Les interdits

L’interdit est la condition de la liberté

 « Il est interdit d’interdire » proclamaient les murs de Mai 1968. La révolte des enfants du baby boum contre une société étouffante et répressive a-t-elle provoqué une permissivité et un laxisme qui seraient, à en croire certains, responsables de tous nos maux ? Comment la société contemporaine peut-elle trouver un juste équilibre entre autoritarisme et laisser-faire ? Quelle attitude adopter qui fasse sa juste place tant au respect de la liberté individuelle qu’à des règles de vie qui ne peuvent tout autoriser ? La question de ce qui est permis et de ce qui est interdit est au cœur de toute relation humaine et singulièrement de tous rapports entre adultes et enfants.

Les interdits connaissent depuis quelques décennies un retournement de destin des plus étonnant. Vilipendés dans la seconde moitié du XXème siècle, ils semblent bénéficier aujourd’hui d’un notable retour en grâce. L’exemple emblématique de cette évolution est sans conteste la récente loi sur le tabac qui n’a pas hésité à faire de l’interdiction son argumentation principale, sans avoir déclenché autre chose qu’une timide lever les boucliers de la part des traditionnels pourfendeurs de la répression. Des communautés l’appellent de leurs voeux pour rendre illégale toute moquerie contre une religion (affaire des caricatures de Mahomet). L’attitude de chacun d’entre nous est le plus souvent paradoxale. D’un côté, il nous est plus ou moins insupportable de voir quelque oukase réduire nos droits et limiter la satisfaction de nos désirs. Mais, de l’autre, nous réclamons que la loi nous défende d’autrui et nous mette à l’abri de l’arbitraire. Tout se passe comme si l’interdit était à bannir dès qu’il nous concerne, mais devrait s’appliquer quand il permet de nous protéger. On est au cœur de l’articulation entre la liberté individuelle et le droit à ne pas subir la toute puissance de l’autre, entre la jouissance sans limites de nos pulsions et l’acceptation d’une frustration nécessaire au respect de la place d’autrui. Notre propos ne se placera ni du côté de la mise en accusation de l’interdit que nous considèrerions par essence comme liberticide, ni du côté de la revendication du retour à l’ordre et à la discipline que l’on regretterait de voir de plus en plus manquer dans une société à la dérive. Il sera plutôt d’essayer de comprendre de quels interdits nous avons besoin, ce que nous pouvons en faire et jusqu’où nous pouvons/devons aller.

 

L’universalité des interdits

Il n’existe pas de société humaine qui ne soit fondée sur des prescriptions et des proscriptions. Le philosophe Paul Ricœur a expliqué comment l’interdit vient mettre un frein à la violence qui naît de notre désir de liberté. Ce n’est pas parce que je suis un être libre que je peux faire n’importe quoi et que je suis autorisé à attenter à la vie d’autrui et à ses intérêts. Le vivre ensemble implique de se plier à des règles tant positives (qui indiquent ce que l’on peut faire), qu’à des défenses impératives (ce que l’on ne doit pas faire). Le lien social qui se tisse entre les membres d’une même communauté ne peut se maintenir si chacun fait ce qu’il veut, quand il le veut. Se plier à une loi commune apparaît donc incontournable, sauf à transformer la société en un lieu de lutte permanente de tous contre tous, chacun essayant d’imposer ses propres intérêts aux autres. Pour autant, les prohibitions imposées le sont toujours à un moment donné, dans une société donnée et n’ont en tant que tel, aucune valeur absolue et a-historique. On trouve fréquemment l’affirmation selon laquelle il existerait trois interdits fondamentaux dans la plupart des civilisations : le meurtre, l’inceste et l’anthropophagie. On tient cette théorie de Sigmund Freud. En fait, un examen de la réalité ne permet pas de valider cette affirmation. Or, ces règles n’ont rien d’universel. C’est le choix de chaque peuple de les promulguer ou non. Ainsi, au niveau individuel, une personne a rarement possédé le droit de tuer son prochain. Mais, tout a longtemps été question de statut.

