Fize Michel - Bande de jeunes

Michel Fize est sociologue au CNRS et membre du Centre d’ethnologie française. Il a consacré de nombreux ouvrages à l’adolescence et est devenu l’un des meilleurs spécialistes de cette question. En 1993,  il publie « Les bandes : l'entre soi adolescent » et en 1994, « le peuple adolescent », l’un et l’autre aujourd’hui épuisés, dont il s’inspire pour les réponses données ici. Sa dernière parution, aux éditions érès, en collaboration avec Marie Cipriani-Crauste : « Le bonheur d’être adolescent »

Journal de l’animation : Qu’est-ce qui, pour vous, explique la méfiance, sinon l’hostilité systématique des adultes à l’égard des bandes de jeunes ?

Michel Fize : Cette question pose le problème plus général des rapports qui ont toujours été compliqués entre les générations, en raison de ce qu’on a appelé la lutte des places. Les plus jeunes aspirent à remplacer leurs aînés, ce qui pose inévitablement la question des rivalités de pouvoir. Le regard porté par les adultes sur les adolescents est trop souvent stigmatisant. Pour l’anecdote, lors d’une interview à Rfi, à propos du dernier ouvrage auquel j’ai collaboré, le journaliste qui présentait le livre, a qualifié le titre d’« ironique ». Comme si parler du bonheur d’être adolescent ne pouvait être pris qu’au second degré et que pour être crédible il fallait surtout évoquer la crise et l’opposition. Les tensions ne sont pas niables à cet âge. Il peut y avoir des difficultés chez tout adolescent. Ce qui est contestable, c’est l’idée d’une crise biologique inévitable et nécessairement inéluctable. Ce qui est par contre généralement vérifiable, c’est que tant que l’adolescent ne s’est pas inséré dans le monde adulte, il a tendance, pour ne pas être dans la solitude, à rester dans l’entre soi. Le regroupement est vraiment une caractéristique de l’adolescence et plus particulièrement de l’adolescence masculine. De tous temps, on a trouvé des bandes, des groupes, des clans.

 

Journal de l’animation : à votre avis, qu’est ce qu’apporte de positif la fréquentation d’une bande pour un jeune ?

Michel Fize : Le propre de ce regroupement, c’est d’être un univers uni générationnel. On y trouve des individus sensiblement du même âge. Au moment de la puberté, la bande apparaît comme un refuge et un pôle de sécurité où le jeune se sent à l’aise  et peut parler librement, alors que la communication familiale ou scolaire est bien plus dirigée et limitée. Dans la bande on est soi avec d’autres soi qui vous ressemblent étrangement. Cela répond au vieux principe « l’union fait la force » : les jeunes, parce qu’ils sont en groupe, se sentent beaucoup plus disposés à affronter le monde extérieur. C’est donc d’abord là un lieu élémentaire de socialité : parler, échanger, dialoguer exposer des idées, préparer des projets. On est dans la dimension du « dire ». Le groupe est avant tout un lieu de parole. La seconde fonction de la bande ordinaire c’est le « faire ». Le groupe d’adolescents se réunit autour d’activités qui peuvent être de nature différente : sportive, athlétique (notamment depuis que le sport est devenu une activité sociale de premier plan), ludique, musical … ce qui compte alors, c’est de faire quelque chose, ensemble.

 

Journal de l’animation :  …et ce que cela peut avoir, malgré tout, de négatif ?

Michel Fize : Parfois, les bandes ordinaires deviennent extra ordinaires, regroupant des adolescents autour d’un projet délinquant et se transformant alors, en ce que les américains appellent les gangs. La différence dans cette seconde situation c’est la dimension multi générationnelle. Une bande axée autour du commerce de la drogue est organisée d’une manière assez stricte sur un principe hiérarchique assez strict avec à sa tête le grand patron qui est le plus souvent le plus âgé et au bas le petite garçon qui va faire le guet au moment où le deal est effectué. Ce sont là des scénarios assez classiques qui ont toujours existé.

 

Journal de l’animation : les bandes de jeunes que l’on voit se créer aujourd’hui sont-elles conformes à celles qui ont existé dans les générations précédentes ou y a-t-il des changements notables ?

