Lien Social 1999 - Travailleur social militant

Règlement de compte à OK Choral : Alors finalement, il est-y ou il est-y pas militant le travailleur social ?

Mercredi soir : le staff organisateur réunit les protagonistes présents. Montée d’angoisse. Ni Promofaf, ni Inter formation n’ont voulu agréer cette session pour d’obscures raisons. Il manque plus d’une centaine de congressistes à l’appel. Ca ne se verra sans doute pas. Mais coup au moral quand même. Le coach réexplique les particularités de cette rencontre atypique. Scepticisme : tout le monde va se coucher : on verra bien demain !

Jeudi matin : la queue s’allonge devant l’accueil : c’est bon signe. Le buffet est pris d’assaut. Sympa les petites viennoiseries et le café pour celles et ceux qui se sont levés de bonne heure (et même pour les autres !). On a beau être militant (ou pas), on n’en est pas moins homme ou femme. L’engagement n’exclut pas la convivialité ! Elle est lointaine l’image d’Epinal du militant ascète et spartiate.

Puis, c’est le lever de rideau. André Jonis, arbitre de la rencontre, fournit quelques explications. Mais le public va-t-il comprendre ? Cela semble si compliqué : dix minutes pour chacun des trente orateurs inscrits, après chaque salve de six orateurs trente minutes réservées à la salle tant pour les questions que pour les déclarations à raison de une à trois minutes par intervenant et par réponse, possibilité d’initier une commission … Finalement, la journée part sur les chapeaux de roue sans qu’on ait besoin de revenir sur les modalités du combat. Tout a été bien compris.

Les orateurs se succèdent, rappelés à l’ordre de temps à autre par le gardien du temps. On se prend à attendre la fin de chaque intervention pour découvrir le dessin de Jiho qui s’éclate et mitraille la salle de  son humour ravageur. Consigne lui a été donnée de ne pas perturber les orateurs. Des fois, il craque et les égratigne en pleine intervention, au grand plaisir de la salle pliée de rire. Le grand chef grince des dents et fait les gros yeux, sans pouvoir cacher son amusement. Et puis, il y a les Bataclown qui tournent en dérision les propos entendus, faisant des thèses les plus sérieuses, l’objet de la risée générale : bien vue l’aveugle ! Il ne manquerait plus qu’en plus, on se prenne au sérieux. Pourtant, c’est vrai, que pour un beau combat, ce fut un beau combat.

 

Premier round : la place du travail social

Le travail social n’est pas une cause mais un métier qui s’exerce à partir d’une qualification, d’un contrat de travail, d’un savoir-faire et d’un savoir-être. Le cadre du travail doit l’emporter sur l’idéologie. Quelle illusion que de croire qu’on va changer le monde à partir de sa place de professionnel ! Comment imaginer qu’on puisse aider l’usager à trouver sa place dans l’ordre social si soi-même, on s’y oppose dans son travail ? Nous n’avons pas à convaincre, mais à écouter, accompagner, aider.

L’attaque est rude. A peine le combat commencé, voilà déjà le militantisme au tapis. Péniblement, il se relève et courageusement, repart au combat.

S’identifier à la seule fonction de technicien est légitime mais non suffisante, au risque de renier sa place de citoyen. Car, si l’outil est neutre, l’utilisation de l’outil elle, ne l’est pas ! On ne peut pas rester neutre et bienveillant face aux horreurs dont nous sommes témoins. Et puis,  comment nous parler de neutralité bienveillante sans penser à Vichy qui exigeait elle aussi de ses fonctionnaires technicité et impartialité ?

Un tel argumentaire ne pouvait laisser sans voix. La réplique sera cinglante..

On peut comprendre qu’on veuille pallier aux insuffisances de l’action sociale par l’engagement militant. Pour autant, cette voie marque l’inachèvement du processus de professionnalisation du travail social. Quand le travail social finira-t-il de s’émanciper du militantisme chrétien et philanthropique des âges premiers ?

A l’issue de ces premières escarmouches, on s’inquiète pour le militantisme. C’est sans compter sur la fougue de ses partisans. L’affront ne pouvait pas ne pas être relevé. 