 

L’interdiction du meurtre 

Dans l’antiquité, si un citoyen libre qui assassinait un autre citoyen libre était puni, le Paterfamilias avait droit de vie et de mort tant sur sa femme que sur ses enfants ou sur ses esclaves. A l’échelle de la société, la collectivité s’est de son côté toujours autorisée à donner la mort, tant en période de guerre qu’en tant de paix. Les guerres de 1870, 1914-1918, ont causé respectivement 570.000 et 8.000.000 de morts, ce chiffre atteignant entre et 40 et 60 millions lors du conflits mondial de 1939-1945. Plus le prétendu progrès de la civilisation avançait, moins l’interdit du meurtre a donc été appliqué. Pour ce qui est de la peine capitale, on compte à ce jour 128 nations abolitionnistes et 69 autres qui continuent à commettre le meurtre délibéré de ses concitoyens. Certes, tout cela est réglementé. Il existe un droit des conflits armés adopté à La Haye en 1899 qui précise le code moral à partir duquel il est permis de s’entretuer ! La peine de mort répond, elle aussi, comme toutes les autres sanctions, à des modalités juridiques formalisées. Ce qui est donc interdit, ce n’est pas tant le meurtre en général que la mise à mort décidée individuellement, hors des protocoles mis au point par la société. Le droit d’assassiner est devenu le monopole de la collectivité. Cela est un progrès par rapport à la règle du talion (« œil pour œil, dent pour dent ») qui limitait la justice à la vengeance personnelle. Mais, on est loin, convenons-en, de l’idée de faire du meurtre un tabou fondamental !

 

L’interdiction de l’inceste et de l’anthropophagie

Toute société a toujours élaboré des interdits concernant les relations sexuelles entre personnes trop dissemblables ou au contraire trop proches. Mais les modalités d’application de cette règle générale ont été élaborées d’une manière très spécifique à chacune. Ce qui est formellement rejeté dans l’une peut être accepté dans une autre. Ainsi, l’interdiction portant sur les rapports sexuels entre parents et enfants sont une spécificité de certaines civilisations, particularité qu’on ne retrouve pas partout. L’anthropologue Maurice Godelier rappelle ainsi que les égyptiens de l’antiquité trouvaient tout à fait normal que les frères et les sœurs se marient entre eux. Cette pratique millénaire ne les empêcha pas de développer la brillante civilisation que l’on sait. Il en allait de même pour la civilisation iranienne antique, qui avait même élevé au rang  d’idéal divinisé l’union d’un père et de sa fille, mais aussi d’une mère et de son fils à l’image de ce qui se faisait chez les Dieux locaux(2). Quant à l’anthropophagie, elle a toujours existé pour des raisons de survie (pénurie grave de nourriture) ou mystique (s’approprier la force d’un ennemi, incorporer le savoir de ses ancêtres). La religion chrétienne en a même fait l’un de ses sacrements essentiels : l’eucharistie, qui consiste à absorber métaphoriquement le « sang et le corps du Christ ».  Cette curieuse coutume a eu beau être expliquée par la tentative de symboliser une pratique ancestrale pour éviter qu’elle ne se perpétue, cela n’a pas empêché les soldats du Christ de déguster un certain nombre de païens à l’occasion des croisades !

 

