Les bandes de jeunes

Les bandes de jeunes

Les bandes de jeunes ont toujours inquiété les adultes qui les trouvent bruyantes, turbulentes, voire menaçantes. C’est vrai qu’elles ne sont pas toujours très discrètes et savent montrer qu’elles sont là ! Mais, faut-il pour autant les craindre ? Comprendre ce qui préside à leur formation et à leur comportement peut permettre des les rendre plus familières et donc moins redoutables. C’est l’objet de ce dossier qui cherchera, avant tout, à informer, à démystifier et à restaurer une plus juste mesure.

L’être humain est avant tout un animal grégaire. Il est étonnant de constater à quel point il ressent le besoin de se retrouver en groupe. Malgré un individualisme triomphant, on ne compte plus les rassemblements réunissant des milliers, voire des millions de personnes qui vibrent autour de la même émotion ou du même enthousiasme. Qu’il s’agisse de la coupe du monde de football en 1998, de l’éclipse  de 1999, des innombrables festivals de l’été qui se sont multipliés ces dernières années, sans oublier les regroupements sportifs ou religieux, toutes les occasions sont bonnes pour se réunir et s’épanouir au milieu des foules. L’origine de cette volonté de faire masse est-elle à chercher du côté d’une recherche de protection ? C’est vrai que les premiers hominidés n’avaient que peu de chances de survivre dans la savane s’ils n’étaient pas intégrés à un groupe : à l’image de ces bancs de poissons serrés les uns aux autres, virevoltant et changeant de direction au même rythme et au même moment, comme moyen d’apparaître aux prédateurs à la vue basse, comme formant un animal bien plus gros. Bien sûr, il y a ceux qui derrière, Georges Brassens, chantent « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on/ Est plus de quatre, on est une bande de con » (1). Mais convenons-en, ce n’est pas la majorité, bien au contraire « Dieu, que de processions, de monomes, de groupes/ Que de rassemblements, de cortèges divers,/ Que de lig’s, que de cliqu’s, que de meut’s, que de troupes ! » (1). Même si les bandes de jeunes possèdent des spécificités qui leur sont propres (que nous allons aborder), il convient néanmoins de replacer ces particularités dans un comportement humain bien plus global : nous appartenons à une espèce qui, le plus souvent, ne se sent exister qu’agglutinée dans une même masse réagissant à l’unisson.

 

Savoir prendre de la distance

S’il est bien une inquiétude qui traverse régulièrement l’opinion publique, c’est celle manifestée face aux bandes de jeunes. Prenons ainsi l’exemple d’un fait divers survenu le 27 janvier 2001 et qui fut largement repris par la presse : « Des affrontements extrêmement violents entre des jeunes de Mantes-la-Jolie et Chanteloup-les-Vignes ont eu lieu samedi dans le centre commercial de La Défense. Ils étaient plus de 200 à s’y être donné rendez-vous pour en découdre, suite à des rivalités qui avaient déjà donné lieu à des affrontements. La bagarre a fait un blessé grave et s’est poursuivie dans la soirée à Poissy. » (2) Face à de tels évènements, il convient tout d’abord de prendre du recul. On peut d’abord rappeler que ce n’est pas parce que des bandes de jeunes ont posé des actes de violence aussi spectaculaires, qu’elles agissent ainsi tout le temps et partout. On peut ensuite remarquer qu’elles n’ont pas le monopole de la violence. L’opinion publique s’offusque bien moins lorsque des groupes de pression des milieux paysans, par exemple, mettent à sac des perceptions ou des préfectures. Mais là, il s’agit de rassemblements adultes et corporatifs, donc bien moins stigmatisés. S’il faut donc raison garder, on ne peut toutefois tomber dans l’excès inverse qui serait le déni ou la banalisation. Tout simplement, parce que le phénomène des bandes de jeunes violentes traversent l’histoire !

 

Une constante historique …

Du XVème au XIXème siècle, les campagnes et les villes sont agitées par les sociétés de jeunesse, regroupant surtout des garçons de 14 à 25 ans (3). Ces regroupements ont trois fonctions spécifiques : canaliser la violence par l’apprentissage des règles de vie en communauté, organiser des fêtes et contrôler l’ordre naturel ou social. De véritables tribunaux juvéniles sanctionnent les adultères, les maris battus, les parrains et marraines trop pingres par des charivaris, des promenades sur l’âne, des amendes … Ces pratiques seront progressivement réprimées. Mais, le risque subsiste : les adolescents oisifs, traînant dans la rue ou au cabaret peuvent être tentés par le désordre ou la violence. La jeunesse participera d’ailleurs largement aux évènements révolutionnaires de 1789, 1830, 1848 et 1871. Ferdinand Buisson affirme en 1894 : « entre l’école et la vie, il y a une période singulièrement dangereuse à franchir : l’adolescence » Au début du XXème siècle, la presse relate les méfaits de bandes de jeunes des quartiers périphériques et des faubourgs de la Capitale (4). Ils sont présentés comme très violents, voleurs mais aussi violeurs et assassins. Leurs comportements sont tellement sauvages qu’on les compare aux indiens d’Amérique alors présentés comme animés d’une grande férocité. Du coup, ces jeunes sont affublés du surnom d’“Apaches ” ! Le problème est momentanément résolu lors de la guerre de 1914-1918 qui voit une bonne partie de la jeunesse être tout simplement massacrée.