Les travailleurs sociaux doivent s’engager pour la vie. Nos enfants nous demanderont des comptes : qu’avez-vous fait pour résister à l’exclusion et à la montée des inégalités et de la misère ? Quand l’inacceptable nous percute, on ne peut que réagir. Il y a des luttes illégitimes qui peuvent être illégales : elles n’en font pas moins évoluer la société. On n’est militant ni par morale, ni par déontologie, mais par éthique. Le travail social n’est efficace que s’il est subversif : c’est la colère et la révolte qui permettent au travailleur social d’être le levier du changement. Le professionnel est militant de la cause sociale, accoucheur avec d’autres d’un monde meilleur ! En face, on plie sous les coups, mais on ne s’en laisse pas compter. On s’apprête à répliquer, mais la cloche retentit : fin du premier round. Chaque adversaire a pu se jauger et évaluer la force de son protagoniste. Trois minutes de récupération et le match reprend de plus belle.

 

Second round : le militant

Le premier coup est porté en dessous de la ceinture : les militants doivent-ils être des travailleurs sociaux ? L’arbitre n’a rien vu. Le combat continue.

Les militants ne mesurent pas la réussite de l’action sur les résultats obtenus, mais à l’aune du postulat de départ . Ce qui compte pour eux, c’est la fidélité à la doctrine. Dès lors, tout contrôle externe ne peut être pour eux que dangereux, alors même que tout mandatement par la société implique d’être contrôlé. KO technique ? Les deux genoux à terre, le champion crache deux dents. Puis se relève. Les travailleurs sociaux n’ont d’autres choix que d’être militants, de par l’incontournable implication citoyenne : ils ne peuvent que s’engager librement et personnellement à défendre leurs convictions. Ce qui ne signifie absolument pas qu’ils n’aient pas à rendre des comptes à leurs mandants.  Le contradicteur esquive : pourtant, on ne peut identifier tous les professionnels à des militants; certains d’entre eux se refusent à bouger, à modifier leurs pratiques, à sortir de leur petit train-train. Et pour celles et ceux qui s’engagent, le militantisme est souvent un échappatoire à l’incompétence, le cache-sexe du mauvais intervenant et autorise la fuite par rapport à des exigences professionnelles. En outre, il sert de faire-valoir personnel. Coup à l’estomac, l’adversaire plie un genou, cherche son souffle et se précipite en avant. Militer, ce n’est pas forcément s’encarter dans un parti, un syndicat ou une association. Ce n’est pas seulement distribuer un tract, organiser une réunion ou faire circuler un cahier de revendications. C’est agir à partir de ses idées pour faire avancer la réalité. C’est avant tout un état d’âme, c’est prendre le parti de la vie et de la dignité. La question n’est pas de savoir si on s’engage ou pas, mais de quel côté on s’engage. On est tous militants.  Seulement, certains ne le savent pas encore. L’affrontement s’accélère. Un crochet par ici : le militantisme est une manifestation du passé qui  excluait les gens comme acteurs de leur libération. Un uppercut par là : mais non, le travailleur social est un militant sans cause dans la mesure même où la cause pour laquelle il s’engage, n’est pas la sienne. Quel match, quel punch ! Aucun des adversaires ne veut s’en laisser compter. C’est le militantisme qui a été pourvoyeur des pires totalitarismes (tels le nazisme et le bolchévisme). Seule la relation contractuelle peut apporter une garantie aux usagers de ne pas être confrontés au risque du pire des arbitraires. Le coup de grâce ? Que nenni. Tout le monde est traversé par l’idéologie. Seuls les militants sont en capacité de l’identifier. La réponse est hésitante. Mais, très vite, le combattant reprend confiance. Le militantisme est une école de courage : il est plus facile d’être directeur IRTS que travailleur social militant face à un sans papier,  sociologue qui analyse l’air du temps que professionnel face à une gamine qui vient demander à subir une IVG. Tous les choix qui nous lient au travail social sont des choix politiques, des choix citoyens. Un seul engagement possible : auprès des exclus, auprès des plus faibles. L’avantage aurait-il définitivement changé de bord  ? Certes, l’adversaire est à terre, groggy. Mais, il a encore des ressources. Il bouge, mais reste à terre : si l’on accepte le travailleur social militant, c’est alors la porte ouverte par exemple au prosélytisme des opposants à l’avortement dans les services sociaux. Il continue à en vouloir, mais n’arrive toujours pas à se relever. L’arbitre décompte : je vous demande de conclure, une fois, je vous demande de conclure, deux fois, je vous dem… La cloche retentit : fin du second round ... Sauvé par le gong. Masseurs, entraîneurs entourent leur poulain respectif qui, très vite, après une très courte récupération remonte sur le ring.