Mille et un interdits

En évoquant ces trois interdits, présentés comme fondamentaux par Freud, notre intention n’est pas d’accroire l’idée qu’ils puissent être limités dans leur nombre. On en trouve au contraire une multitude qui avait un sens et  une signification forte pour les peuples qui les ont édictée. Certains d’entre eux peuvent néanmoins apparaître des plus baroques. Ainsi du Mikado, empereur du Japon, incarnation de la déesse Soleil, qui ne pouvait toucher le sol. Il devait être porté sur des épaules humaines. Tant qu’il était éveillé, on ne pouvait lui couper les cheveux ou les ongles. Pour le faire, on attendait qu’il dorme. On ne pouvait pas non plus manger dans un plat qu’il avait utilisé. La vaisselle qui lui est destinée était donc cassée après usage. Le Roi du Siam qui bénéficiait d’un régime voisin, ne pouvait, sous peine de mort, être touché, sans son ordre formel. En juillet 1874, il fut projeté hors de sa voiture et resta étendu sans connaissance. Personne n’osa lui porter secours. Le peuple hébreux avait de son côté interdit aux hommes de tenir leur verge en urinant. Les Indiens Tzikaos ne pouvaient en tant futurs pères se livrer à la pêche et passaient de longs moments, affamés, dans leur hamac. Et puis, il y a ces interdictions largement répandues qui visent les femmes au moment de leurs menstruations, leur prétendue impureté les rendant inaptes à toute sorte de travaux et de positions tant au sein de la société que la hiérarchie religieuse.

 

L’interdit comme condition de la liberté

Si aucun interdit n’est vraiment universel, il y a donc bien une universalité des interdits. Comme nous l’avons déjà expliqué,leur rôle reste un fondement essentiel à toute vie commune. Si les animaux mettent d’instinct une limite à la violence destructrice pour leur espèce, les hommes menacent d’anéantissement leur société. La liberté ne peut être absolue que pour l’ermite, ou celui qui dénie le reste du monde. Son authenticité est circonscrite à l’acceptation des contraintes de toute acceptation de l’autre dans sa différence et son intérêt propre(2). Pourtant, interdire est le plus souvent appréhendé sous sa dimension contraignante plus que sous son aspect libérateur. La notion elle-même induit une multitude de termes à la connotation négative : sanctionner, réprimer, assujettir, contraindre, limiter, restreindre, circonscrire, défendre, soustraire prohiber, empêcher exclure, priver, inhiber ... C’est en brandissant le drapeau de la liberté qu’on s’oppose aux interdits, sans comprendre que l’un et l’autre sont indéfectiblement liés. C’est grâce aux limites morales et légales posées que l’on peut orienter la sensibilité d’une personne, pour lui permettre d’intégrer la cohérence du système culturel dont elle fait partie, faciliter chez elle l’identification des modèles symboliques qui régissent les conduites admises, lui faire participer au sens que les hommes donnent à leurs actes… Notre propos pourrait sembler au lecteur un véritable panégyrique de l’interdit. Que nenni !   

 

Portée …

Car, tous les interdits ne sont pas acceptables en tant que tels. Il peuvent tout autant être le socle sur lequel peut se développer la démocratie que le terreau sur lequel s’édifient les dictatures. De fait, pendant longtemps, l’individu a été écrasé sous des règles strictes, rigides et austères dont personne ne connaissait plus la raison d’être. Seule la tradition et la  reproduction passive de génération en génération les légitimaient. La libéralisation des mœurs a permis de faire sauter un certain nombre de contraintes autant absurdes qu’insupportables. Mais, cet affranchissement progressif des tutelles et de l’emprise du collectif longtemps prégnant, s’il a apporté une authentique délivrance,a eu aussi pour effet de faire disparaître les certitudes. Les règles sont devenues floues et instables, les normes ont perdu de leur autorité. Le choix individuel et le primat de la souveraineté personnelle ont dorénavant fait loi. Passé au crible de la critique, les interdits ne sont plus acceptés en tant qu’héritage d’un passé autoritaire mais à partir de leur légitimité. Seuls ceux qui suggèrent les comportements les plus sociables, qui instaurent le dialogue et visent à une fin juste, qui favorisent les civilités et le vivre ensemble sont validés. Il s’agit finalement d’un processus qui vise à leur harmonisation avec l’exigence démocratique, l’enjeu étant que les règles du jeu ne se brouillent pas en tant que contrat organisateur au profit du simple rapport de force. (2).

