ANAS - L’évaluation: contrôle ou recherche de sens

Pour son dernier congrès (1), l’ANAS avait choisi de traiter de la question de l’évaluation. Ce sujet au cœur des préoccupations des services avait attiré de nombreux travailleurs sociaux. Trois jours n’ont pas été suffisants pour épuiser un thème qui donne lieu à des interprétations bien différentes selon que l’on se situe du côté des scientifiques, des usagers ou des professionnels.

L’évaluation est une pratique récente dans notre pays, contrairement aux pays anglo-saxons où elle est la plus souvent intégrée au départ de  toute action engagée. Pendant longtemps, la tradition française en a  même contesté la pertinence au prétexte qu’ «on n’évalue pas la République ». On considérait alors que les mécanismes de contrôle existaient déjà et étaient tout à fait opérants. A la base, pensait-on alors, il y a le verdict des électeurs qui valident ou non, par leur vote, le travail accompli. Et puis, à la tête de l’Etat, il y a le corps des inspections générales qui est chargé de vérifier le bon fonctionnement de l’administration.

Ce qui a provoqué la mutation culturelle, c’est, bien sûr, l’évolution du contexte général de la société. On a d’abord assisté à une complexification croissante des politiques publiques faisant apparaître des besoins d’articulation et de planification. Puis, le resserrement progressif des budgets a rendu nécessaire une gestion plus rigoureuse. Enfin, l’accroissement de la fracture sociale a fait émerger l’exigence d’un affinement et d’une amélioration du service rendu qui passaient par une modernisation et une plus grande efficacité de l’administration. Il fallait donc utiliser des outils adéquats. Ceux-ci existaient déjà dans le secteur privé, constituant depuis de nombreuses années l’un des axes principaux des techniques manageriales. Nous sommes en 1990. Le libéralisme a le vent en poupe. Le gouvernement Rocard s’engage clairement dans la voie de l’évaluation en se dotant des institutions adéquates, tel le Comité Interministériel de l’Evaluation ou le Conseil Scientifique de l’Evaluation (voir encadré).

 

Est-ce l’affaire des scientifiques…

Le rapporteur général-adjoint du Comité Scientifique de l’Evaluation, Claire Guignard-Hamon explique très clairement les concepts utilisés dans un domaine qui fait l’objet de standards internationaux aujourd’hui très au point.

Au départ, il convient de poser les bonnes questions et de préciser les limites de la recherche. En fait, il faut définir les directions dans lesquelles on souhaite s’engager. On en repère au moins quatre. Est-ce que les objectifs fixés ont été atteints ? Là, on mesure l’efficacité. Est-ce que l’intention au départ de l’action a été respectée ? C’est l’effectivité. Y a-t-il une rentabilité opérationnelle au regard du rapport coût/avantages ? C’est l’efficience. Est-ce justifié et bien-fondé ? C’est la pertinence et l’utilité. Une fois que l’on sait exactement ce que l’on cherche, les méthodes utilisées doivent répondre à un certain nombre de critères scientifiques. On ne peut travailler que sur des données appropriables (faits observables, résultats calculables) et fiables. Les constats effectués doivent, en outre, être reproductibles. Si l’évaluation nécessite de tenir compte du pluralisme des expressions, pour autant, le groupe de travail qui la réalise a l’obligation d’être indépendant par rapport aux questionnements qu’il soulève, d’avoir pris suffisamment de distance à l’égard des acteurs et de se protéger de toute subjectivité. Enfin, il est impératif que la démarche soit transparente. Ce qui est défini ici relève bien de l’outil neutre et objectif qui s’impose à tous de par son caractère scientifique.

 

… l’affaire des usagers…

Monique Crinon, quant à elle, en tant que philosophe, conteste que l’évaluation puisse prétendre à l’objectivité. Cette technique, explique-t-elle utilise des méthodes qui sont issues de sciences qui ne sont pas exactes puisqu’humaines. L’administration doit cesser de rêver à la possibilité de tout classer dans des cases. Evaluer, c’est produire un jugement sur la valeur d’une action, d’une politique. Or, qui détient la légitimité pour le faire ? Est-ce les élus du fait du mandat confiés par leurs électeurs ? Est-ce les technocrates qui sont chargés par les élus  de mettre en œuvre les politiques publiques ? Est-ce les techniciens à qui les technocrates demandent de les appliquer sur le terrain ? Si l’on veut que l’évaluation ne se résume pas à la seule volonté de rationalisation, mais permette de convenir démocratiquement de la façon de conduire nos sociétés, il sera nécessaire d’inclure l’implication des premiers concernés que sont les usagers : c’est l’évaluation participative. C’est grâce aux exclus que des dispositifs innovants pourront être construits en matière d’action sociale. Cette participation se heurte bien sûr à des difficultés telle l’inégalité entre les positions des uns et des autres, tels les déséquilibres dans les rythmes de réflexion et de production, tel le regard des professionnels, leur façon de travailler. Il est essentiel en la matière de rappeler que l’intelligence sociale n’est pas tributaire des carences sociales. C’est là en fait un pari de confiance en l’autre.

