation le concernant la faxe aussitôt Inserim et l’invite à s’y rendre dans les meilleurs délais. C’est ce qu’il fait : après tout, il n’a pas grand-chose à perdre. L’entreprise intérimaire qui le reçoit semble ressembler à toutes les autres. Pourtant, là, on ne lui demande ni diplômes préalables, ni expérience professionnelle. Il signe un contrat pour une première demi-journée de travail, en entretien d’espaces verts, en échange de quoi il reçoit un ordre de mission. On lui explique où se trouve le chantier et on lui donne même des tickets de bus pour s’y rendre. Très motivé et confiant, Jérôme se lève de bonne heure le lendemain matin et se présente à l’heure prévue et au lieu indiqué.

Un tremplin vers demain

Il est fort bien accueilli, par un chef d’équipe plein d’humour qui lui explique ce que l’on attend de lui. Il va devoir aider à débroussailler un terrain, en compagnie de quatre autres personnes. En discutant avec ses collègues de travail, il apprend que ceux-ci sont en contrat d’accès à l’emploi, pour une période de six mois. La matinée passe très vite. En début d’après-midi, il retourne à Inserim. Il lui est aussitôt remis un chèque d’un montant d’un peu moins de 36 Euros, correspondant à son activité de la matinée, payée au SMIC. Il reçoit, en outre, un bulletin de salaire, ainsi qu’une attestation d’activité salariée, pour Pôle emploi. Jérôme est bien ennuyé. Il n’a pas de compte bancaire. Ou plus exactement, il en a un, mais comme il est en découvert, il ne pourra pas utilisé cet argent, s’il le place sur son compte. Pas de problème, lui répond la responsable d’Inserim : il peut se présenter au guichet de la Caisse d’Épargne. On lui remettra aussitôt, la somme en espèce. Mais avant d’aller chercher son salaire, Jérôme a accepté de travailler à nouveau. C’est au cours de sa cinquième demi-journée, qu’il reçoit la visite sur le chantier, d’un conseiller de la Mission locale. Les deux hommes se mettent à l’écart et commence à échanger : qu’aimerait-il faire comme travail ? A-t-il envie d’apprendre un métier ? Comment est-il hébergé ? A-t-il des problèmes de santé ?... Jérôme qui ne se serait jamais vu faire une démarche spontanée vers la Mission locale, accepte un rendez-vous et s’y rend. Il n’est plus tout à fait dans la galère. Il a montré qu’il était capable de travailler, de se lever et de rester jusqu’à la fin du chantier…

La genèse

Comment tout cela a-t-il été possible ? Tout est parti d’un groupe de réflexion qui a réuni la plupart des partenaires sociaux et des associations caritatives, à compter de juin 2000. En octobre 2001, est présenté publiquement un rapport intitulé « sur les chemins de l’errance des jeunes 16-30 ans ». De nombreuses propositions sont alors faites. Certaines se concrétiseront, comme l’ouverture de l’accueil d’urgence à l’année et pas seulement en semaine et sur la période d’hiver. D’autres resteront à l’état de projet, comme la création d’un poste de coordinateur ou l’extension de l’action de la prévention spécialisée au centre ville. Les moyens financiers pour les mettre en œuvre ne sont pas disponibles. Il allait donc falloir plutôt privilégier de travailler avec l’existant. Et tenir compte des difficultés et des modes de fonctionnement de ce public particulier qui a beaucoup de mal à se mobiliser sur la durée. Toute une frange de ces jeunes errants se réfugie dans la marginalité y compris à l’égard des institutions sociales. Rien d’étonnant à cela : l’insertion fonctionne sur une logique de temporisation et de long terme et la logique de ces jeunes, c’est plutôt l’immédiateté. Toute la question était bien d’entrer en contact avec eux, en construisant un pont entre le « tout de suite, maintenant » dans lequel vivent ces jeunes et le montage d’un projet qui impose de s’inscrire dans le temps. Et si on utilisait le travail pour convaincre ces jeunes d’accepter un accompagnement ?