 

… et limites de l’interdit

Les interdits peuvent et doivent être utilisés pour leur rôle structurant et socialisant. Toutefois ils se heurtent à une limite essentielle : le respect d’un certain nombre de conditions, au premier rang desquels on trouve leur adéquation avec les droits de l’homme, la dignité humaine et le refus de toute discrimination (d’âge, de sexe, d’origine sociale, de croyance…). D’aucuns pensent que l’éducation au respect de l’autre, à la bienveillance réciproque et à la négociation peuvent permettre de faire reculer l’utilité des interdits. Les membres d’une même communauté pourraient se réguler entre eux et par eux-mêmes, sans qu’il y ait nécessité que s’imposent des contraintes. Il est fondamental de tendre vers cette approche autant qu’on le peut. Mais tout réduire à cela semble être une utopie bien optimiste qui n’a guère été vérifiée par l’histoire de l’humanité. Les 10.000 vies sauvées en cinq ans sur la route l’ont été bien plus par des interdits que seule la répression (permis à point, radars, retraits de permis …) a fait respecter, et non  les années de campagnes de sensibilisation. L’équilibre entre le permis et le non-autorisé reste plus que jamais l’une des bases essentielles de la vie sociale. Plus que jamais, l’adage « la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres » vient symboliser les modalités du vivre ensemble et les limites indispensables que garantissent les interdits.

 
(1) « Métamorphoses de la parenté » Maurice Godelier, Fayard, 2005, 680 p.
(2) « Les interdits, fondement de la liberté »  Michel Fize, Presse de la Renaissance, 2004, 196 p.

 

 

Petite histoire de l’interdit
Si le retour du refoulé est l’une de ses caractéristiques essentielles, l’espèce humaine n’a cessé de chercher à toujours mieux contrôler les instincts qui la relient à sa condition animale. Cela a commencé par les tabous, premières formes d’interdictions d’ordre magico-religieux qui distinguent ce qui est permis de ce qui en l’est pas. Avec le développement des grandes civilisations, deux autres systèmes sont apparus : les proscriptions morales religieuses (séparant le bien du mal) et les codes législatifs (opposant le légal à l’illégal). Aujourd’hui, si tabous et morale subsistent, c’est le droit qui régule ce qui est autorisé ou non.
http://www.mecaniqueuniverselle.net 
 
Interdit contre valeur ?
Les interdits maîtrisent les pulsions par la contrainte ou la menace. On s’y plie par obligation, sans que l’adhésion ne soit une condition préalable. La crainte de la sanction joue un rôle moteur dans la soumission à leurs proscriptions. Ils n’ont pas nécessité à être ni justifiés, ni légitimés. Ils ont vocation de s’imposer par essence. Il y a une autre manière de tenter de contrôler ces mêmes pulsions. C’est l’appel à la conscience, au raisonnement, à la réflexion qui s’acquièrent par l’éducation et l’apprentissage du respect réciproque. On a coutume d’opposer l’un à l’autre, stigmatisant le premier et valorisant le second. Il semble plus pertinent d’articuler les deux.
 
 
Doit-on toujours justifier un interdit ?
Pédagogiquement, il semble important d’expliquer le pourquoi d’une interdiction. Il est vrai qu’une règle démontrée et légitimée a bien plus de chance d’être acceptée et intégrée que celle qui est imposée par la peur ou la menace. Pour autant, le fondement de l’interdit, c’est qu’il s’impose au-delà et quelles que soient des discussions. A bout d’arguments, il arrive que l’adulte dise à l’enfant : « parce que c’est comme cela, ce n’est pas autrement ». Il peut apparaître nécessaire parfois non de finir, mais de commencer par là. Tout n’a pas à être légitimé, même si parfois il faut prendre le temps de le faire. C’est en fonction des circonstances, de la maturité ou de l’urgence que l’on module la réponse.
 
