Est-il possible de pardonner ?

Est-il possible de pardonner ?

Une enfance gâchée, un avenir compromis, un oubli impossible… l’amertume, la rancune et l’esprit vindicatif sont dans le cœur de bien des rescapés de la vie. La voie du pardon est-elle possible ? S’il appartient à chacun d’en décider, il est nécessaire à tous d’y réfléchir.

Nombre d’enfants victimes de mauvais traitements ou d’un terrible sort, grandissent avec une douleur invisible en héritage. Qu’ils se donnent pour mission de protéger la fragilité narcissique de leurs parents, en intériorisant leur haine ou qu’ils exercent un droit de revanche contre des individus qui n’ont aucune responsabilité dans ce qu’ils ont vécu, c’est la même quête : comment se délester du lourd fardeau qui les étouffe ? Qu’ils expriment leur détresse par la dépression ou la colère, l’engagement ou l’évitement, le besoin de se venger ou de tourner la page, c’est le même processus qui touche à ce qu’il y a de plus intime chez eux. Le souvenir et l’oubli peuvent tout autant faire l’objet d’un bon que d’un mauvais usage. Garder en mémoire peut aussi bien aider à ne pas reproduire qu’à garder intacte la souffrance. Oublier peut autant permettre de mettre de côté les souvenirs douloureux que d’entrer dans le déni. Restent le don, le pardon et la réparation qui sont d’autant plus difficiles à évoquer qu’ils relèvent du choix exclusif de chacun. « Pardonner, ce n’est pas ignorer, c’est prendre congé de sa souffrance ou accepter sa compagnie, c’est abandonner ses symptômes et se reconstruire. » C’est sur ces propos que Claude Seron a ouvert les dernières journées d’étude organisées par l’association « paroles d’enfants » (1).

 

Ce que n’est pas le pardon

Le pardon est trop souvent coincé entre la rancune et l’oubli. Tout comme il a été longtemps obscurci par la morale religieuse de la rédemption. Un effort de clarification est donc nécessaire à son égard. C'est à cette tâche que s’est  attelé Jacques Lecomte, docteur en psychologie. Première précision essentielle : le pardon n’a rien à voir avec l’amnésie. C’est au contraire un travail de mémoire qui porte sur le traumatisme, même si l’on passe de la mémoire souffrante à une mémoire de la souffrance. Le mécanisme à l’œuvre est bien celui qui permet que la haine pour l’acte commis puisse se détacher de la personne de l’agresseur qui peut ainsi reprendre une dimension humaine. Le pardon n’est pas non plus un devoir moral. Certains y auront recours, d’autres jamais. Ce n’est d’ailleurs pas une démarche tant dirigée vers l’autre, que vers soi-même : c’est avant tout un processus libérateur qui redonne goût à une existence qui était jusqu’alors chargée de cette amertume que seule peut donner une haine incommensurable qui ronge et ne laisse aucun répit. Le pardon ne mène pas pour autant à la réconciliation avec l’agresseur. C’est là une possibilité, pas une obligation. Pour pardonner, il suffit d’une personne, pour se réconcilier, il en faut deux. La victime peut fort bien ne pas vouloir aller jusqu’à renouer des liens par trop chargés émotionnellement. Enfin, le pardon peut tout autant avoir une dimension laïque, même si, comme le fera remarquer Jorge Barudy, thérapeute familial, la religion chrétienne en a fait l’une de ses valeurs principales, transformant la personne en simple lieu de transit du pardon reçu et du pardon donné. Certains actes, rajoutera-t-il, ne pourront être ni pardonnés, ni réparés. Même quand le pardon est demandé, il n’est pas forcément donné et quand il est donné, il n’est pas forcément accepté. On ne peut pardonner à celui qui ne reconnaît pas ses torts. On ne peut pardonner que pour soi, jamais pour ce qui concerne les autres. Et pourtant, pour impossible qu’il puisse paraître, le pardon est néanmoins à l’œuvre, et plus souvent qu’on ne l’imagine…

 