 

… qui se prolonge jusqu’à nos jours

Entre les deux conflits mondiaux, le déclin démographique de la France rend la place des plus jeunes bien plus discrète. C’est dans la foulée du baby boum d’après la seconde guerre mondiale, alors que la nouvelle génération est arrivée à l’adolescence que le problème ressurgit. Ceux qu’on va appeler dans les années 1960 les « blousons noirs » font alors parler d’eux, comme des voyous sans foi ni loi … On les décrit comme formant de véritables troupes allant jusqu’à une centaine de membres, responsables de violence fulgurante, irrationnelle, voire gratuite : affrontements entre grandes bandes rivales, bagarres à coups de chaînes de vélo et de barres de métal, pour la défense de “ territoires ”, “ descentes ” dans les centres-villes, dans des fêtes, des concerts, à l’occasion desquelles tout est saccagé sur leur passage, sans oublier les actes de vandalisme contre les institutions (école, bâtiments publics) et les lieux publics (certains groupes avaient pour habitude de saccager les parcs et jardins) ! Et, la presse de dénoncer le laxisme des familles, la perte des valeurs morales ou l’influence de la culture de masse américaine … De nos jours, les blousons noirs ont laissé la place aux loubards de banlieue stigmatisés en mars 1998, par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'Intérieur, par l’expression restée fameuse de « sauvageons ». Qu’est-ce qui peut donc expliquer la permanence de ces comportements ? Plusieurs explications peuvent être avancées. L’une d’entre elles fait référence aux travaux de l’éthologie. Cette discipline se réfère étymologiquement à la science des moeurs. Il s'agit en fait de l'étude du comportement animal. Et plus particulièrement, comment la compréhension des attitudes observées dans le monde animal permet parfois de donner du sens à certaines pratiques humaines.

 

Le loup est-il un homme pour le loup (6) ?

Prenons l’exemple du loup. C’est un animal profondément social qui ne peut se passer de la compagnie des siens. C’est pourquoi il vit au sein d’une meute qui fonctionne selon un ordre hiérarchique précisant le rang social de chacun. Au sommet, il y a le mâle dominant qui est le chef de la bande auquel tous les autres membres sont soumis. Il joue un rôle primordial pour la survie du groupe, en réglant la vie de la meute. Devant le danger ou avant le départ pour la chasse, tous se regroupent autour de lui. Il choisit les proies et les stratégies à adopter. La hiérarchie la meute est aussi structurée par un véritable langage social, fondé sur les signaux corporels. Chaque posture assure l'expression de l'état émotionnel des individus et leur place dans le groupe. La position dominante se manifeste par des postures caractéristiques : la queue haute, la crinière gonflée, les oreilles droites. À l'approche d'un loup dominant, les loups dominés manifestent leur soumission en ayant les oreilles tombantes, la queue entre les pattes et en s'écrasant craintivement au sol. Le mâle dominant reste le chef de la meute toute sa vie. Cependant, si ses forces faiblissent, il cède sa place à un autre membre de la meute qui dès son jeune âge aura manifesté la force et le caractère nécessaires pour occuper ce rang. Parfois, quand deux jeunes possédant les qualités de chef tentent de s'imposer, il s'ensuit un combat qui détermine le vainqueur. Le loup est un animal territorial. Chaque meute possède un territoire qu'elle défend contre les envahisseurs. La superficie est variable et dépend des types de proies disponibles et de leur abondance. Elle ne tolère aucun intrus sur ce territoire.