 
« Même si l'on peut intellectuellement admettre que certaines interdictions et certaines limitations (autorisations préalables) sont fondées du point de vue des intéressés en ce sens qu'elles se proposent de les protéger contre eux mêmes tout en protégeant les autres des conséquences des excès qu'ils pourraient commettre à leurs propres dépens – cf. par exemple, les conséquences de l'alcoolisme -, force est d'admettre que de tels régimes contribuent à déresponsabiliser les individus. En effet, s'il a été démontré que le meilleur apprentissage d'une règle est l'appropriation de cette règle, rien ne prouve, au contraire, que la peur d'une règle – comme peur de la sanction qu'entraîne l'infraction de cette règle – en emporte systématiquement le respect. Seule une personne responsable de ses actes peut, en toute conscience, faire le choix de ne pas commettre tel ou tel acte par rapport non pas tant à la Règle sociale qu'à son propre règlement –que l'on pourra appeler, morale, éthique, code de l'honneur… - : la meilleure des règles, celle qui est la plus efficace en terme de respect, est celle qui vient du dedans et non de dehors. Parce qu'ils déresponsabilisent, ces régimes ont un coût (social, sanitaire, fiscal, économique…) supérieur aux effets produits. »
Jean-Charles CABANEL

 

 

Lire interview : Reungoat Patrick - Déontologie

 

 


Fiche n°1 : Interdits alimentaires et religions

On explique parfois les interdits comme le produit de l’expérience et de la sagesses accumulées au cours des générations. Ainsi, le porc étant considéré comme un vecteur de maladies, surtout dans les climats chauds, sa prohibition serait une question d'hygiène et de santé. Chez les Navajos , en Arizona, le tabou qui interdit d'approcher et de toucher un cadavre s'expliquerait par le risque de contamination et de propagation des maladies... Ce qui est plausible pour ces deux exemples ne l’est guère pour la multitude de coutumes qui n’ont rien d’utilitaire et dont l’origine et la signification se perdent dans la nuit des temps. Les différentes religions sont friandes de ces interdictions arbitraires et burlesques. Le Judaïsme est régi par les Lois de la « kashrouth »  ( « kasher » signifie « licite » ) : interdiction du sang, de la chair d’animaux carnivores et omnivores ( porc ), des crustacés, du mélange viande / lait pendant le même repas. Chez les catholiques, peu de prescriptions alimentaires mis à part  le jeûne recommandé pendant le carême et avant la communion. La religion Islamique distingue ce qui est Halâl (licite), de ce qui est illicite (Harâm). Sont proscrits :  le porc, l’alcool, la levure, les légumes en conserve ou surgelés. Le Sikhs préconisent  le végétarisme ou la consommation de viande provenant d’un abattage rituel. Ils interdisent l’alcool. Les Rastafaris prônent le végétarisme et rejettent toute nourriture altérée artificiellement. Les Mormons interdisent l’alcool, mais aussi le tabac, le thé et le café. L’Hindouisme est adepte du Végétarisme et rejette l’ail, oignon, alcool considérés comme des excitants. Le Jaïnisme pousse le végétarisme à l’extrême, allant jusqu’à interdire les fruits autres que ceux ramassés sur le sol. Chez les Bouddhistes, on est aussi végétarien et on ne boit pas d’alcool. Ces spécificités n’ont de valeur que pour distinguer le disciple de celui qui ne l’est pas, d’identifier des fidèles qui se reconnaissent au travers des mêmes pratiques. (d’après « Dieu(x), modes d’emploi. L’expérience religieuse aujourd’hui » Exposition Bruxelles) . Les croyants sont libres de respecter les interdits les plus divers. Puisque c’est leur choix, grand bien leur fasse. Mais pourquoi auraient-ils le pouvoir de les imposer à l’ensemble de la société ? De quel droit décideraient-ils du comportement de chaque citoyen. C’est le cas dans les Etats théocratiques ou des les pays qui mettent entre les mains des hiérarchies religieuses la gestion de la morale et de la norme. Il est aussi insupportable d’accepter qu’ils régissent la vie de chacun que d’imaginer qu’on les empêche de mener la leur, selon leurs croyances.

