Pourquoi discriminer la pauvreté est devenu un délit

Tenir des propos discriminatoires en raison d’une religion, d’une ethnie ou d’une orientation sexuelle est passible de sanction pénale. Étonnamment, le faire en raison de la pauvreté n’était pas pénalisé. Le combat mené à l’initiative d’ATD Quart Monde vient d’être couronné de succès.

« Des enfants interdits de cantine parce que leurs parents sont chômeurs, une famille expulsée d'un musée parce qu'elle incommodait les visiteurs, des médecins qui n'accordent pas de rendez-vous à des malades parce qu'ils ont la CMU, des CV ignorés parce que le postulant vit dans un centre d'hébergement... » : ainsi débutait la pétition « Je ne veux plus » lancée par quarante associations, le 17 octobre 2013, à l’occasion de la 26ème Journée mondiale du refus de la misère. Cette initiative avait été précédée, en 2009, par la saisine de la Haute autorité de lutte contre la discrimination et pour légalité (HALDE), par l’association ATD Quart Monde en pointe sur la question de la ségrégation pour fait de précarité sociale. La Commission nationale consultative des droits humains (CNCDH) avait pris position, en septembre 2013, pour que le législateur rajoute à la liste des dix-neuf critères de discrimination déjà existant, celui concernant la pauvreté. Elle fut suivie, le mois suivant, par le Défenseur des droits, partisan lui aussi de ce complément.

 

Préjugés

Cette revendication constituait, aux yeux de ses promoteurs, une première étape vers un changement du regard porté sur les 8,7 millions de personnes, soit 14,3 % de la population, concernées par la pauvreté dans notre pays. Depuis 1945, les risques sociaux liés à la santé, aux accidents de travail ou au chômage étaient considérés comme les effets pervers d’une société industrielle devant être compensés par la solidarité nationale. La logique néo-libérale a instillé le soupçon et la culpabilité. Tout citoyen étant comptable de son employabilité, il devient responsable de son sort. S’il est licencié, c’est qu’il n’est pas assez rentable. S’il ne retrouve pas d’emploi, c’est qu’il n’est pas assez compétitif. A lui de faire les efforts nécessaires, pour devenir attractif sur le marché du travail. Pèse sur lui la suspicion de ne jamais en faire assez, pire, de s’installer dans l’assistanat et de vouloir profiter de la situation, en percevant des indemnités sans chercher à s’en sortir. Des préjugés sur les chômeurs en particulier à ceux colportés sur les pauvres en général, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par une opinion publique parfois friande de boucs émissaires. Selon un sondage commandé par ATD Quart Monde, 65,1 % des français sont convaincus que la lutte contre la pauvreté coûte cher aux classes moyennes, 63 % que les minima sociaux découragent de travailler et 50,9 % que les pauvres font des enfants pour toucher les allocations. L’excellent livre publié par ATD quart Monde « En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté »(1) a fait justice de toutes ces idées reçues.

 

Contrer les idées reçues

Il est faux d’affirmer que l’on s’en sortirait mieux avec le RSA et les allocations qu’avec un SMIC : les famille percevant un salaire gagnent de 500 à 800 euros de plus que celle n’ayant comme seules ressources que les minima sociaux. Comme il est faux de prétendre que la fraude dont une petite minorité se rend coupable serait onéreuse : si elle coûte effectivement quatre milliards à la société, c’est presque trois fois moins que les onze milliards d’économies liés aux droits sociaux qui ne sont jamais réclamés. Ce non recours, l’Observatoire du non accès aux droits (2) a pu l’établir avec précision. Il représente des sommes impressionnantes : 5,7 milliards pour le Revenu de solidarité active, 4,7 milliards pour les allocations familiales et logement, 2 milliards pour l’assurance chômage, 828 millions pour l’Allocation personnalisée d’autonomie. Le taux de recours à la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) ? Il se situe entre 66 % et 79 % de la population cible. Celui de l’Allocation complémentaire de santé (ACS) aidant à l’acquisition d’une complémentaire santé ? Il se situe entre 30 % et 43 %. Soit, en 2012, une économie de 700 millions pour la CMU-C et de 378 millions pour l’ACS. Parmi les raisons de ce non-recours, on retrouve le regard discriminant porté sur les bénéficiaires à la fois cause et conséquence de la pauvreté, certaines personnes préfrant ne pas demander les prestations auxquelles elles ont droit et qui pourraient leur apporter un réel soutien, par peur de se sentir stigmatisées. Double injustice que celle consistant à être frappé par la pauvreté et à en être tenu coupable.

Jusqu’alors, la loi retenait dix-neuf critères de discrimination (voir encadré). Le 18 juin 2015, le Sénat en votait un vingtième : la précarité sociale caractérisée par « la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique apparente ou connue de l'auteur». Bien sûr, cette pénalisation n’a pas pour ambition de faire disparaître, comme par enchantement, les comportements ou propos discriminatoires. Elle fait d’abord œuvre pédagogique, en plaçant cette atteinte insupportable à la dignité et à la reconnaissance des plus démunis sur le même plan symbolique que le racisme ou l’antisémitisme. Le vote intervenu au Sénat marque le début de la navette parlementaire qui prévoit que la proposition de loi soit discutée par les deux chambres. Une fois le texte adopté par les deux assemblées, cette discrimination ne relèvera plus d’une simple opinion, mais d’un véritable délit punissable par la justice.

1 - « En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté » ATD Quart monde, éd. Quart monde et Ed. de l’Atelier, 2013, 188 p.
2 - « L’envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux » Observatoire des non-recours aux droits et services, Ed. La Découverte, 2012, 210 p.

 

3 ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, pour toute personne convaincue de discrimination en raison d’un des vingt critères définis par l’article 225-1 du code pénal

 

Les 19 critères initiaux de discrimination
L’article 225-1 du code pénal détermine dix-neuf critères de discrimination illicite. Constitue un délit toute distinction opérée entre les personnes physiques ou entre les personnes morales « à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».

 

Le Conseil de l'Europe contre la discrimination par la pauvreté
« La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. Nul ne peut faire l'objet d'une discrimination de la part d'une autorité publique quelle qu’elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés [supra]. »
Protocole n° 12 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales du Conseil de l’Europe, consacré à l’« Interdiction générale de la discrimination »

 

L’ONU contre la discrimination par la pauvreté
« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 16 décembre 1966, ratifié par la France le 4 novembre 1980 et entré en vigueur, pour ce qui la concerne, le 4 février 1981

 

 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1181 ■ 17/03/2016