 

De la horde à la tribu

On ne peut s’empêcher de comparer le fonctionnement du loup avec celui de l’être humain en général et des bandes de jeunes en particulier. Loin de nous l’idée d’attribuer à la jeunesse de bien mauvais desseins ou d’établir un parallèle terme à terme. Simplement, des dimensions comme le besoin de vivre en groupe, la hiérarchisation entre mâles et entre femelles, la domination et la soumission qui déterminent les rapports de force, les postures qui tentent d’identifier la place de chacun, les attitudes de défense du territoire etc… démontrent que les comportements humains relèvent encore, pour une part, de réflexes primitifs qui échappent en partie au contrôle conscient de leurs auteurs. Rien d’étonnant, dès lors, qu’un groupe de jeunes instaure un rapport de force basé sur le respect dû au dominant ou réagisse avec violence, en constatant l’intrusion de concurrents potentiels dans l’espace qu’il estime lui appartenir. Des notions d’honneur, de préséance, de vassalité, de défense du marché matrimonial, de défi lancé vont alors être prétexte à des affrontements et des règlements de compte qui peuvent aller jusqu’au sang ! Une différence toutefois : alors qu’un loup peut éteindre l’agressivité du mâle dominant à son égard, en se plaçant sur le dos et en offrant son ventre aux crocs du chef de meute (qui cessera alors d’être menaçant), l’être humain n’a pas intégré de signes de soumission aussi repérables qui permettent à un affrontement de s’arrêter aussi efficacement et rapidement !

 

De la tribu à la famille

Ces fonctionnements sont attachés à une organisation sociale de type meute chez le loup et de type tribal chez l’être humain. Depuis les hordes primitives jusqu’aux tribus qui ont structuré notre espèce durant des millions d’années, les comportements humains semblent donc avoir été très proches d’autres animaux sociaux : autorité du chef du clan, soumission de chacun à la loi du groupe, forte hiérarchisation... Un changement notable est intervenu dès lors que la cellule de base de la société a été constituée par la famille et singulièrement dans sa forme moderne, le noyau constitué par les parents et leurs enfants. Les réflexes communautaires ont laissé la place progressivement à des attitudes plus favorables à l’individu. Bien sûr, la démocratie familiale qui tend à reconnaître à chacun une place importante est un phénomène extrêmement nouveau. Pendant longtemps, le « chef de famille » a eu tout le pouvoir. Le chemin a été long entre le paterfamilias romain gardant droit de vie et de mort sur sa progéniture et le père contemporain qui ne perdit sa « puissance paternelle » qu’en 1970, ce statut juridique faisant place à une autorité parentale partagée à égalité avec la mère. Pour autant, le passage d’un clan parfois étendu à une unité familiale plus réduite a sans doute favorisé l’émergence progressive et récente du sujet. Le mode d’organisation clanique n’a pas pour autant disparu de l’horizon social.

 

Quand la jeunesse reproduit des fonctionnements ancestraux

Et il n’est pas nécessaire d’aller chercher au fin fond de l’Amazonie pour le constater. Le monde moderne permet à chaque individu de posséder plusieurs appartenances. S’il est affilié à une famille, il peut aussi s’inscrire à un syndicat, un parti, un club sportif… C’est même là une démarche fréquente que de se regrouper, à partir d’une même expérience de vie (anciens buveurs, anciens combattants, porteurs de la même maladie …) ou d’une même passion (club de bridge, footballeurs, collectionneurs de timbres …). On n’a d’ailleurs pas hésité à parler de nouvelles tribus modernes. Il y a néanmoins un âge de la vie qui semble privilégier ce mode de fonctionnement ancestral : c’est la période de la jeunesse. Et cela est tout à fait compréhensible. On sait qu’à l’adolescence s’opère une mutation décisive pour l’être humain, tant en terme physiologique que psychique. Non seulement, les hormones libérées dans le corps de l’individu provoquent une croissance jusqu’alors inégalée et des transformations tout à fait spectaculaires (voix, système pileux, attributs sexuels …), mais ce qui se joue au niveau intellectuel est tout aussi considérable (accession à l’abstraction, puissance nouvelle du raisonnement, découverte de capacités inexistante jusqu’alors, pulsions sexuelles …). Il n’est pas rare qu’un tel bouleversement provoque une montée d’angoisse chez l’adolescent qui se sent changer si vite qu’il s’enferme dans un mutisme et un déni qu’il pense être le meilleur protecteur contre ce qu’il sent monter en lui.

 

Se retrouver entre pairs

Finalement, il n’y a qu’une seule sorte d’individu qui puisse vraiment le comprendre : ce sont ses pairs. Tout simplement, parce qu’ils vivent la même chose que lui. Il n’a pas besoin forcément de leur en parler : ils se comprennent à mi-mots ou même sans avoir besoin de dire un seul mot ! Les relations sont fondées sur la recherche du semblable. Qu’il est rassurant alors de se retrouver entre personnes ayant le même vécu. On se sent moins seul et plus fort face à un monde adulte qui, à la fois fascine et fait peur. Les jeux, la recherche du plaisir, la volonté de tuer l’ennui c’est tout cela qui colore alors ces regroupements d’adolescents qui sont avant tout une bande de copains. Ces bandes ont une organisation faible et une durée de vie parfois peu importante. La période des flirts vient souvent y mettre fin : aux copains, on préfère alors la vie de couple. Chaque bande adopte son style et ses signes de reconnaissance distinctifs (rap, skate, skin, gothique …), ses règles et son code d’honneur. Le chef de bande n’est pas élu, mais s’impose par ses qualités (pas seulement physiques) et sa capacité à cristalliser l’agressivité du groupe. On se retrouve au bas d’une cage d’escalier, sous une aubette de car, sur les escaliers d’une mairie. Et on décide de ce que l’on fait. Les actions engagées sont spontanées et immédiates à l’image d’un âge qui a parfois tant de mal à se projeter et à différer dans le temps. Aux parents qui demandent  à l’adolescent son projet pour la journée, celui-ci est incapable de répondre, tout se décidant dans l’instant.