 

ou l’affaire des travailleurs sociaux ?

Pierre Gauthier, Directeur des professions sociales au ministère des Affaires Sociales refuse d’emblée que l’évaluation soit une norme à partir de laquelle seraient jaugées les politiques publiques. Pour lui, ce n’est là ni un moyen de contrôle budgétaire, ni un mode de gestion du personnel, ni un support permettant d’attribuer des ressources. C’est, avant tout, une démarche et un outil répondant au besoin des professionnels à faire connaître leur action et devant produire des recommandations sur les bonnes pratiques. Elle est avant tout l’affaire des milieux concernés et doit s’adapter aux particularités et à la diversité du champ social et médico-social. Le ministère entend favoriser les pratiques d’auto-évaluation voire même les systématiser : « un établissement qui n’aura pas monté ses outils d’évaluation sera pour nous un établissement suspect » n’hésite-t-il pas à affirmer. Le projet de réforme de la loi de 1975 prévoit l’instauration d’un Conseil National de l’Evaluation de l’Action Sociale : les représentants des professionnels y sont majoritaires. Et Pierre Gauthier de donner l’exemple de Simone Veil commanditant lors d’un discours à Metz en fin 1993, une évaluation de la formation des travailleurs sociaux. Ce travail effectué en collaboration avec les écoles a permis de faire tomberr les fantasmes et craintes nés d’appréhensions infondées. En 1995, les conclusions de l’évaluation permirent de constater l’insuffisance des capacités du dispositif du fait même de la pression des besoins. Ce qui permit de relancer la formation supérieure, de réformer le diplôme des travailleuses familiales, des éducateurs techniques et d’organiser la filière de l’aide à domicile.

 

L’exemple de l’O.D.A.S.

L’expérience de l’Observatoire Décentralisée de l’Action Sociale est intéressante à évoquer. Son délégué général, Jean-Louis Sanchez, est venu expliquer sa méfiance à l’égard du concept d’évaluation auquel il préfère la notion d’observation. Il rappellera de même sa méfiance quant à l’auto-saisine et du risque de voir le résultat déjà dans la demande formulée par le commanditaire. L’ODAS, après 9 ans d’existence a réussi à préserver son strict indépendance à égale distance entre l’Etat, les collectivités locales et les associations, étant directement financé sur décision du parlement. Cinq observatoires fonctionnent en permanence : l’enfance en danger, le vieillissement, la pauvreté/précarité, le fonctionnement des départements et les politiques publiques des villes de plus de 30.000 habitants. L’action engagée dans ces domaines est le résultat d’une prise de conscience : on est passé d’un monde de certitude à un monde d’incertitude. D’où l’importance dans un premier temps de combler le déficit des connaissances. Mais il est tout aussi important, dans un second temps, d’utiliser les informations ainsi accumulées (dont la circulation doit bien entendu respecter les règles de déontologie) pour élaborer et inventer des nouvelles formes d’action sociale. Les pistes proposées par Jean-Louis Sanchez sont connues : passer de l’accompagnement individualisé à l’accompagnement collectif, de l’accompagnement ai développement social, réfléchir plutôt en terme d’activité et de recherche d’utilité sociale plutôt que d’emploi, être à la fois sur le terrain de la prévention et celui de la réparation.

 

L’évaluation : interprétation plus que mesure

Le concept d’évaluation serait-il donc accommodé par chacun à sa façon ? Cette diversité d’approche n’implique pas d’antagonismes irrévocables. Le philosophe Luc Carton précisera que l’évaluation, se situant à la lisière du politique et du scientifique n’est pas une, mais plurielle et contradictoire, à la fois démarche et méthode. Ouf ! On avait cru un moment à l’auberge espagnole … Il faudra néanmoins attendre qu’André  Beaudoin, professeur d’université au Québec, nous fasse profiter de l’expérience de la belle Province pour aborder la question des réactions des professionnels qui semble si proche d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Les travailleurs sociaux sont effectivement très indifférents sauf lorsque que la procédure est perçue comme une menace. Et, effectivement une évaluation qui ne provoquerait aucune modification des pratiques n’aurait aucun sens. D’où la nécessité de diminuer la méfiance et les résistance des intervenants qui doivent accepter l’opportunité de l’évaluation et ses conséquences. Ce qui passe par leur implication active.

Au terme de ces travaux, l’évaluation apparaît comme avant tout un outil qui ne garantit rien en lui-même. Elle peut aussi bien servir à instrumentaliser les travailleurs sociaux et à dévaluer les budgets d’action sociale qu’à améliorer les services rendus à la population et à renforcer l’efficacité des actions engagées. Le diagnostic est bien différent selon que l’on se place sur le terrain du qualitatif ou du quantitatif. En outre, les mêmes résultats peuvent servir des desseins contradictoires. D’où l’importance d’une vigilance des professionnels quant à l’utilisation de ce support et l’intention de ses initiateurs.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°477 ■ 11/03/1999

 

(1)   « L’évaluation du travail social et de l’action social » congrès de l’ANAS à Brest les 27,28 et 29 janvier 1999.
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