GREF - Les métamorphoses de la famille

La parentalité est devenue depuis quelques années un sujet très prisé, reléguant au second plan la question de la famille pourtant, particulièrement bousculée au cours des dernières décennies. Une bonne raison de s’y intéresser. Ce qu’ont fait les journées du GREF à La Bourboule.

La famille est une institution qui a longtemps été idéalisée et fétichisée. Aujourd’hui, la question semble être entrée dans une période de maturité qui permet une mise en perspective scientifique. C’est du moins ce que tend à prouver les échanges qui ont eu lieu tout au long des journées consacrées aux métamorphoses de la famille (1) qui ont été l’occasion pour nombre d’intervenants d’aborder le sujet hors de tout tabou, remettant en cause sans hésitations bien des idées reçues et des mythes tenaces.

Ainsi, de l’illusion d’un modèle de famille qui existerait de toute éternité que la sociologue Martine Ségalen a notablement mis en pièce. A une époque, explique-t-elle, on a pu penser qu’il y avait un sens dans la succession du matriarcat au patriarcat, puis du patriarcat à la famille nucléaire, cette dernière représentant la forme ultime et achevée de la famille. Il apparaît en réalité que la forme privilégiée prise par la famille en Occident - la famille patriarcale- n’est ni la plus fréquente, ni forcément la meilleure. Elle n’est fondée ni sur l’union volontaire du couple, ni encore moins sur l’amour qui l’anime, de telles notions restant longtemps totalement incongrues. L’homme et la femme qui s’unissaient le faisaient sans que leur consentement ou leur choix ne soient sollicités. Ils pouvaient bien sûr s’aimer, mais ce qui comptait, c’était avant tout l’alliance dont les objectifs étaient exclusivement économiques et utilitaires. Il est intéressant de constater que la société connut alors bien des caractéristiques que l’on attribue aujourd’hui à la perte des valeurs familiales.  Avec une mortalité infantile très forte et une espérance de vie limitée, les veuvages étaient fréquents, les remariages tout autant. Les familles recomposées intégrant un nouveau conjoint ne sont donc pas une invention contemporaine. Les marâtres qui peuplent les contes populaires en sont la preuve. Etaient donc chose courante, tant la cohabitation de plusieurs enfants issus de lits différents que la circulation des enfants pris en charge par d’autres familles, soit parce qu’ils étaient orphelins, soit parce qu’ils venaient combler la stérilité d’un couple ou encore alléger une fratrie déjà trop nombreuse. Quant à l’absence d’un père parti au loin pour gagner sa vie, elle n’était pas rare, elle non plus. Donc, en la matière, rien de bien nouveau sous le soleil. Le modèle patriarcal se perpétua y compris sous une forme inspirée par le mode de vie de la bourgeoisie : la femme est là pour procréer, elle ne travaille pas, l’homme pourvoit aux besoins du ménage. On est  dans le couple : Madame reste à la maison et Monsieur gagne pain !

 

Une institution en plein bouleversement

Cette famille patriarcale subit une critique implacable dans les années 1970. C’est que le vers était dans le fruit : alors qu’auparavant, la famille était le lieu de la protection et de la continuité, elle devint, sous l’effet  de la recherche de plénitude personnelle tant affective que sexuelle, le lieu du bonheur et de la liberté. En proclamant son désir de vivre dans la sincérité et l’amour et en privilégiant l’épanouissement de chacun sur la prescription de la communauté d’appartenance,  le couple se mit à s’affirmer dans le consentement réciproque, ce qui ne pouvait que fragiliser la famille. « Le mariage d’amour tue le mariage » affirmait la sociologue Irène Théry. Les unions connurent une fragilisation grandissante pour en arriver à la situation actuelle marquée par une crise de la nuptialité et de la fécondité, un accroissement considérable du nombre des divorces et des séparations, des naissances hors mariage et de la cohabitation non officialisée. Mais il n’y eut pas que le couple à subir de plein fouet des transformations majeures. Le sociologue Michel Fize démontra en quoi ce sont bien les fonctions dévolues traditionnellement à la famille, qui furent  elles aussi remises en cause les unes après les autre. Et pour commencer celle de la reproduction. La famille s’est toujours structurée d’abord autour du projet d’enfant. Elle a perdu progressivement ce monopole, 40 % des naissances se faisant hors mariage et les relations sexuelles n’étant plus conditionnées par une union légale préalable. Il en va de même pour la transmission des savoirs autrefois au coeur de la relation entre l’enfant  et ses parents, aujourd’hui largement concurrencée par les médias ou internet. Quant à l’éducation, elle semblait résister encore jusqu’à ce que l’on comprenne que l’enfant est devenu sujet de ce qui lui est transmis et qu’il reste incontournable comme partenaire de ce qui est élaboré à son intention.  Puis, ce fut au tour de Madame Lebatard, membre du Comité Consultatif National d’Ethique, de renforcer encore l’impression d’éparpillement de l’institution familiale en rappelant le double tranchant du progrès médical. Certes, le médecin a apporté une réponse inespérée à la malédiction des couples sans enfants. Mais, on a toutefois le sentiment que la science a ouvert d’une manière imprudente la boîte de Pandore. Si la dissociation du mariage d’avec la procréation n’inquiète plus grand monde, il n’en va pas de même des dérives potentielles en matière génétique. Comment en effet, rester indifférent face aux nouvelles possibilités données de faire un enfant quand je veux (la stérilité, la ménopause, le vieillissement ont fini d’être un obstacle à la reproduction humaine), et comment je veux (en pouvant théoriquement, voir pratiquement dans certains pays, trier les caractères génétiques de l’enfant désiré) ? Le rêve prométhéen de devenir maître de la nature n’est-il pas en train de se réaliser ?

