Le prix du sang

Deux informations sont venues percuter le monde du travail social, en l’espace quelques jours. La première est dramatique et poignante, la seconde pathétique et consternante. L’une pourrait bien être liée à la seconde…

Commençons par une information qui ne va pas nous remonter le moral. Un reportage publié le 27 septembre par le média en ligne Rue89Strasbourg, et repris par Mediapart, retrace les circonstances du suicide de Denis B., éducateur à l’ARSEA du Bas Rhin, un soir de mars 2021. Bien sûr, les raisons qui l’ont décidé à se jeter par la fenêtre du bureau de son travail sont sans doute multiples. Pourtant, le long mail qu’il a adressé à ses trente-deux collègues et à sa hiérarchie, juste avant son geste fatal, ne laisse aucun doute : il n’a pas supporté le suicide d’une adolescente placée trois mois en liste d’attente de son service, pour laquelle il venait juste de commencer à intervenir. On demande aux professionnels de la protection de l’enfance d’accompagner des situations qui justifient une action rapide et attentive, alors même qu’elles sont gérées dans des conditions qui se dégradent de plus en plus : surcharge de travail, délais d’attente qui s’allongent, taylorisation de l’accompagnement, mesures qui s’accumulent sans que des renforts de personnels ne viennent répondre à la démultiplication du nombre de mesures judiciaires confiées. Combien de travailleurs sociaux n’ont qu’une hantise : c’est que le manque de moyens dont souffre leur action les confronte à un tel drame ? Beaucoup sont alors confrontés à une véritable dissonance cognitive : ils se sont engagés dans cette profession, en croyant profondément à leur mission qu’ils investissent sans compter ; et dans le même temps, ils sont impuissants face à des délais de prise en charge qui, pour être non délibérément voulus, peuvent être néanmoins assimilés objectivement à une négligence, un délaissement et une maltraitance institutionnelle. Comment résoudre cette contradiction ? Certains la justifient cyniquement, d’autres s’y résignent, quand d’autres encore tombent malades, finissant parfois par démissionner et quitter le médico-socio-éducatif. Pas étonnant que le nombre de candidats aux offres d’emploi du secteur commence à faire de plus en plus défaut. Et puis, il y a ceux pour qui tout s’effondre, tout ce à quoi ils croyaient jusque-là, se sentant coupables de ne pas pouvoir réussir l’impossible : aider les plus fragiles, alors même que leur employeur, lui-même prisonnier d’une politique sociale intransigeante et aveugle aux drames qui rodent, rend parfois cet objectif inaccessible.

Et c’est là qu’intervient la seconde information qui ne peut que provoquer la colère et l’exaspération. Après la presse en ligne, c’est au Canard Enchaîné que l’on doit cette révélation (édition du 29 septembre) : le Directeur général d’une association gérant des centres d’accueil pour migrants et personnes précaires reçoit 11.400 euros de salaire mensuel net, dispose d’une Audi Q7 comme voiture de fonction (2097 €/ mois financés par son employeur) et perçoit 533 euros de frais mensuels de logement. Commentaire de la Présidente du Conseil d’administration concerné : « la croissance forte nécessite des professionnels expérimentés »… Ben voyons !
On pourrait gloser sur une échelle des salaires allant de 1 à 10 dans une structure sociale prétendant lutter contre les inégalités.
On pourrait aussi épiloguer sur cette bien curieuse éthique qui conduit à se payer grassement sur la misère des autres.
On pourrait encore s’interroger sur l’exemplarité du plus haut responsable d’une association n’hésitant pas à se proclamer « au plus près des personnes en situation de fragilité » (c’est vrai qu’en gagnant vingt fois le RSA, ça aide !).
Mais, finalement s’agit-il d’une dérive exceptionnelle ou d’une pratique s’inscrivant dans l’air du temps ?
Après tout, on avait déjà connu en 2017, dans l’ouest de la France, la prime de départ de 300 000 euros versés à un directeur présent depuis trois ans et qui devait laisser sa place lors de la fusion de deux associations de protection de l’enfance... Faut-il s’étonner des pratiques de certaines associations du secteur médico-socio-éducatif qui n’ont plus rien à envier aux postures mercantiles du Charity-business ? Le monde du social a changé. Pour « s’adapter », il calque de plus en plus la gestion associative sur celle du secteur privé. Il n’a d’autre choix que de répondre à la mise en concurrence que lui imposent les appels à projet. Il répond à l’injonction de réduction des dépenses sociales en instaurant des indicateurs de performance et en privilégiant les catégories de la financiarisation et de la rationalisation … Et pour cela, il a besoin de gestionnaires comptables et d’experts en capacité d’aligner l’action sociale sur les exigences de la marchandisation. Et s’il faut les allécher avec des voitures à 100 000 boules, la balance bénéfices/risques pèse du côté des avantages. En face, le désespoir des professionnels de terrain a bien peu de poids. Ce sont là d’inévitables dommages collatéraux d’une politique d’action sociale cherchant à s’adapter aux attentes d’efficience, de flexibilité et de rentabilité. Ce qui compte n’est pas sa qualité de l’accompagnement des personnes en difficulté, mais la réduction de son poids comptable afin qu’elle pèse le moins possible sur la compétitivité de l’économie.

Combien faudra-t-il de suicides et d’arrêts maladie de professionnels, de démissions et de réorientations professionnelles de travailleurs sociaux écœurés et découragés, de quêtes infructueuses de salariés et de carences de candidatures, pour que nos technocrates hors-sol comprennent enfin qu’ils mènent l’action sociale droit dans le mur ? Plus que jamais, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de Directeurs à 200 000 euros brut annuels, mais du courage, de l’abnégation et du dévouement des dizaines de milliers professionnels comme Denis B. qui agissent au mieux, au risque de leur santé … et parfois de leur vie !

 

Jacques Trémintin – SITE LIEN SOCIAL ■ 04/10/2021