 

Les dérives de la bande

L’adolescence, en mettant la vie familiale entre parenthèse et en cherchant à se séparer des repères anciens, s’appuie sur la bande pour expérimenter de nouveaux rôles sociaux et se forger une nouvelle identité (6). Bien sûr, ce désir d’être ensemble se fait parfois au risque de la violence, mais la délinquance est le plus souvent un résultat accessoire bien plus qu’un objectif (on est loin des gangs aux dérives mafieuses qu’on retrouve aux Etats Unis). La force qu’apporte le groupe, l’entraînement réciproque, les défis lancés, les rites d’intégration, la déresponsabilisation individuelle provoquée par l’action collective sont alors propices aux passages à l’acte qui peuvent être délictueux. D’autant plus que le sentiment de toute puissance qui se développe à un âge qui découvre avec ravissement et angoisse les nouvelles forces qui montent en soi, n’est pas fait pour modérer les attitudes. A l’adolescence, on est bien plus dans la vérification des limites de son action que dans sa modulation qui interviendra un peu plus tard. Alors, c’est vrai que l’on va retrouver facilement des déprédations, des excès, des comportements à risque plus chez les adolescents qu’à tout autre période de la vie. Mais, ne voir que cela revient à enfermer les jeunes dans ces seules manifestations. C’est aussi exonérer à peu de frais la responsabilité d’une société qui ne sait pas (plus) accueillir avec la bienveillance nécessaire cette période de la vie et surtout aménager les conditions permettant qu’elle soit vécue le plus sereinement possible.


Les adultes face aux bandes

Il s’agit dans un premier temps de reconnaître la légitimité de ces bandes comme une forme de socialisation utile et pertinente, nécessaire à un âge de la vie. Il est tout aussi important de respecter cette prise de distance que les adolescents réalisent à l’égard du monde adulte. Bien sûr les relations ainsi tissées ne sont pas toujours sans poser problème. C’est là que doit intervenir une gestion intelligente des conflits. Chaque acte posé par un être humain constitue une tentative de préserver ou d’améliorer la qualité ou la durée de la vie. Il s’agit donc non de le juger, mais de le comprendre. Ce n’est pas ce qui se joue, le plus souvent, chacun d’entre nous étant prompt à catégoriser comme anormal ce qu’il ne comprend pas. Toute autre est l’attitude consistant à tenter de déchiffrer à quel besoin insatisfait correspond une réaction qui apparaît au premier abord incompréhensible. Quand on n’arrive pas à combler ses besoins, la contrariété qui en résulte peut provoquer des pulsions d’agressivité qui ne seront pas toujours bien gérées. La violence vient alors compenser l’impuissance à contrôler ses affects. L’adulte face à l’adolescent peut reformuler ce qu’il comprend du comportement dont il est témoin, identifier le besoin non satisfait dont il est le produit et décider en conséquence de l’action à entreprendre pour y répondre. S’agit-il d’un besoin de reconnaissance, d’un besoin de repère, d’un besoin de réalisation de soi, d’un besoin d’identité ? A chacun de ces besoins peut correspondre plusieurs réponses possibles qui peuvent être mises en œuvre qui peuvent aller de propositions d’activité jusqu’au rappel à la loi, en passant par la négociation ou la médiation en cas de conflit. La bonne attitude relève alors du juste équilibre à trouver entre la confiance et l’autorité, entre la considération face à ce que vit la bande de jeunes et la nécessaire intégration des règles de vie en société, entre le respect du rôle de chacun et le rôle protecteur et éducatif des adultes,entre  le dialogue et une saine gestion des inévitables conflits. Il n’y a jamais de recettes, mais toujours des réponses à construire.

