Paroles d’enfant 2002 – Père / mère

Le père est-il démobilisé et la mère surinvestie ?

Depuis toujours, les deux parents semblent se disputer la prééminence dans le rôle d’éducation des enfants. Depuis que la mère n’a plus le monopole de l’amour et le père celui de l’autorité, tout semble être remis en cause.

La place respective du père et de la mère est fréquemment interrogée dans la société contemporaine. La supposée démission du premier serait à l’origine, tour à tour, de la perte des valeurs, de l’effondrement de l’autorité, voire d’un accroissement des situations incestueuses. La place de la seconde est non moins questionnée : sa tendance fusionnelle avec l’enfant, non contrée par un père par trop désinvesti, ferait le lit de la conviction « mon désir, c’est la loi ». Aussi, s’interroger sur la réalité de cette situation et sur ses implications présentes et à venir apparaît comme une question méritant tout particulièrement qu’on s’y attarde. C’est à cette réflexion, que l’association Parole d’Enfant avait convié près de 600 participants les 28 et 29 novembre dernier.


Confusion des rôles et des places

Parmi les circonstances historiques qui permettent de comprendre ces mutations, il faut rechercher du côté de la réorganisation des priorités tant du couple que des modalités éducatives. Willy Pasini, psychiatre genevois, décrit bien cette profonde évolution d’un couple, qui longtemps fut la première étape de la structure familiale : c’était le passage obligé à tout enfantement. Cela dura tant que la reproduction de l’espèce humaine constitua l’objectif premier de la société (pour obtenir des soldats, des bras pour les champs ou une assurance pour ses vieux jours). Puis, vint le temps, finalement très récent, de la dissociation entre sexualité et procréation, mais aussi entre cœur et sexe (permettant qu’un amour puisse exister sans sexe et qu’une sexualité s’exerce sans amour). Autre changement essentiel, la détermination du couple qui se fit jusqu’au XVIIIème siècle de l’extérieur (les familles arrangeaient les mariages) et qui progressivement n’a plus dépendu que d’un choix de ses deux membres. Petit à petit, le couple en est venu à pouvoir passer avant la famille, parfois se constituer sans elle, jusque et y compris contre elle. Cette évolution a joué sans doute un rôle non négligeable dans la répartition des rôles au sein du couple parental. Modifications que confirmera Jean-Luc Viaux, psychologue expert auprès du tribunal. Longtemps, les garçons ont été élevés dans une ambiance largement marquée par les hommes. Aujourd’hui, l’on constate une large féminisation des métiers de l’éducation ou en rapport avec les enfants. L’homme n’est-il pas lui-même considéré comme bon parent qu’à partir de ses capacités à se comporter comme une bonne mère ? Le père n’est pas mobilisé, il est démonétisé. Pour Jean-Luc Viaud, il y a sur valorisation du maternage (pris au sens de ce qui est nécessaire pour répondre aux besoins élémentaires du bébé). Au lieu de privilégier la nécessaire dissymétrie, ce qui est favorisé, c’est l’indifférenciation des rôles parentaux.



Vers un retour au matriarcat ?

La mise en perspective proposée par l’historien Michel Rouche rappellera que si les ethnologues et les psychanalystes ont fait de la prohibition de l’inceste et du partage des femmes le fondement de toute civilisation, la grande variété des fonctionnements humains ne vérifie absolument pas cette généralisation hâtive. Entre culture et nature, explique-t-il, les frontières apparaissent bien plus floues et bien plus complexes qu’on ne l’imagine. Deux dominantes s’imposent tout au long de l’histoire de l’humanité. Un matriarcat qui domine jusqu’à environ 900 avant notre ère. Tout part alors du ventre de la mère qui est largement divinisée dans les représentations artistiques. C’est la femme qui choisit ses époux. Ceux-ci se succédant ou cohabitant, la multiplicité des conjoints rend impossible l’identification du père. C’est donc l’oncle maternel à qui revient la tâche d’éduquer l’enfant qui naît. Le père n’est donc pas biologique, mais adoptif. La consanguinité domine ainsi que l’endogamie : l’inceste mère/fils n’est pas une exception mais une règle. Quand le patriarcat s’impose, c’est tardivement. Il s’agit alors d’arracher l’enfant au ventre de sa mère, le père devenant le seul apte à le faire advenir à une naissance sociale. Pour autant, pendant des siècles, des formes archaïques de ce pouvoir des femmes ont perduré : cellules matrifocales des Antilles (grand-mère et mère constituant la base de la famille, l’homme n’étant là que pour “ensemencer” la femme), “mamas” dominant la famille italienne ... De nombreuses manifestations, apparues ces dernières décennies, ont renforcé et renouvelé ces tendances. Ce sont ces 75% de divorce à l’initiative des femmes, ces 30% d’enfants qui ne revoient plus leur père après la séparation du couple parental, ces familles monoparentales qui placent la mère dans une multifonction (cumulant à la fois les tâches d’éducation, d’exercice d’un métier extérieur et d’énonciation de la loi) ou encore ces familles recomposées fragilisant la place du père (les enfants du conjoint ne reconnaissant pas toujours l’autorité du beau-parent). Pour Michel Rouche, il n’en faut pas plus pour défendre la thèse d’un retour contemporain à un matriarcat qui ne dit pas son nom.