 


Fiche n°2 : Interdit et transgression

Qui dit interdit dit forcément transgression. L’un ne va pas sans l’autre. On pourrait presque affirmer que l’un attire l’autre. La contestation de la règle sociale peut advenir par jeu face à une coutume que l’on s’amuse à contourner, par résistance consciente à une obligation dont on ne partage pas la légitimité ou encore par incapacité à supporter la moindre contrainte. Que ce soit par éthique, par rébellion ou du fait d’une difficulté sociopathique, bien des raisons expliquent ces refus de se plier à ce qui est proscrit. Cette opposition présente une double dimension contradictoire : elle apparaît autant irrespectueuse du vivre ensemble, qu’elle est facteur d’évolution de la société. Transgresser c’est tout d’abord faire preuve d’une intolérance à l’autre et à la règle qui a été définie collectivement. C’est se condamner au supplice de l’éternel inassouvi, rester esclave de son désir et se montrer incapable de s’affranchir de ses pulsions. Mais la transgression peut aussi être une forme de réaction éthique. Le philosophe américain Henry David Thoreau, inventa en 1849 le concept de désobéissance « civile », pour évoquer le droit de s’élever, au nom de la seule conscience individuelle, contre les lois de la cité.  En 1945, le tribunal de Nuremberg formula l’obligation pour tout soldat de désobéir à un ordre « manifestement illégal », c’est-à-dire un commandement de l’autorité légitime qui contrevient aux droits humains fondamentaux (achever un blessé, torturer...). C’est ce que les juristes appellent la théorie des « baïonnettes intelligentes » qui incite à s’opposer à l’interdit de la désobéissance. Mais au-delà du combat pour qu’en toutes circonstances triomphent les principes démocratiques, il y a l’action de ces minorités qui, refusant d’accepter la règle imposée par la majorité, permet à la société de progresser. Celles et ceux qui se sont battus contre l’interdiction du droit de vote des femmes, de l’avortement ou des radios libres ont fait avancer notre société. Celles et ceux qui se sont engagés récemment contre l’interdiction de toute forme d’euthanasie peuvent être perçus comme des précurseurs de ce qui sera peut-être demain banalisé (mais, comme cela n’est jamais simple, celles et ceux qui ont obtenu l’interdiction de la peine de mort, des discriminations et des mauvais traitements faits aux femmes et aux enfant, l’ont fait tout autant !). Pour autant, toute transgression ne présente pas la même importance, ni les mêmes conséquences. Si elle justifie d’une réaction sociale, sous peine de voir la communauté perdre toute crédibilité, une sanction disproportionnée peut avoir un effet tout aussi désastreux. Sa nature doit être différente selon que le manquement constaté cela relève  du crime, du sacrilège ou de la simple faute de goût. Cela pourra aller de la punition exemplaire à la dérision, en passant par la réprobation morale : il n’est pas aussi grave de menacer la vie de quelqu’un que de verser de l’eau dans un vin millésimé de grand prix.

 


Fiche n°3 : Témoignage de Thomas Janus

«  Il est interdit d’interdire » : c’est avec cette conviction que j’ai commencé ma carrière d’animateur. J’intervenais alors dans un club d’ados et j’étais persuadé que les jeunes aspiraient à se libérer de l’oppression que leur imposait le monde des adultes. Quelle ne fut pas ma surprise d’assister au dialogue de mon chef venu rencontrer les jeunes de mon club : « Thomas est très gentil avec nous, mais le problème c’est qu’il nous laisse tout faire ». J’étais stupéfait !  La liberté sans entraves que j’essayais de leur apporter semblait constituer pour eux non un émancipation, mais une forme de désinvestissement voire de désintérêt. Ils avaient besoin de se confronter à une règle et à des limites, pour identifier la marge de manœuvre dont ils disposaient entre le permis et le proscrit. Leur laisser tout faire, c’était ne pas les aider à gérer leurs envies du moment, à les hiérarchiser et à les faire correspondre au possible et au souhaitable. Je n’ai pas compris ce jour-là le message de ces jeunes. Ce n’est que progressivement que j’ai intégré leur demande : « Il est interdit de ne pas interdire ».  Cela n’implique pas de tomber dans l’excès inverse qui consisterait à tout empêcher, mais de proposer un dialogue sur ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. Au début de tout nouveau séjour, je pose d’emblée les interdits fondamentaux liés aux lois (concernant le vol, la violence, la consommation de drogue etc …). Puis je rappelle le contrat moral qui me lie à l’instance organisatrice (le projet pédagogique) qui lui non plus n’est pas négociable. Puis, je demande à l’équipe d’animation d’élaborer avec le groupe les modalités de règles de vie communes. Il m’arrive d’imposer des interdictions totalement arbitraires qui me semblent nécessaires, telle celle qui concerne le prêt de vêtements, quand la crainte d’un possible racket m’incite à trouver une solution de protection. Notre rôle éducatif consiste à faire vivre à la collectivité d’enfants le mode de vie démocratique qui implique des élaborations communes et des règles imposées.