 
(1)         Le Pluriel – Georges Brassens (1966)
(2)         Ludovic Vincent Le Courrier de Mantes,  01 février 2001
(3)      Marie-France Morel in « De l’âge de raison à l’adolescence : quelles turbulences à découvrir ? » érès, 2004
(4)      Laurent Mucchielli Bulletin n°3 Claris
(5)     « L'homme est un loup pour l'homme » Thomas Hobbes (1588-1679)
(6)     « Les bandes, l’entre-soi adolescent » Michel Fize, epi, 1993
 

 

Jacques Trémintin – Journal de L’Animation  ■ n°60 ■ juin 2005

 

 

A lire interview Fize Michel - Bande de jeunes

 

 

Les bandes de jeunes aristocrates

Au Moyen Age, quand un seigneur meurt, c’est le fils aîné qui hérite des biens de son père. Les cadets peuvent devenir ecclésiastique. Mais le plus souvent, ils rejoignent des compagnies de soldats où ils peuvent exercer leur courage, leur ardeur virile et leur joie de combattre. Cette jeunesse turbulente constitue alors l'élément principal d'agression et de tumulte surtout quand elle s’attaque aux paysans, violant leurs femmes et détruisant leurs récoltes. Pour canaliser leur énergie combattante et leur goût de conquête, l'Eglise fonde la chevalerie à qui elle propose de faire la guerre aux Musulmans d'Espagne, aux hérétiques albigeois ou de partir en croisades. Les bandes de jeunes sont toujours mobiles et prêtes au départ. Beaucoup d’entre eux meurent violemment, suite à un accident de chasse ou le plus souvent, dans les affrontements militaires.

 

Bandes de jeunes et bouc émissaire

Mars 2002, Evreux : un père de famille venu défendre son fils racketté, à la sortie de l’école est lynché à mort par une bande de jeunes. C’est du moins, la version qui avait prévalu à l’époque, largement récupérée par les tenants d’une politique sécuritaire (on est en pleine campagne présidentielle). En fait de racket, la bagarre aurait pris racine dans une rivalité amoureuse entre deux bandes d’ados. Et, en fait d’explication tranquille, ce père était venu interpeller avec quelques familiers, les «racketteurs» avec un cutter. Autant de détails que certains journaux connaissaient mais avaient préféré passer sous silence. Il y a eu mort d’homme sanctionnée en octobre 2004 par une peine de 7 ans de prison. Mais quel déchaînement contre les bandes de jeunes, ces nouveaux barbares !

 

Quand la bande devient un héros

Louis Pergaut écrit un roman en 1912 qui sera porté à l’écran par Yves Robert, en 1961. Il met en scène les enfants de 12 ans, issus de deux villages voisins de Franche Comté : les Verlans contre les Longevernes.  Depuis quelques temps, un affrontement sans pitié voit s'affronter les gamins des deux " pays ". A l’origine des hostilités, des gros mots considérés comme autant de déclaration de guerre : « couilles molles » contre « peignes culs » ! Attention, l'affaire est sérieuse et l'humiliation certaine pour les malheureux qui tombent aux mains de l'ennemi : le butin de guerre est en effet constitué de lacets et de boutons et, sans ces attributs, les victimes sont contraintes de s'enfuir... complètement nues ! Aux adultes qui voient là des gamineries, un petit héros a une répartie toute prête : « Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu'eux ! »

« Souvent rassemblés en groupes informels dans les halls et parties communes des immeubles, responsables de tags et de dégradations, fauteurs de troubles et de nuisances, les jeunes délinquants « saturent » en incivilités les quartiers d'habitat social, qui sont leur royaume. Ils s'en approprient indûment certains espaces qu'ils marquent de leur empreinte. Leurs bandes bruyantes et perturbatrices utilisent les transports en commun, autres vecteurs de l'insécurité et du sentiment d'insécurité, et envahissent les centres commerciaux. Ils déambulent en bandes dans les rue commerçantes des centres-villes où ils utilisent la technique du « vol à l'étourneau », qui permet de voler en toute sécurité, car il est alors extrêmement difficile pour la victime et pour les services de police de procéder à l'identification, essentielle dans notre droit, de l'auteur principal. »

André-Michel Ventre, secrétaire général du syndicat des commissaires et haut fonctionnaire de la police nationale (15 mai 2002)

 

 

Fiche n°1 : Violence de bande ou fiction médiatique ?