 

Démystifier la place du père

Cette hypothèse ne sera guère reprise en l’état par les autres intervenants, refusant d’aller aussi loin dans une évolution qui donnerait, si elle se confirmait, une autre direction à notre civilisation. Robert Neuburger, psychiatre et thérapeute familial lui préfèrera une dénonciation de la prétention normalisatrice qui place le père au centre de la famille et présente la famille conjugale comme seule référence véritable. Ce qu’avec beaucoup d’humour, il nomme le système « pme » (père-mère-enfant) n’a fait que succéder à la famille patriarcale, dominante jusqu’au XIXème siècle. Ce modèle qui n’est en fait qu’une “famille non recomposée” est actuellement confrontée à bien d’autres formes d’organisation familiale. Et de citer les structures précédemment évoquées : monoparentale ou matrifocale, mais aussi tri-générationnelle (où cohabitent trois générations). La référence à une famille normale, pour mythique qu’elle soit, joue toujours un rôle essentiel dans la croyance qu’un groupe social se donne pour gérer ses propres règles de fonctionnement. Mais, c’est avec prudence, qu’il faut savoir manipuler de telles références qui peuvent contribuer à aveugler les intervenants. Autre critique de Robert Neuburger, celle tournée vers l’illusion d’une possible coéducation qui serait partagée par le père et la mère. Il n’est guère possible, affirme-t-il, que les deux parents qui sont issus de tradition, d’habitudes et de coutumes éducatives par nécessité divergentes, réussissent à se mettre d’accord sure un même modèle pédagogique. La soumission de l’un à l’autre est dès lors inévitable, avec son cortège de démobilisation et de surinvestissement. Mieux vaut, dès lors, une responsabilité alternée. Chaque semaine l’un des parents se pose comme référent et prend l’initiative des choix éducatifs, l’autre restant plus en observation. Cette méthode présente avantage selon son auteur de remobiliser un père désinvesti comme aucune autre modalité ne le permet.

François Hurstel, psychanalyste, confirmera la nécessité de repositionner le père. Si ce qui permet à l’enfant de s’humaniser, explique-t-elle, c’est bien la présence d’un principe séparateur, d’un tiers permettant de le défusionner d’avec sa mère, de se tourner vers l’autre et d’aller à la rencontre du monde extérieur, c’est à tort si l’on attribue systématiquement cette fonction au père. Notre société l’a depuis longtemps installé à cette place. Mais bien d’autres sociétés ont su aménager d’autres modalités. Certes, l’effondrement du patriarcat a contribué à déliter la fonction paternelle. Mais, l’absence du père n’est pas obligatoirement l’absence du tiers. Et ce qui pose problème aujourd’hui c’est bien que ce tiers ne soit plus suffisamment institué par une société en panne de cette symbolique essentielle.

Les changements violents et rapides auxquels nous sommes confrontés depuis quelques années, rendent difficiles la recherche de sens et de cohérence. Leur rôle respectif ayant toujours été bien délimités, les pères entrent en concurrence avec les mères sur le terrain tant du fournisseur de tendresse que de celui de pourvoyeurs de moyens financiers.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°648 ■ 09/01/2003