GRAPE - Mais où est passé l’enfant?

Le thème des droits de l’enfant ou des droits des parents est devenu un sujet de préoccupation de plus en plus courant. A force de considérer les uns et les autres comme des sujets égaux devant la loi, ne risque-t-on pas, à terme, d’effacer les différences entres les générations ? L’enfant des politiques, des pédagogues, des sociologues, des psychologues, des parents et des juristes est-il le même ? Autant de questions à la croisée de bien des disciplines, mais qui intéressent tout particulièrement la psychanalyse et le droit.

Année après année, le Grape s’est inscrit dans la galaxie du secteur de la protection de l’enfance comme un acteur particulièrement attaché au « remue-méninges ». Deux ans après s’être interrogé à Bordeaux, sur l’ère du soupçon qui venait frapper le monde adulte considéré es-qualité comme suspect de maltraitance à l’égard des enfants, les rencontres de Toulouse (1) se sont penchés sur le sort réservés à ces derniers menacés de disparition du fait de l’indifférenciation des générations qui semble menacer notre société.

 

L’enfant d’hier

Françoise Testard, historienne chargée de dresser un diagnostic de la place de l’enfant face à la loi à travers les siècles, expliquera d’emblée l’extrême difficulté de notre société qui vit cette démarche comme un quasi empêchement anthropologique. Ce n’est qu’avec le code civil instauré par Napoléon en 1810 qu’émerge un droit des mineurs qui va rester très longtemps mineur. C’est que, déclaré titulaire de droits, l’enfant ne pourra toutefois les exercer qu’à sa majorité. Après la boucherie de 1914-1918, la jeunesse étant identifiée comme l’avenir et le gage de la paix, la déclaration de Genève (1920) lui est destinée qui lui garantit  un certain nombre de droits (à être nourri, soigné, soutenu, protégé contre l’exploitation au travail…). Mais, que ce soit ces premiers textes ou l’ensemble de la législation qui va s’empiler par la suite, un certain nombre de fausses évidences traverse la vision des adultes. Ainsi, la nécessité de protéger, émergeant avec la loi de 1889, qui se couple très vite avec celle de punir, aboutissant au mélange dans les mêmes maisons de corrections, de l’enfant victime et de l’enfant délinquant. Ainsi, de la pertinence d’une intervention précoce pour réunir les conditions du succès qui débouchera sur des séjours allant des 7 ans de l’enfant… à ses 21 ans. Encore, la vision d’une famille (pauvre de préférence) toujours mise en accusation et jugée responsable et qui sera définitivement écartée du redressement de son enfant, sans que la société, ni l’Etat ne se remettent jamais en cause. Enfin, la notion de discernement intégrée à l’article 66 du code pénal qui permettra d’acquitter l’enfant et d’éloigner la sanction mais qui donnera néanmoins la possibilité de l’incarcérer dans une colonie pénitentiaire agricole ou autre maison de correction jusqu’à sa majorité. Françoise Petitot, psychanalyste au Grape, confirmera que l’enfant a toujours servi de support à l’imaginaire et au délire des adultes. Au début du XXème siècle, les scientifiques ont vu en lui la possibilité d’expliquer les débuts de l’humanité (l’un et l’autre passant par les mêmes stades). Ils l’investiront donc, non pour lui-même, mais comme simple terrain de recherche. A partir des années 1970, l’enfant devient l’otage des théories psys en tous genres. Il n’est plus cette page blanche qu’on imaginait, mais est doté d’un psychisme. On l’entoure d’attentions destinées à éviter les traumatismes. Au point de voir ses désirs devenir des besoins et de l’idéaliser : il se devait d’être sans colère, ni fantasmes sexués. Le pervers polymorphe du petit père Freud devint un enfant en danger, pouvant à tout moment être perverti par les adultes. Aujourd’hui, une facette récurrente revient sur le devant de la scène, l’enfant victime faisant place à l’enfant coupable qu’on n’hésite plus à vouloir à nouveau enfermer. Protégé et magnifié, l’enfant est aussi source de méfiance, sans que la société ne s’interroge sur les perspectives sans limites qu’elle lui offre.

 

