Conférence de Saül Karsz

Pour une clinique de l’intervention sociale

Le travail social n’en finit pas de s’interroger sur ses méthodes d’intervention et son appréhension des problématiques des usagers. Quoi d’étonnant à cela ? Après tout, le mouvement qui va du « penser ce qui est bien pour l’autre » au « faire avec, dans le respect et l’écoute de l’autre » est loin d’être achevé… Explications.
 
L’école d’éducateurs de La Classerie de Rezé, près de Nantes, avait invité (1), en ce 27 janvier 2005, Saül Karsz (2). Sociologue et philosophe, l’animateur du séminaire « déconstruire le social », s’est produit devant 150 personnes, utilisant avec dextérité tour à tour humour décapant et concepts féconds. Ce personnage est de ceux qui savent tout particulièrement bousculer les évidences et pourfendre les certitudes. Chacun trouve son discours très séduisant quand il s’attaque aux conceptions qu’il ne partage pas. Mais, il devient vite irritant quand il vient ébranler sa propre conviction qu’on croyait encore solidement installée, quelques instants auparavant. Une responsable de CHRS se plaint-elle du manque de temps laissé par l’afflux des demandes et la pression des usagers, ne permettant ainsi ni de penser, ni de se poser de se questions ? Une telle remarque ne peut laisser indifférents les professionnels qui l’entourent et qui, chacun dans son secteur, a un peu trop souvent le nez dans le guidon … C’est sans compter sur Saül Karsz l’iconoclaste, le penseur énervant qui se fait plus roboratif que jamais : « le temps, c’est comme le pouvoir, cela se prend. Il n’a jamais été accordé d’emblée. C’est à chacun de créer ses espaces pour réfléchir. Il y a un ensemble de contraintes objectives. Mais, il ne faut pas confondre les devoirs que l’on a et les devoirs qu’on croit avoir. Il revient à chacun la responsabilité de savoir comment se débrouiller avec les prescription qui l’écrasent … » Choisissez : cédez à la nostalgie ou prenez-vous en main : devenez acteur de votre vie, tel est le message clairement énoncé. Pas de place ici, pour s’épancher sur la crise du travail social ou des valeurs. Ce qui se casse la figure, martèle-t-il, ce n’est la société, mais les représentations que l’on s’en faisait jusqu’à présent. Et d’énumérer  les biais et les dérives qu’il faut s’atteler à déconstruire.
 
 

Déconstruire …

Et tout d’abord, la notion d’exclusion qui lui apparaît absurde dans la forme où elle est énoncée. « Un sdf vivrait-il en lévitation ? » ironise-t-il. S’ils sont exclus, ce n’est pas dans l’absolu, mais bien par rapport à une norme dominante. Cela ne les empêche pas d’être porteurs de repères et de valeurs qui pour être différents n’en appartiennent pas moins à la société. Ce distinguo pour spécieux qu’il puisse apparaître au premier abord, est en fait essentiel dans la perception que l’on a tant de la société, que des populations en difficulté ou du travail social. Un père de famille, explique-t-il, qui attache son fils dans la cour de la maison, par un froid hiver, pour le punir de ses mauvaises notes scolaires, ne manque pas de principes éducatifs (même si ce ne sont pas ceux qui sont généralement admis). Le jeune qui vend du shit, continue-t-il, répond quant à lui, à la norme capitaliste marchande … mais pas sur le bon marché ! On n’est jamais normal en soi, mais toujours par rapport à des références précises. Le travail social ne doit pas chercher à ramener coûte que coûte l’usager dans le giron de la norme dominante, mais passer un compromis entre celle qu’il a et celle qu’il est sensé avoir … D’où un équilibre instable permanent, à l’origine du malaise des travailleurs sociaux qui se situent dans l’entre deux, à la fois culpabilisant de vouloir « normaliser » et se sentant impuissant de ne pas y arriver. Ce qui n’est pas fait pour arranger le travail des professionnels, c’est que les grilles d’interprétation qu’ils possèdent pour comprendre les symptômes bariolés des populations auxquelles ils sont confrontés et tenter de réduire quel que peu l’écart normatif, relèvent de deux registres à la fois complémentaires, mais fortement contradictoires. Le premier s’intéresse à la subjectivité de l’individu, au psychisme qui est au coeur de sa place de sujet : son histoire personnelle, familiale, son itinéraire de vie pèse sur son présent tout comme son inconscient, sans oublier son caractère, sa façon d’aborder le monde et les autres. Second registre, celui des contraintes sociales et des conditionnements qui constituent des déterminismes auxquels l’individu peut difficilement échapper. S’il y a bien une part de choix et de liberté pour tout un chacun, c’est quand même à partir d’un ensemble d’options qui, elles, ne sont pas libres. Ce sont là deux approches tout à fait distinctes. Il est fréquent que les psychologues (défenseurs de la première), admettent le rôle des conditions sociales dans le devenir de leurs patients, sans pour autant les intégrer vraiment à leur démarche. Tout comme nombre de sociologues (défenseurs de la seconde) qui reconnaissent la dimension subjective de l’acte individuel, mais sans jamais réussir vraiment à en faire quelque chose dans leurs constructions théoriques. Et Saül Karsz de dénoncer la dérive qui consiste à placer la problématique identifiée par sa discipline comme cause première de tout, alors qu’elle n’est qu’un facteur incontournable, au risque de transformer alors la psychologie en psychologisme et la sociologie en sociologisme. Ne retrouve-t-on pas, dans cette tentative d’atteindre une explication totalisante et ultime, la quête propre à la théologie qui se trouverait simplement laïcisée ? La solution idéale serait alors peut-être de procéder à une synthèse entre la sociologie et la psychologie, ce que tente la psychosociologie … Saül Karsz met en garde contre la difficulté qui persisterait sans doute à déterminer la frontière précise entre l’une et l’autre, rajoutant avec ironie : « deux unijambistes ne font pas un coureur de fond ».
 