Si l’on en croit la presse de l’année 2001, les bandes de jeunes auraient dérivé dans une pratique criminelle grave : des viols collectifs commis par des adolescents de banlieue, sans valeurs et sans repères, soucieux avant tout de punir les jeunes filles maghrébines qui refusent de vivre soumises. Les violences faites aux femmes sont parmi les plus nombreuses et les moins médiatisées. Ce n’est que très récemment qu’elles ont été reconnues et dénoncées. Mais le déchaînement de la mise en scène d’une insécurité générale aux contours très précis, désignant les jeunes en général, ceux des quartiers sensibles en particulier et ceux d’origine immigrée, plus précisément constitue un montage totalement artificiel et proprement scandaleux. Qu’en est-il donc vraiment ? La pratique des viols collectifs apparaît tout au long de l’histoire comme une sinistre tradition initiatique au sein des groupes de jeunes garçons. On l’évoque tout au long du moyen âge. Dans les années 1960, alors que la société est confrontée à la montée des « blousons noirs », elle fait l’objet d’une campagne d’indignation aboutissant en 1966, à une soixantaine de procès. Mais si, entre 1984 et 2002, le nombre de plaintes pour viols a été multiplié par trois, la qualification liée à des faits commis « en réunion » est restée tout à fait stable. Les statistiques ne confirment donc absolument pas la prétendue explosion du nombre de « tournantes ». En fait, tout a commencé par une médiatisation qui a fait croire le contraire : c’est la première scène du film « Le squale » qui, montrant un viol collectif dans une cave de banlieue, qui a d’abord marqué les esprits bientôt relayé par le livre de Samira Bellil « Dans l’enfer des tournantes ». Ces deux évènements médiatiques vont largement contribuer à stigmatiser les jeunes des quartiers en difficulté. Or, les viols collectifs ne sont pas liés qu’aux cités HLM. On les retrouve aussi bien dans des lycées de bonne réputation que dans des équipes sportives. Des adultes s’en rendent aussi coupables comme le prouvent ces affaires de policiers violant des prostituées ou de gardiens agressant sexuellement des prisonniers. En fait, les circonstances de ces violences, pour être toutes inacceptables, n’en sont pas moins multiples. Les auteurs peuvent avoir une personnalité fragile tout autant que d’être dotés d’un cynisme de prédateur impitoyable. Cela peut autant relever du rite de passage, de l’initiation sexuelle et de l’affirmation virile collective que d’une volonté d’imposer sa domination. Il peut s’agir d’un acte de révolte pour se venger de ce qu’on a subi soi-même. Les médias qui devraient être un instrument d’enregistrement ont nettement joué ici un rôle de création de la réalité. Ainsi, les trois chaînes nationales de télévision ont traité 158 fois d’insécurité en septembre 2001, contre 66 fois seulement en septembre 2002 (1). Deux hypothèses à cet effondrement : soit la délinquance a subitement chuté de près de 60% en un an (ce dont il est permis de douter), soit les média ont joué un rôle de caisse de résonance, choisissant à certains moments de braquer les projecteurs sur des situations particulières, en leur donnant, de ce fait, une ampleur disproportionnée.

(1) Statistique citée dans l’émission du 7 octobre 2002 de France 5 Arrêt sur image    consacrée aux médias.

« Le scandale des « tournantes ». Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique » Laurent Mucchielli, La Découverte, 2005, (124p)

 

 

Fiche n°2 : Bande et rite d’intégration

Karim est aperçu sur le toit des dortoirs. Convoqué par le Directeur, il se fait vertement semoncé. Quinze minutes ont à peine passé, qu’il est surpris à nouveau au même endroit. Le Directeur le reçoit immédiatement et laisse éclater sa colère. La violence des propos de l’adulte fait craquer le préadolescent qui se met à pleurer. Il finit pas expliquer qu’il s’agissait là d’une épreuve que ses copains lui ont imposée comme condition d’admission dans leur bande. Le Directeur lui propose alors un marché. Il ne révèlera pas le secret qui vient de lui être confié, à condition qu’il s’engage à ne plus monter sur ce satané toit. Il suggère d’aller négocier avec ses copains que menacé des pires foudres par deux fois par le Directeur, cela équivalait à l’épreuve du toit et justifiait d’une admission dans la bande. Karim n’a plus été surpris dans un comportement à risque.