Ce que pardonner veut dire

Ce qu’on recherche alors, c’est interrompre la surenchère et organiser la déliaison avec le passé, avec l’autre, avec soi : reconnaître l’inacceptable de l’acte sans enfermer l’agresseur dans ce qu’il a commis et reconnaître l’inacceptable de la souffrance de la victime sans l’enfermer dans ce qu’elle a subi. Il n’était sans doute pas de personne mieux placée pour parler du pardon que Maryse Vaillant. Après avoir écrit un ouvrage pour expliquer qu’« il n’est jamais trop tard pour pardonner à ses parents » (2) cette auteure prolixe nous a proposé il y a quelques années un émouvant récit autobiographique (3) expliquant comment il avait fallu qu’elle subisse trois générations de psychotiques pour faire d’elle une psychologue ! Chacun bricole son propre pardon, expliquera-t-elle. Cela commence fréquemment par le déni : on cherche surtout alors à protéger l’image idéalisée de ses parents. Puis, vient le temps du réquisitoire, du remaniement des représentations : c’est le moment où on les remet  à leur juste place. Troisième phase, celle des inventaires : il s’agit de tenter de comprendre les raisons, de trouver un sens aux comportements destructeurs adoptés par ses proches. Enfin, intervient la réparation, le pardon lui-même : pardon parfois qui reste partiel, sous condition ou provisoire. Si la haine a permis de se décoller de la monstruosité familiale, le pardon permet de se séparer de ce lien de haine, de s’émanciper de l’emprise, du ressentiment et de la soumission. S’opère alors un véritable recyclage de la violence : se souvenir devient possible, sans souffrir. Et c’est bien le processus que propose Isabelle Filliozat dans son travail de thérapeute auprès d’adultes qui trop souvent reste bloqué sur leur souffrance, s’interdisant de remettre en cause le tabou du respect absolu de ses parents. Nombre d’entre eux préfèrent intérioriser la culpabilité, la rage, les frustrations, les blessures et injustices subies plutôt que d’avoir à leur demander des comptes. « On n’a pas besoin de nos parents, pour guérir de nos blessures d’enfance » affirmera-t-elle. C’est en s’autorisant à extérioriser ses sentiments, que l’adulte réussit à ne plus en dépendre. Ce n’est qu’après avoir réussi à se libérer du poids de ses émotions qui l’étouffent qu’il pourra se retourner sereinement vers ses parents, justement parce qu’il aura échappé à leur emprise et qu’il n’aura plus besoin de leur repentance, pour aller mieux. Mais, toutes ces analyses et conceptualisations, pour brillantes et profondes qu’elles soient, interviennent bien tardivement, alors que durant des millénaires, des civilisations qu’on a trop souvent qualifiées de primitives ont pratiqué avec succès des médiations dont nos sociétés modernes gagneraient à s’inspirer. C’est Michel Lemay, pédopsychiatre vivant au Québec, qui a présenté les cérémonies réparatrices en vigueur dans les tribus amérindiennes. Ainsi, de ces coutumes traditionnelles chez les Hurons qui, depuis toujours, réprouvent la vengeance. Le chef du clan à qui appartient le coupable d’un acte grave, endossant la responsabilité du préjudice subi, se déplace auprès du clan de la victime. Il y fait toute une série de dons destinés à calmer la famille, le groupe ainsi que les esprits des ancêtres. Le but recherché n’est pas une compensation mais bien de marquer l’estime et la croyance dans la valeur de l’autre, de dissiper l’obscurité, de rallumer le feu du conseil, de chasser la folie de l’esprit, de restituer la mémoire du disparu, d’oublier ce qui est arrivé, sans oublier ceux qui en souffrent. Ce cérémonial intervient comme un contenant qui, en nommant l’agression, en sortant la victime de l’isolement de sa souffrance et en mettant en scène la réparation éloigne l’aigreur, la sidération et l’esprit vindicatif. Se venger, c’est rester dans la confusion avec l’agresseur, pardonner, c’est se délier, se désenchaîner et se libérer de sa position de victime. Ce que Jean Paul Mugnier, thérapeute familial résumera dans un formule magnifique : « pardonner, c’est respecter l’humanité chez l’autre, pour la retrouver chez soi ».

 

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°739 ■ 03/02/2005

 

(1)   « Don, pardon et réparation » Parole d’enfants, 25 et 26 novembre 2004, Paris, Unesco

(2)   & (3)« Il n’est jamais trop tard pour pardonner à ses parents » & « Il m’a tuée » Maryse Vaillant, La Martinière

 

La minute de Monsieur Cyclopède

Convenons-en, les psys ont parfois de ces fulgurances et traits de génie qui ont le don d’éclairer notre vie. D’autres fois, certains d’entre eux nous font bien rire. Les journées de Parole d’enfants n’ont pas échappé à la règle. Ainsi, cette psychologue en provenance des Etats Unis qui expliqua l’une de ses techniques (inspirée d’Erikson), pour guérir les maris violents : leur faire ouvrir un compte bancaire au profit de la personne qu’ils haïssent le plus (en général : leur belle-mère), en y versant une somme importante (10.000 $ par exemple). A chaque épisode de violence conjugale, la belle-mère touche le jack pot, le compte devant être aussitôt réapprovisionné ! Et si le mari met en accusation sa femme de l’avoir provoqué ? Notre psy a tout prévu : la somme est alors versée à une œuvre de charité … La loufoquerie n’est pas le monopole des seuls comportementalistes. Les psychanalystes sont, parfois très forts, eux aussi. A preuve, cette révélation d’une praticienne de cette discipline sur l’anorexie qui, selon elle, s’emparerait de toute personne subissant un deuil. Raison de ce refus d’absorber notamment de la viande ? Je vous le donne en mille : l’impression d’absorber le corps du mort ! Si, si, confirmera la brave dame, devant une assemblée malgré tout bienveillante « plusieurs chercheurs l’on démontré ».  Notre comportementaliste, au moins, n’avait pas la prétention de faire école : elle venait juste parler de sa pratique. Alors que notre disciple de Freud, prolongeant la prétention à l’universalisme du maître, pourrait bien nous faire craindre pour notre santé mentale : manger de la viande après un enterrement, pourrait bien devenir, si on n’y prend garde, le signe de tendances psychotiques  et cannibaliques !