Ali de recherche

Carte blanche à LA RUBRIK’HORS CADRE

Depuis la disparition de Lien Social, nous sommes nombreuses et nombreux à nous sentir orphelins. Les belles plumes qui alimentaient les billets tant de sa version papier que de son site ne devaient pas disparaître. Si rien ne remplacera jamais ce journal écrit par des travailleurs sociaux, retrouvez quelques un(e)s de ses chroniqueurs et chroniqueuses, chaque jeudi, dans la rubrique « carte blanche à …».

 

Ali de recherche

« Tu t'appelles Ali. Je ne t'ai pas oublié. Tu avais 14 ou 15 ans en 1995. Tu es originaire de la banlieue lyonnaise, je ne sais plus si c'est Bron, Vaulx-en-Velun ou Villeurbanne. Tu étais accueilli sur la villa des ados de l'IRPP (à l'époque: Institut de Rééducation Psycho-Pédagogique) du Lauzet à Villard-de-Lans (38). J'y effectuais mon premier stage de ma formation d'éduc. C'était l'automne. 

J'ai le souvenir d'un groupe extrêmement difficile, avec beaucoup de violences. Un stage très formateur on va dire.

J'ai aussi le souvenir de toi comme celui d'un gamin attachant avec des grands yeux noisette et plutôt insécurisé par cet environnement chaotique.

Petit à petit, au fil d'un quotidien houleux, nous avions tissé une relation de confiance basée sur des signaux de réassurance réciproque. 

J'avais instauré un petit rituel du soir, avec l'accord de mon tuteur de stage. Une à deux fois par semaine, je t'emmenais (toi et un autre jeune) dans une escapade nocturne improvisée en mini-bus, juste après le dîner. 

A quelques kilomètres seulement de la villa, nous nous aventurions à la lumière des phares dans les gorges sombres et impressionnantes de la Bourne. Sans trop de mots sur cette expérience un peu hors du temps, nous avions un sentiment implicite de liberté partagée. 

Au bout de quelques minutes seulement dans l'avancée vertigineuse du défilé des gorges, je me garais sur le bord de la route, je coupais les phares du camion et nous rejoignions un belvédère mystérieux. Nous nous autorisions alors à hurler à tour de rôle toutes nos colères, nos peurs, nos désillusions, face à une falaise invisible qui nous renvoyait l'écho de nos voix. Ce rituel durait 10 minutes à peine, ponctué de cris et de silences, dans une règle implicite de confidentialité.

J'ai le souvenir de retours émus, de larmes pudiques et de sourires complices. Chaque coucher succédant à cette aventure crépusculaire se déroulait pour toi dans un apaisement assez inexplicable. Je dois bien t'avouer que cet espace-temps insolite me procurait à moi aussi un bien fou.

Je ne sais pas si tu te rappelles, mais la veille de la fin de mon stage tu as brusquement quitté la table au dîner, dans un élan de rage qui ne t'était pas familier. Tu avais piqué les clés du mini-bus et, après avoir claqué la porte, tu t'étais réfugié dedans.

Je ne travaillais pas ce soir-là, mais comme je logeais dans une piaule juste au-dessus du groupe, l'éducatrice était venue me chercher à la rescousse. Pendant qu'elle gérait le reste du groupe, je t'ai rejoint et tu as accepté de m'ouvrir la porte du camion.

Je t'ai alors proposé une dernière virée dans les gorges. Le visage noyé de larmes, tu m'as simplement répondu par un sourire.

Nous avons alors rejoint le belvédère, au rendez-vous de nos états d'âmes. Tu as crié ta colère de me voir partir. Je n'ai pas su quoi crier, sans doute dépassé affectivement. Je me rappelle d'une étreinte pour réponse. Lors du court trajet du retour au foyer, je t'ai simplement promis que nous resterions en lien. Ah la douce naïveté du stagiaire !

Peu de temps après la fin de mon stage, tu avais quitté l'IRPP et retrouvé ta famille. Nos destins se sont inéluctablement éloignés. Je n'ai jamais retrouvé trace de toi. Mais je me rappelle de ma promesse.

Je ne sais pas quel homme tu es devenu aujourd'hui. Je sais simplement quel professionnel j'ai pu être, un peu grâce à toi.

Ali, si tu me lis aujourd'hui, je suis toujours prêt à tenir ma promesse. Je suis là. Contacte-moi ».