L’entrée dans une bande est souvent l’occasion de rites d’intégration : aller voler dans un magasin, passer devant un train roulant à vive allure, absorber une quantité d’alcool etc … toutes choses qui doivent montrer que le candidat est digne d’être intégré au groupe. Ce besoin d’agrégation ne semble pas spécifique à notre société. Toutes les époques ont connu ces épreuves qui marquent la fin de l’enfance et l’entrée dans la vie adulte. Pour les ethnologues, il y a rite de passage lorsque l'individu passe d'un statut à un autre. Le processus à l’œuvre doit permettre la séparation de l’état antérieur et l’agrégation au nouveau et permet tant de préparer le sujet à changer de situation que de d’accueillir le nouveau venu dans de bonnes conditions.  L’évolution contemporaine marquée par l’éclatement familial et l’allongement de la période dite de la jeunesse pose la question de la destinée de ces rites. Elles subsistent dans les religions : la communion solennelle chez les chrétiens (12-13 ans), le ramadan chez les musulmans (que le jeune pratique quand il sent prêt), la bar mitzvah chez les juifs (l’âge de la responsabilité est fixée à 13 ans). Mais, les religions ont perdu l’influence qu’elles avaient auparavant dans l’éducation des jeunes générations. L’entrée dans les grandes écoles a longtemps été l’occasion de cérémonies de bizutage. Les défenseurs de ces pratiques y voyaient une valeur symbolique forte et une forme indispensable d’agrégation jusqu’à ce qu’une loi votée en 1978 l’interdise pour ce qu’elles pouvaient avoir de soumission dégradante  et d’humiliation, rejoignant en cela ce qu’affirmait en 1944 le ministre de l’Education : “ il est inadmissible que certains jeunes français exercent sur leurs camarades des violences qui évoquent irrésistiblement les moeurs du nazisme. ” La République instaura une autre pratique qui joua longtemps un rôle de rite de passage : la conscription générale qui remplaça en 1905 le régime du tirage au sort des jeunes gens soumis au service militaire. Cette coutume s’est imposée à toutes les générations jusqu’à sa suppression en 2002. On peut s’interroger sur les conséquences de la disparition ou de l’affaiblissement de tous ces rites. Loin de nous l’idée de vouloir rendre obligatoire la pratique religieuse, de rétablir le service  militaire ou d’autoriser à nouveau le bizutage ! Certes, on aurait pu imaginer le remplacement de la conscription par un service citoyen de quelques mois qui aurait mis à disposition tous les jeunes filles ou jeunes hommes d’une même génération au service d’une activité bénévole dans les hôpitaux, les écoles ou les associations caritatives, occasion unique à la fois de concrétiser pour chacun(e) ce que peut être le sens commun et de marquer l’entrée officielle dans la vie adulte.  L’occasion ayant été manquée, il s’agit de réfléchir à des épreuves ou des expériences fortes qui permettent aux adolescents de se prouver leur valeur, de tester leur maturité nouvelle et de vérifier leur intégration progressive à la société. Cela est déjà mené dans les activités proposées par les animateurs et les entraîneurs sportifs. Les stages de formation bafa peuvent aussi jouer ce rôle. Cela n’a bien entendu rien d’incontournable : simplement, si la société ne conçoit pas de tels projets, les adolescents risquent d’en inventer par eux-mêmes et d’une façon qui ne garantit ni leur sécurité ni la tranquillité des adultes qui les entourent !

 

 

Fiche n°3 : Logique de bande en CVL

Nous étions installés avec un groupe de préados dans une station de ski des Alpes. Certains de nos garçons avaient fortement sympathisé avec une adolescente du village qui travaillait comme agent de service dans la cantine. Un soir de feux d’artifice, les jeunes de la commune, très contrariés de cette proximité avec l’une de leur copine, ont provoqué nos garçons, les incitant à se battre. Je fis évacuer très vite mon groupe, persuadé qu’à ce moment précis, il n’y avait pas place pour le dialogue mais pour la séparation entre les deux groupes. Je retrouvai mes jeunes très remontés : ils avaient démonté les lattes en bois des sommiers des lits superposés de leur chambre et les avaient stockés dans un coin, prêtes à servir en autodéfense en cas d’agression du groupe adverse ! Je fis remonter les sommiers et réunissant mon groupe, je lui précisai qu’il était hors de question que nous les laissions s’affronter. Je rappelai qu’il nous appartenait de régler les conflits et que les jeunes du séjour étaient placés sous la protection des adultes qui étaient garants de leur sécurité. Les bagarres en interne comme avec des personnes extérieures étaient proscrites au bénéfice d’autres modes de régulation. Dès le lendemain, je téléphonai au Maire de la commune pour m’entretenir avec lui de la situation. L’élu était au courant de ce qui s’était passé, condamnant la fougue de certains de ses jeunes administrés. Il m’assura de son intention de régler cette affaire. Cela ne traîna pas : quelques heures plus tard, trois adolescents du village, à la mine piteuse arrivèrent en scooter et demandèrent à me voir, voulant me présenter des excuses. Je les accueillis chaleureusement et les félicitai de leur geste, insistant sur leur courage et leur sens de l’honneur. J’en informai ensuite mon groupe. Plusieurs réflexions moqueuses fusèrent. Je les repris aussitôt donnant en exemple la façon dont ces jeunes avaient reconnu leurs tords. La loi des adultes avait pris le pas sur la loi des jeunes. Le dialogue et l’échange avaient pris le pas sur le règlement de compte entre deux bandes.