Le partenariat en action

Quand Marianne Portier, Directrice adjointe de la Mission Locale, conçoit l’idée d’une action pour aller à la rencontre de ces jeunes, c’est naturellement vers le tissu partenarial de l’agglomération qu’elle se tourne. Ce projet rencontre immédiatement un accueil favorable des uns et des autres. Elle impose toutefois un cadre: l’action à construire doit se situer dans le champ de l’insertion, mission première de la Mission locale. Des groupes de travail se mettent très rapidement en place et trois mois plus tard l’action est construite. Il existe une association proposant des chantiers d’insertion ? La fédération des maisons de quartiers donne son accord pour intégrer des jeunes par demi-journée. Ils viendront renforcer l’équipe déjà en place. Il existe de nombreux services sociaux, mais aussi des associations caritatives qui peuvent entrer en contact avec des jeunes errants ? Chacun, professionnel ou bénévole, s’engage à être prescripteur, à remplir une brève fiche d’orientation et ainsi à déclencher l’action. Il existe une entreprise intérimaire, Inserim, émanation du groupe ADECCO, qui se fixe un objectif social : l'insertion professionnelle de personnes sans emploi ? C’est bien volontiers qu’elle accepte d’être l’un des principaux opérateurs. Il existe un agrément préalable permettant l’insertion par l’activité économique, base légale d’une activité salariée dans un chantier d’insertion ? Pôle Emploi accepte d’accorder une dérogation, afin que cet agrément soit délivré postérieurement (alors qu’il faut minimum une semaine pour que cela se fasse). Il existe une banque qui revendique des valeurs de solidarité ? La Caisse d’Épargne s’engage à ouvrir un compte immédiatement et de reverser en espèce la somme indiquée du le chèque, et ce quelle que soit les interdictions bancaires préexistantes.

Cinq ans après

Le bilan qualitatif et quantitatif de cette action vient juste d’être réalisé. Entre 2006, année du lancement du dispositif et 2010, 127 jeunes en ont bénéficié. Parmi cette population, 42 % était sans hébergement et 32% étaient dans un logement précaire. Les autres avaient un logement fixe, une poignée résidant en foyer d’urgence. Sur l’ensemble, un seul est reparti en errance. Seulement 7% d’entre eux n’ont plus de nouvelles d’eux et 5% ont quitté la région. Pour les 88% qui restent des solutions provisoires ou pérennes ont été trouvées : retour en famille, formation qualifiante, engagement dans l’armée, CDI, CDD, accès ou aide au maintien dans un logement, pris en compte des problèmes de santé, établissement d’un suivi social… Quelques un se sont mariés ou sont devenus parents. L’un d’entre eux a été incarcéré. Le contact a été maintenu avec leur conseiller de la mission locale, pour 53% d’entre eux. Un relais a été passé ou une solution définitive trouvée pour 35%. Un bilan des plus positifs donc, qui montre combien l’ambition première était justifiée. Les financeurs ne s’y sont pas trompés. La CARENE, la communauté de commune de Saint Nazaire, tout d’abord qui a soutenu ce projet de bout en bout. L’État, ensuite, au travers du Contrat urbain de cohésion sociale. Le Conseil général, enfin, qui vient de donner son accord pour apporter sa part de financement. Le coût d’une telle opération ? On est passé de 16.000 € pour 17 jeunes concernés en 2006 à 22.000 €, pour 42 jeunes en 2010. Investissement dérisoire, au regard non seulement du coût global de l’action sociale dans notre pays, mais des résultats obtenus. La prévention coûte infiniment moins cher que le curatif, à condition d’oser une action dont les résultats ne seront pas visibles immédiatement. C’est un pari sur l’avenir. Et là, le pari est largement gagné.

 
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1031 ■ 22/09/2011