 

 

Bibliographie   
« Les interdits. Fondement de la liberté » Michel Fize, Presse de la Renaissance, 2004
Il est d’usage d’opposer liberté et interdit, la première étant à chérir et le second à proscrire. L’auteur nous rappelle avec force dans un ouvrage fort bien documenté, que loin d’être antagonistes ces deux notions sont éminemment complémentaires. Bien sûr, si l’interdit s’impose de façon absolue à certaines libertés (comme celles de nuire à autrui), il n’est parfois jamais opposable à d’autres (telle la liberté de pensée). Objets traditionnels de réprobation en ce qu’ils menacent notre satisfaction, ils sont l’objet de plaintes et de critiques récurrentes. On leur a reproché d’être inutiles et insupportables, injustes et inégaux. Mai 1968, les considérant comme attentatoires à l’espace vital individuel et au droit d’exister, a décrété qu’« il était interdit d’interdire ». Pourtant, les interdits ne sont rien en eux-mêmes. Ce qui compte c’est le sens qu’ils prennent. Ils concernent tout autant les domaines familiaux, conjugaux, scolaires, professionnels, juridiques, alimentaires, écologiques et interviennent dans les domaines liés au sexe ou à l’âge et sont liés aux opinions politiques, philosophiques ou religieux. Leur évolution dans le temps est chose normale. Tout comme la remise en cause de leur caractère naturel ainsi que leur questionnement systématique qui n’implique nullement leur anéantissement.

« Pourquoi l'interdit ? Regards psychologique, culturel et interculturel » Zohra Guerraoui & all, érès, 2006
Dans nos espaces contemporains de vie, l'interdit tend à être appréhendé comme une aliénation, expression d'une loi abstraite soit subjective (de l'éducateur), soit groupale (de la société), contraire à l'épanouissement du sujet. Ce dernier cherche à s'en affranchir et le prescripteur (le plus souvent le parent ou son substitut) a du mal à l'assumer sans culpabilité. Or, l'interdit contribue aux limites organisatrices de la psyché. Il proscrit et prescrit. Il est acte d'autorité : en amont, il fonde l'autorité ; en aval, il la légitime quand elle défaille. Il indique les points butoirs à partir desquels il faut composer et aménager, donc se constituer en sujet.
Il est à l'interface du subjectif et du culturel. Familles, espaces d'éducation sont porteurs d'interdits. Selon les cultures, ils prennent des formes localement variables. Ils portent sur le corps, les aliments, les lieux, les gestes... Les rencontres avec des personnes d'origine étrangère et avec des patients migrants nous obligent à interroger les significations, expressions et vécus des interdits, dans leur dimension subjective et culturelle.
Les situations interculturelles confrontent ou court-circuitent parfois des sens interdits. A partir d'une réflexion pluridisciplinaire, des psychologues, des cliniciens, des anthropologues, des historiens, des juristes exposent et confrontent leurs observations, leurs perceptions, leurs analyses de l'Interdit et des interdits.

