Le balayeur de la gare du Nord

Carte blanche au billet de Ludwig

Depuis la disparition de Lien Social, nous sommes nombreuses et nombreux à nous sentir orphelins. Les belles plumes qui alimentaient les billets tant de sa version papier que de son site ne devaient pas disparaître. Si rien ne remplacera jamais ce journal écrit par des travailleurs sociaux, retrouvez quelques un(e)s de ses chroniqueurs et chroniqueuses, chaque jeudi, dans la rubrique « carte blanche à …» ».

Le balayeur de la gare du Nord

À la gare du Nord, le balayeur.

Le balayeur de la gare du Nord,

Il balaie les papiers, les froissés, les déchirés et les mouillés. Il balaie vos pensées, vos pleurs et vos fleurs fanées.

Il balaie les petites sœurs laissées pour solde de tout compte, les perdus et les dévêtus, les becs crochus des rues.

Alors, lui, venu de loin, d’un autre pays que le tien, après les traversées et les plages des embarquements, est bien loin de nos débats sur l’immigration. Oh, il se tient au courant de l’actualité et sait que la loi asile et immigration, fait de lui un ennemi, comme un doigt pointé sur un dangereux profiteur qu’il faudrait expulser au premier contrôle de papiers. Parce que des papiers, lui, n’en a pas. Pourtant embauché par une sombre sous-traitance de nettoyage pour ramasser les déchets de notre monde dit civilisé. Il nous est bien utile, non ?

 

Le balayeur de la gare du Nord,

Il se lève tôt et, à tes yeux, invisible, quand toi, tu passes en jetant tes souvenirs passés, tickets et billets périmés, comme les vies épuisées des frangins de la peine.

C’est vrai que là, en bord de seine, on se noie, des poisons dans les veines sans les mises en scène de l’Olympe. Alors, il faut rendre propres les trottoirs de la ville, cacher cette misère que l’on ne saurait voir, expulser les gueux pour les jeux et commander les bouteilles de Dompé. Ne sait-on jamais, dans ce monde au bord du gouffre, que l’on ait quelque chose à fêter entre grands de ce monde. Parce que le peuple, lui, peut bien mourir à petit feu, on lui prendra jusqu’au dernier sou. D’ailleurs, Alphonse Allais ne disait-il pas qu’« il faut prendre l'argent là où il se trouve: chez les pauvres. D'accord, ils n'en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux ! »

 

Le balayeur de la gare du Nord,

Il est loin de ces considérations. Il ramasse les souvenirs qui s’effacent, qui viennent et qui passent. Ceux des enfants réfugiés de la ligne D perdus dans la poudrière, des compagnes d’un soir ou d’un matin, des vauriens et des malins, les sourires des destins entrecroisés. Il sait que le Parlement européen vient de voter le pacte sur la migration et l’asile, renforçant une forteresse Europe qui n’empêchera jamais les plus démunis de ce monde d’espérer s’éclairer à la lumière de nos néons, parce qu'il fait chaud chez nous, qu’il y a des feux sur les trottoirs auxquels tendre la main, qu’il s’agit juste de s’approcher de ce qui nous éclaire, sans pitié et pourquoi pas partagé.

 

Le balayeur de la gare du Nord,

Il balaie le chaos des bobos, des bossus et des Esmeralda, des clochards de Notre-Dame en feu et des fracas. Il sait dans ces courants d’air aux milliers de passagers qui vont et viennent dans la fourmilière qu’il n’aura ni bonjour ni merci. Que les gens se parlent mal, se regardent mal, ne sont plus que du bétail aux salaires de misère et que dans les stations RER, certains font leur dernière prière.

 

Le balayeur de la gare du Nord,

Il ramasse les mégots de cette France préfasciste en se disant que ce sera peut-être pire demain. 2027, ce n’est pas si loin. Parce que ce centrisme que nous vivons, gestionnaire à la recherche d’un juste milieu, d’un équilibre entre les excès des uns et des autres génère finalement de l’autoritarisme. Cette gouvernance, dépourvue d’idéologie autre que financière, par le pragmatisme, que l’on dit facteur d’apaisement, n’est en réalité, une application et un usage excessif des instruments de la coercition, une forme d’autoritarisme préfasciste menant droit au pire.

 

Le balayeur de la gare du Nord sera peut-être demain à Austerlitz, ou au CRA de Vincennes. Balayé à son tour et remplacé sans contrefaçon par un autre expatrié qui à coups de balai, rendra propre votre conforme pour accueillir les jeux du cirque.

Alors, vous êtes prêts ? 3,2,1, partez !