 

 

 

Bibliographie

►  « Le bonheur d’être adolescent » Marie Crispi-Craustre et Michel Fize, 2005

Ils sont nombreux ces ouvrages qui présentent l’adolescence comme un âge de sinistre réputation qui meurtrit et handicape et dont s’occupe en priorité les spécialistes de la pathologie. Ils sont bien plus rares ceux qui, s’opposant aux idées reçues, évoquent des sujets qui ne sont ni forcément immatures, ni forcément violents, ni obligatoirement opposants-nés, mais au contraire, qui regorgent d’intelligence et de capacités. C’est ce que nous proposent les deux auteurs, respectivement sociologue et psycho-sociologue à travers l’étude méthodique et quotidienne d’un groupe de jeunes, suivis sur une période de cinq années, depuis leur CM2 jusqu’à leur classe de seconde. Etre adolescent, c’est adopter un mode de vie propre qui a son langage et ses parures et qui puise plus qu’on ne l’imagine dans le bonheur d’exister, les moyens de mener une vie féconde, d’asseoir une nouvelle identité, de grandir, de se confronter aux autres afin de préparer l’entrée dans la vie adulte. Voilà un ouvrage qui pour être à contre-courant, n’en est pas moins réjouissant.

►  « Coeur de banlieue- Codes, rites et langages » David Lepoutre, édition Odile Jacob, 1997

Au sortir de l’enfance et avant de rentrer dans l’âge adulte, les jeunes se réfèrent à une véritable culture des rues. Il y a d’abord cette langue argotique qui assure à celui qui la maîtrise un grand pourvoir. Et puis, il y a cet art consommé de la vanne, de préférence grivoise, grossière ou obscène (mais pas toujours) qui fait l’objet de véritables joutes. Les commérages, eux, sont systématiques : rumeurs et ragots servent tant à la cohésion du groupe qu’à la construction de son histoire, même s’ils ne tardent pas à revenir aux oreilles de ceux qu’ils visent  et sont alors sources d’embrouilles et de bagarres. La violence est, elle aussi, omniprésente : l’éducation parentale y incite, le groupe y contraint. C’est que la compassion, la tendresse et la prévenance sont rares dans un contexte où on apprend tôt à se défendre tout seul et à rendre coup pour coup. Plus que la pitié, c’est l’idéologie guerrière qui règne. Importance de la solidarité familiale, de l’honneur et de la réputation comme de la vengeance ... David Lepoutre étudie dans les détails les modes de représentation, d’identification et de comportement qui perdurent jusqu’à 16 ans pour disparaître ensuite assez rapidement.

►  “ La bande, le risque et l’accident ” Maryse Esterle-Hédibel, L’Harmattan, 1997

La constitution en bande apparaît comme produit de l’échec scolaire, de la dévalorisation et de la stigmatisation. Ces groupes primaires repliés sur eux-mêmes répondent directement au désir de reconnaissance et de sécurité. Ses valeurs et croyances loin d’être en opposition avec le reste de la société en reproduisent plutôt les arcanes (accès au pouvoir, à l’argent et à la reconnaissance). Bien sûr, les moyens pour accéder à cette jouissance ne sont pas vraiment traditionnels. Mais cette délinquance correspond bien à une logique de précarité et de conformisme. Elle répond à une recherche de biens liée à la pauvreté du milieu d’origine. Le vol de voiture tout comme la conduite sans permis et sans aucun respect des règles sont conçus comme un “ emprunt ” et un accès au plaisir sans que cela déclenche la moindre culpabilité. L’agressivité et l’impulsivité marquent le quotidien des ces adolescents avant tout intolérants à la frustration et assoiffés de réalisation immédiate de leurs désirs. Inaccessibles aux conséquences des accidents parfois très graves qui parfois les côtoient mais qui ne prennent pas sens pour eux, les jeunes des bandes continuent de prendre des risques qui menacent leur vie.

  « De l’affrontement à l’esquive- Violences, délinquances et usages de drogue » Hugues Lagrange, Syros, 2001

En se focalisant sur la délinquance et la violence, on omet trop souvent de s’interroger sur ce qui les motive et en quoi elles peuvent apporter des réponses aux questions que notre société a refusé de se poser. Jusqu’aux années 80, la délinquance des jeunes ne touchait pas particulièrement les cités et était répartie sur l’ensemble des couches sociales. Elle était d’ordre acquisitif, sorte de taxe sur la prospérité. Et puis, quelque chose s’est mis à changer : les violences collectives se sont accrues et étendues à un nombre toujours plus important de quartiers pauvres. Quant aux vols et cambriolages, ils se sont surtout multipliés dans les quartiers les plus aisés. On est passé d’une délinquance d’opportunité (la prolifération de biens de consommation incitant au vol) à une délinquance d’exclusion. Les pratiques illégales alimentent bien plus un déficit d’être qu’un déficit d’avoir. Les quartiers méprisés retournent leur rancœur en violence, les jeunes trouvant ce moyen pour inverser les stéréotypes qui les donnent pour perdants. Ces conduites rebelles expriment des espérances déçues et un grand besoin de reconnaissance.