« Il est Interdit d’Interdire. Censure et Répression »
Erick Dietrich et Stéphanie Griguer, JML, 2005
Depuis les années 90, dans les démocraties Européennes, une certaine forme de répression morale et psychique s’est installée. Au nom des bonnes mœurs, du protectionnisme d’Etat ou du politiquement correct, on empiète sur la liberté de penser, de parole et d'opinion. La psychose ambiante générée par les attentats ne fait qu’accélérer cette évolution et justifie la mise en place de mesures de contrôle de plus en plus strictes. Un nouvel ordre moral sourd aux droits de l’homme voit donc le jour. Les auteurs analysent comment l’on passe insensiblement de la censure à l’autocensure sans même le réaliser, comment la censure et la répression se sont taillées une place de choix dans notre démocratie et qui en sont les principaux bénéficiaires. Ils dénoncent l’utilisation abusive de la censure et de l’autocensure qui est mise en place insidieusement par une certaine forme de gouvernance : qu’elle soit politique, judiciaire, médiatique ou  sociale. Cet essai tente de de décrypter les moyens qu’utilisent la censure et la répression pour entraver insidieusement nos libertés fondamentales et nos sentiments identitaires. Aujourd’hui, on ne peut plus laisser dire qu’un écrit ou qu’une création tourmente la conscience collective parce qu’il touche à des interdits et des tabous et donc que la censure doit s’appliquer. C’est la censure qui en tant que telle tourmente la conscience collective en infiltrant de la culpabilité et des tabous.                                                   
 
« Mais pourquoi tant d'interdits ? » Marc Cantin & Bruno Salamone, La Martinière, 2004
Interdit aux moins de 12 ans, interdit de se baigner, interdit de crier, interdit de veiller tard devant la télévision...Tout, autour de nous et dans notre quotidien, ne semble qu'interdiction. C'est à se demander s'il nous reste des droits ! Pourtant, les interdits sont essentiels et n'ont pas que des mauvais côtés. A quoi servent les interdits ? Pourquoi ne sont-ils pas les mêmes pour tous ? Que serait notre vie si tout était permis ? L'auteur nous apporte ici des réponses drôles et pleines de bon sens.

« Pourquoi c'est interdit ? » Magali Clausener-Petit, Jacques Azam , Milan, 2003
Pourquoi ne peut-on pas faire tout ce qu'on veut ? Tout simplement parce que si chacun faisait ce qu'il voulait, sans se soucier des autres, ce serait invivable. Pour vivre ensemble, dans la société, au collège ou à la maison, des règles sont nécessaires. Mais certains actes ne sont pas interdits par la loi, alors qu'ils sont dangereux pour la santé : par exemple, fumer des cigarettes ou boire de l'alcool. L'objectif de cet " Essentiel Milan Junior " est de t'aider mieux comprendre pourquoi certains actes sont interdits, et d'autres, permis mais déconseillés. Comprendre les règles, c'est pouvoir réfléchir sur son comportement. Et c'est un premier pas pour grandir et devenir libre et responsable.

« Comment ne pas mettre la honte à vos enfants- 250 "interdits" à l'usage des parents »  Travis Goldman & Zack Elias, Presse de la Cité, 2000
Vos parents sont adorables, c'est entendu, mais ils le seraient encore plus s'ils cessaient de vous mettre la honte à tout bout de champ. Voici donc la liste des centaines de choses qu'ils font quotidiennement et qui vous plongent dans un embarras tel que vous préféreriez mourir plutôt que d'être vus en leur compagnie. Dans un magasin : ne nous appelez pas en hurlant dans tout le magasin. Si nous nous perdons, cherchez-nous en silence. Devant la télé : n'appuyez jamais sur les boutons de la télécommande avec l'index. Ça se fait avec le pouce. En vacances : ne nous dites pas que nous allons nous faire des copains sur place.
Et si par malheur il y a des jeunes de notre âge, n'essayez jamais de nous les présenter.

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°80 ■ juin 2007