 

… pour reconstruire

Sa préférence va plutôt vers une clinique transdisciplinaire. Cette proposition peut d’autant mieux convenir aux travailleurs sociaux, que ceux-ci n’ont guère le choix : ils interviennent aussi bien dans la dynamique sociale des usagers que dans leur problématique individuelle. Ils ne les soignent pas, mais jouent un rôle dans leur équilibre psychique. Pas plus qu’ils ne sont capables de changer les conditions socio-économiques dans lesquelles ils vivent, sans pouvoir nier avoir quelque influence sur leur insertion sociale et professionnelle. Ils ont donc autant besoin des ressorts de la psychologie que de ceux de la sociologie. Leur façon d’appréhender leur problématique et de catégoriser leurs difficultés, en sachant articuler ces deux disciplines influera directement sur l’aide qu’ils peuvent leur apporter. Comment réussir à ne pas réduire l’usager à ses symptômes, interprétés en outre, avec un seul type de filtre ? Comment agir pour s’adresser à lui dans sa globalité ? Première piste possible : passer de l’individuel au singulier. Le travail individualisé présente l’inconvénient majeur, explique Saül Karsz, de convaincre l’usager qu’il est le seul à être à l’origine de ses problèmes. Ce que l’approche sociologique dément. Ce qu’un peu d’observation confirme : même lorsqu’il entre seul dans un bureau, il est accompagné tant dans son discours que dans son vécu par toutes celles et tous ceux qui l’entourent. S’occuper de lui, c’est s’occuper  d’une version particulière d’une problématique universelle. Adopter une pratique qui se tournerait vers le singulier et non vers l’individuel, serait donc une démarche respectant sa dimension plurielle. Seconde piste : la prise en compte plutôt que la prise en charge. Quand on se contente de prendre en charge, comme le fait un plombier qui répare une fuite, on est persuadé savoir ce qui est bien pour autrui. On tente alors de le conduire là où il doit arriver. Tout marche tant qu’on trouve des usagers consentants. S’ils rechignent, la première réaction pourra être de conclure qu’ils manifestent une résistance au changement (sans s’apercevoir qu’il s’agit d’une opposition au changement qu’on a décidé à leur place …). L’autre solution consiste alors à opter pour la prise en compte qui relève bien plus de l’accompagnement, la personne adoptant une position d’actrice de sa propre évolution. Ce que nombre de démarches thérapeutiques mettent œuvre : on n’est pas là ni pour la sauver, ni pour assurer son bonheur, éventuellement malgré elle, mais pour lui donner un éclairage sur les différentes tendances qui l’animent et possibilités qui se présentent à elle et lui donner les moyens de choisir. Troisième piste enfin : chercher à identifier chez les usagers plutôt leurs compétences que leurs problèmes et leur donner les moyens d’acquérir leur propre conscience collective. Car si les usagers n’ont pas forcément raison, ils ont toujours des raisons qu’il faut savoir expliciter. Mais ces motivations ne collent pas toujours avec ce qu’on veut pour eux. L’intervention sociale n’est pas faite, en effet, pour que les gens aillent mieux, affirme Saül Karsz, de façon provocatrice. Elle est là pour qu’ils aillent à peu près comme il faut, en fonction des axes qui ont été fixés par les décideurs qui privilégient telle ou telle dimension (comme le montre par exemple la politique d’allocations familiales importante en France, totalement inexistante en Grande Bretagne qui a fait d’autres choix). Les travailleurs sociaux ont la responsabilité de décider comment utiliser la parcelle de pouvoir dont il dispose. En tant qu’agent du pouvoir d’Etat chargé d’une mission de pacification sociale, ils peuvent se plier aux seules missions qui leur sont dévolues. Ils peuvent aussi, s’ils en décident ainsi, renoncer à la maîtrise de l’autre. Ils peuvent faire en sorte que les usagers ne se contentent pas de venir apporter leurs problèmes et de repartir avec des solutions, mais co-construisent dans une logique solidaire, leur propre réussite.
Tel est finalement le défi qui est pour Saül Karsz lancé au travail social : arriver tant contre ceux qui nous emploient que contre une partie de nous-même, à entendre l’autre comme quelqu’un qui a quelque chose à nous dire et qui possède en lui des capacités pour trouver le cheminement qui lui permettra de s’en sortir.
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°740 ■ 10/02/2005

 
(1) « Exclu ou responsable, la politique d’individualisation des problématiques sociales » IFRAMES, 27 janvier 2005
(2) A lire : « Pourquoi le travail social? Définition, figures, clinique » Saül Karsz, Dunod, 2004