Michel Fize : Plus on monte en âge, plus le groupe prend de l’importance, au point de se poser en concurrent directe avec le pôle familial. Quand on interroge des jeunes de 12-13 ans, ils citent spontanément la famille comme lieu le plus important. Dès 15 ans, le groupe de pairs arrive au même rang que les parents. Cela s’explique aisément par le temps passé tant à l’école que dans les moments informels où la cohabitation entre jeunes est plus importante que le temps passé en famille. Mais cette place du groupe des pairs a pris une importance plus grande depuis que deux phénomènes contigus sont venus la conforter : le prolongement des études combiné à la fermeture du monde du travail et le grippage des processus d’insertion. Finalement, plus l’entrée dans la vie active est retardée pour le jeune et plus le phénomène de l’entre-soi dure.

 

Journal de l’animation : on parle aujourd’hui d’une montée du communautarisme dans notre pays : cette tendance colore-t-elle  la forme prise par les bandes de jeunes contemporaines ?

Michel Fize : Les dérives communautaristes ne sont pas toujours là où on le croit. Il y a de plus en plus de petits groupes qui se forment autour de philosophies ou  de principes de vie, et qui ont tendance peu à peu à se replier sur eux-mêmes et à prendre de la distance par rapport aux autres petits groupes. Je pense par exemple aux « rappeurs », aux « skateurs », aux « gothiques » auxquels viennent se rajouter depuis peu un nouveau groupe à la mode, les « grunchs » . On est dans quelque chose de l’ordre du clanisme. Quand une société est en grande difficulté pour apporter une identité claire et valorisée à sa jeunesse, celle-ci va avoir tendance à se tourner, se replier, se réfugier vers ce qui va lui apporter des substituts identitaires. C’est ce qui se passe aujourd’hui sous la forme de l’émergence de micro communautés et c’est assez nouveau. Le communautarisme dépasse donc les seules manifestations de radicalisation religieuse, politique ou culturelle.

 

Journal de l’animation : Quelle attitude devrait avoir le monde adulte face aux bandes de jeunes ?

Michel Fize : Peut-être, peut-on commencer pas employer un autre terme. Il y a des mots qui stigmatisent encore trop. La « bande » fait peur, car elle renvoie à des problématiques de violence. Bande, banlieue, bannir etc… ont la même racine … qui signifient mise à l’écart. Il y aurait donc un effort sémantique à faire. On pourrait parler de groupe, ce qui est plus neutre. D’ailleurs, on parle déjà de groupe de supporters ou de groupe-classe … D’un point de vue plus général, il faudrait ensuite porter un autre regard sur la jeunesse en considérant qu’à cet âge, les regroupements sont naturels. Il ne faut pas y voir un danger réel ou potentiel. Enfin, pour répondre de façon plus globale à votre question, j’évoquerais la nécessité de passer par le dialogue, par l’échange, et aussi par des compromis. Si on admet que les jeunes peuvent parfois déranger, il faut trouver des solutions, pour y remédier. En leur fournissant, par exemple, des lieux pour se retrouver. Ainsi, quand ils réclament de pouvoir se regrouper entre eux, on doit pouvoir leur apporter une réponse. C’est d’ailleurs là une revendication récurrente qui avait fait l’objet d’une demande insistante lors de la consultation des jeunes à laquelle j’ai participé en 1994 et qui avait été réalisée à partir du questionnaire Balladur : avoir un local que l’on gère soi-même où l’on peut se regrouper quand on veut, avec qui l’on veut. C’est là une vieille requête que l’on retrouve déjà dans les années 1970 et qui se pose encore aujourd’hui. Il ne s’agit donc pas d’avoir peur des regroupements et d’essayer de les interdire, parce qu’ils auront lieu de toute façon, d’une manière ou d’une autre, mais de leur donner un espace et une légitimité pour que cet entre soi puisse s’organiser. Contrairement à ce que l’on pense parfois, les jeunes en se regroupant ainsi, ne rejettent pas forcément la présence des adultes, ils attendent simplement d’eux qu’ils soient des interlocuteurs bienveillants.

 

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°60 ■ juin 2005