 

Troisième round : quand la salle monte sur le ring

Les intervenants officiels ne peuvent parler plus de dix minutes . Cela permet aux auditeurs de se succéder à la tribune. Pour que tout le monde passe, il faut limiter le temps de parole de chacun. Un intervenant dépasse le temps imparti et se fait rappeler à l’ordre. Il y a une demi douzaine de demandes en attente. Il s’en va vexé. La salle siffle. Il reviendra, quelques temps après, finir sa déclaration : il en appelle à refuser de dénoncer les familles de sans-papiers, les parents d’enfants délinquants, la mise en fiche des populations par l’informatique.  Une assistante sociale intervient : elle a gardé des chèvres pendant 15 ans avant de revenir dans le métier. Elle lance un appel vibrant à l’engagement. Son temps est lui aussi dépassé. Elle refuse de quitter la tribune et met au défi « les bureaucrates » qui drivent le colloque de lui retirer le micro. Satisfaction lui est donnée : le son lui est coupé. Qu’à cela ne tienne, elle continue à haranguer la salle. On lui propose d’animer une commission, ce qu’elle fera. Une autre A.S. vient expliquer comment dans son quotidien, elle est amenée à contourner les droits jusqu’à l’incontournable pour apporter une réponse aux usagers.

Il est difficile de proposer une rencontre sur le thème du militantisme sans le mettre en scène. Ce sont les militants de Sud et de la CGT qui s’illustrent le mieux. Face à l’intervention du représentant de la CFDT, les voilà qui se mettent à remuer, à protester puis à siffler. Rendez-vous compte : un affidé de l’exécrée Notat qui ose s’exprimer : « on ne va quand même pas laisser passer ça. »  Puis vient une intervenante politique pas vraiment connue pour ses engagements progressistes. Elle martèle la nécessité pour le travailleur social d’être le sel et le poivre du décideur aux côtés duquel il doit être un conseiller intransigeant. Discours qui devrait plaire, mais qui a le malheur d’être porté par un acteur mal placé sur l’échiquier. La salle siffle et crie à la démagogie. La fibre militante a vibré très fort. Le public traditionnellement si sage des colloques-qui-sont-typiques, se lâche. Les sceptiques du militantisme se contentent d’applaudir. Ses partisans bruissent, grondent, font un triomphe aux propos qui les enthousiasment le plus.

 

Fin du match

Les arbitres se sont retirés. Les délibérations ont été longues. Finalement, le travailleur social a été déclaré vainqueur par 67,30 points contre 11,7 points pour son adversaire qui a du plier sous le poids, mais qui n’a pas démérité.

Lien Social en proposant un colloque atypique, a choisi de rompre avec le traditionnel consensus qui caractérise le social. Il est vrai qu’on ne peut pas prétendre agir dans une logique de médiation sociale et s’entredéchirer tout le temps ! Les points de vue se sont affrontés, les avis ont été parfois acerbes et âpres voire agressifs. Et alors ? Les divergences ont été posées. On retiendra de cette rencontre que la majorité des participants voient leur action dans les marges de la société comme un acte de résistance, de révolte, de contre-pouvoir, d’illégalité si besoin est, dans une démarche qui irait au-delà de la loi et dans un rôle d’éveilleur social qui combat pour légalité, la solidarité et la justice.  Voilà qui a l’avantage d’être clair !

 

Jacques Trémintin  - Octobre 1999