L’enfant d’aujourd’hui

L’enfant est-il vraiment un sujet ou est-il en réalité soumis aux desseins de ses parents, s’interroge Laurence Gavarini, sociologue ? Il n’est ni plus, ni moins aimé qu’auparavant. Mais plus qu’avant, il a pour mission de venir flatter le narcissisme des adultes. Le culte de l’individualisme et de la compétition ne lui donne comme seule alternative que d’être compétent ou défaillant. La précocité des apprentissages constitue une cible idéale à une injonction à « être soi », l’individu devenant alors responsable de ses non-performances. Les méthodes éducatives traditionnelles basées sur l’obéissance et la soumission ont été remplacées par la logique contractuelle et libérale qui valorise la négociation, le dialogue, la recherche d’adhésion, la non imposition. La démocratie familiale a remplacé l’autoritarisme paternel. Or, s’il est un principe parmi les plus structurants, pour l’individu, c’est bien la castration, rappelle  Henri De Caevel, Président du Grape. Accepter qu’on n’aura jamais tout est essentiel pour l’éducation de l’enfant. Lui  permettre d’expérimenter le manque, le vide et la frustration, c’est les préparer à affronter ces dures réalités, sans s’effondrer. A force de ne plus vouloir le contrarier, on risque de le condamner à ne plus pouvoir trouver les ressources nécessaires en lui, pour y faire face, complètera Denise Bass, Directrice du Grape. Et c’est bien cette mutation profonde qui provoque les inquiétudes et pousse à la mettre en accusation. A l’exemple de Claire Neirinck, juriste, qui n’a aucune bienveillance pour la réforme du droit de la famille intervenue en mars 2002 et qui a consacré les évolutions sociétales récentes. Elle accuse le législateur de s’attaquer aux fondements mêmes de l’autorité parentale. Et de reprocher pêle-mêle : la suppression du contenu de cette autorité qui avait pourtant été clairement définie par le texte antérieur de 1970  (droits de garde, de surveillance et d’éducation), la relation égalitaire entre parents et enfants qu’instaurerait la loi en invitant les premiers à associer les seconds dans tout ce qui le concerne, le déplacement de l’axe de l’autorité vers l’enfant en raison du droit accordé à ce dernier d’établir un lien affectif avec un tiers (auparavant, c’est au tiers qu’on accordait ce droit). Si on y rajoute la délégation d’autorité parentale qui peut être attribuée à un tiers (c’est la place des beaux-parents qui est ici, en grande partie, concernée) et le droit pour l’enfant d’exiger le secret concernant son dossier médical qui peut dès lors devenir non  communicable à ses parents, il n’en faut pas plus à notre éminente juriste pour proclamer la prise du pouvoir par l’enfant. Et Henri De Caevel de renchérir en s’alarmant de ce qu’un «  climat incestuel menace notre monde où la distinction entre les sexes et les générations s’estompent ».

 

Quel enfant pour demain ?

Cette mise en accusation des effets de la modernité aurait pu laisser son empreinte sur le colloque, avec à la clé le malaise de la seule dénonciation de la nouveauté et l’impression qu’on jetait là allégrement le bébé avec l’eau du bain (en n’abordant notamment que les conséquences négatives et jamais les bénéfices de cette évolution). Les appels de la salle à positiver et à trouver finalement la synthèse entre les anciens et les modernes attendront la dernière intervention pour être satisfaits. C’est un psychanalyste belge, Jean-Pierre Lebrun, qui apportera une vision tout à fait éclairante aux contradictions dans lesquelles notre société semble se débattre et que le colloque n’avait jusque là réussi qu’à décrire. Les mutations inédites du lien social auxquelles on assiste peuvent laisser penser que cette logique en œuvre viendrait invalider les différences entre générations, commencera-t-il, plaçant ainsi sur le terrain de l’hypothèse ce que bien d’autres évoquent en terme de prophétie. Il y aurait un brouillage des pistes quant aux modalités à appliquer pour faire grandir l’enfant. Or, rappellera-t-il, en écho avec ce qui avait été dit précédemment, toute société est basée sur le « moins de jouir », sur le manque et l’exigence d’une perte. La confrontation à l’altérité -productrice de trous dans la satisfaction- est à l’origine tant de la vie collective que de la subjectivité individuelle. Elle est en outre au fondement de l’éducation. L’avènement de la science, de la démocratie et du libéralisme a provoqué une mutation du régime symbolique. Tout ce qui caractérisait l’intervention tierce (la religion, le chef, le père, la hiérarchie …) a perdu sa légitimité. Sans rupture apparente, notre société est en train de se construire non plus sur un modèle vertical (qui imposait des normes hétérogènes imposées de l’extérieur), mais sur un modèle horizontal (les règles étant  fixées et acceptées par les individus). Ce changement qui correspond à un abandon de la toute puissance autoritaire au profit de la démocratie, nous l’avons toutes et tous voulu et nous en profitons pleinement. Ce dont il s’agit, ce n’est donc pas de regretter (ou tenter de rétablir) la transcendance absolue en train de disparaître, mais d’élaborer une transcendance qui puisse se concilier avec les avis multiples et diversifiés qui s’affirment. Comment faire pour marcher ensemble tout en respectant les particularismes : tel est l’enjeu de ce siècle. Il n’y a donc pas incompatibilité absolue entre cette modernité qui s’affirme et le principe qui veut qu’on ne puisse considérer sur un pied d’égalité un sujet psychiquement construit (l’adulte) et un autre sujet qui ne l’est pas (l’enfant). Il ne suffit donc pas d’opposer stérilement un passé structurant à un présent anomique, mais d’imaginer une possible synthèse entre les bénéfices que l’on peut trouver à l’émergence de l’individu et la préservation des différences générationnelles.

 

L’exercice un peu abscons auquel se sont livrés, au cours de ce colloque, certains orateurs particulièrement férus de psychanalyse, ne doit pas occulter les vraies questions qui y ont été débattues. Les participants en seront sortis d’une manière qui convient à toute journée d’étude qui remplit son rôle : avec plus de questions et de frustrations que de réponses et d’assurances.

 

Jacques Trémintin – Janvier 2003

 

(1)  « Mais où est donc passé l’enfant ?» Colloque tenu les 16, 17 et 18 janvier 2003 à Toulouse.
Les actes du colloque (publiés chez érès) peuvent être commandés en souscription avant le 15 juin 2003 (16€ + 3€ de port) à GRAPE 8 rue Mayran 75009 Paris (Tél. : 01 48 78 30 88 / Fax : 01 40 16 95 92)