La crainte d’une remise en cause de la famille est une constante présente à toutes les époques. Y a-t-il, pour une fois, véritablement péril en la demeure ?

 

Une famille protéiforme

Si l’on fait l’état des lieux de la galaxie familiale telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui, on ne peut en tout cas qu’être surpris des extrêmes que l’on observe. A une extrémité, l’on trouve la famille traditionnelle que sont venus présenter les représentants des quatre religions monothéistes (juive, catholique, protestante & musulmane). Ces confessions, comme on peut s’y attendre, plébiscitent une institution à leur yeux centrale, car garantissant la stabilité et la continuité, transmettant les valeurs et l’apprentissage du vivre ensemble pour les jeunes générations. Nous sommes là dans une approche particulièrement coutumière qui semble laisser peu de place à l’originalité, ni aux choix de vie divergents. La pression de la communauté est forte et incite l’individu à se plier à des prescriptions éternelles et immuables. Bien différente est, à l’autre extrémité, la famille homoparentale présentée par le pédopsychiatre Stéphane Nadaud. Que ce soit après une séparation d’un couple hétérosexuel, par adoption, insémination artificielle (médicalisée ou artisanale) ou après intervention d’une mère de substitution, le nombre d’enfants élevés par un couple de gays ou lesbiennes est sorti de l’exception pour devenir une réalité. La société s’est interrogé et continue à se poser la question de la compatibilité de cette nouvelle forme de famille avec les besoins de l’enfant. Avoir pour parents deux adultes du même sexe ne présente-t-il pas des risques pour son épanouissement ? Et pour commencer, un développement sexuel équilibré ne nécessite-t-il pas de se tourner vers l’autre en dépassant le stade narcissique où l’on se contente de s’aimer soi-même ? Mais pourquoi cet autre devrait-il être de sexe opposé, pour garantir l’altérité ? Se tourner vers un être  de même sexe peut-il être réduit à une dérive fusionnelle ? Répondre à ces questions est essentiel pour savoir si l’enfant pourra ou non s’appuyer sur un tiers et grandir en trouvant des modèles d’identification adéquats.

Voilà donc une société qui admet en son sein des familles s’inspirant des préceptes les plus anciens et d’autres qui personnalisent une véritable révolution des valeurs dont on n’a pas fini de mesurer les effets, preuve s’il en est de la dimension protéiforme de cette institution. Aux côtés de la cellule nucléaire père-mère-enfant se sont développées les familles néo-nucléaires (par adoption, insémination, fécondation in vitro), les familles infra-nucléaires (dites mono-parentales) ou supra-nucléaires (encore appelées recomposées) au point de rendre la famille traditionnelle de moins en moins hégémonique, expliquera le psychologue Jean Le Camus.

On est là dans ce que le sociologue Jacques Comaille a présenté en termes de tension entre deux référentiels : la recherche de réalisation de soi et le souci de préserver une institution garantissant la socialisation de l’enfant. D’un côté, l’aspiration à une vie libre et autonome amènerait à adapter la famille à la représentation que l’on a de l’émancipation individuelle : ce serait plutôt le modèle homoparental. D’un autre côté, il y aurait la recherche de repères institutionnels stables : ce serait plutôt les modèles traditionnels défendus par les différentes religions.

 

Quelle famille pour demain ?

Faut-il imaginer un possible retour en arrière ? Le pédopsychiatre Daniel Marcelli nous a bien mis en garde contre une telle tentation. Le monde d’hier n’avait rien d’idyllique et ce n’est pas parce que la souffrance y était bien moins apparente qu’elle était moins intense. L’autorité explique-t-il avec pertinence ne peut plus être verticale (logique hiérarchique) mais elle ne peut pas non plus être seulement horizontale (logique du consensus). Elle ne trouvera de légitimité qu’en combinant les deux et en sachant articuler le temps de la négociation et celui de l’imposition. Les parents doivent retrouver la voie de la frustration pour leur enfant en étant convaincus qu’ils ne lui manqueront pas pour autant d’amour. Ce que confirmera Michel Fize qui nous a rappelés que jusqu’à une période récente la légitimité de la famille était peu contestée. L’autorité du père sur sa femme et ses enfants allait de soi. Les adultes avaient raison face aux enfants, parce qu’ils étaient adultes. Un tel scénario est aujourd’hui difficilement tenable. L’enfant acquière très jeune des capacités qui l’amènent à revendiquer une relation basée sur des principes démocratiques. Cela nécessite qu’on argumente la cohérence de ce qu’on lui propose et que l’on soit capable  de négocier. Dès lors, éduquer implique de montrer l’exemple. Même s’il est important de montrer ses convictions, il est tout aussi essentiel d’adopter une position modeste et de reconnaître qu’on peut aussi avoir tort.

Bousculée de tous les côtés, la famille montre une étonnante capacité d’adaptation, un dynamisme hors du commun, résistant à toutes les révolutions. Contesté mais finalement plébiscité, la pertinence de ce mode du vivre ensemble n’est peut-être pas dans sa constance ni dans son immuabilité, mais au contraire dans sa capacité à répondre avec souplesse et intelligence aux circonvolutions que connaît l’organisation et l’histoire humaines.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°756 ■ 09/06/2005

 

(1) « Métamorphoses de la famille », La Bourboule 23, 24 & 25 mai 2005, Groupe de Réflexion sur l’Enfance et la Famille (GREF)