Entre appréciation et appropriation culturelle

Comment s’y retrouver ?

Peut-on arborer des images tribales amérindiennes sur son tee-shirt, porter des coiffures affros ou manger des Sushis, sans prendre le risque d’offenser les membres de la culture qui les ont imaginés ? Une nouvelle polémique a surgi récemment : l’accusation d’appropriation culturelle. Les A.C.M. fonctionnant en miroir avec le reste de la société, ils sont aussi le lieu du croisement et de l’articulation des différences et de la diversité au sein des publics qui les fréquentent. L’occasion pour ce dossier de réfléchir d’abord à la question des minorités, de leur place et de leur traitement au sein de la communauté nationale. Pour, ensuite, aborder le problème de la cohabitation entre les différentes cultures : peuvent-elles s’entremêler ? A quelles conditions l’hybridation est-elle possible ?

 

Le centralisme à la française

S’il est un mythe fondateur de notre fonctionnement constitutionnel, c’est bien celui du centralisme et de l’universalisme. Il est important de rappeler la genèse de ce modèle afin de mieux comprendre pourquoi et comment il perdure encore aujourd’hui.

La culture sociopolitique imprégnant la nation française est largement dominée, depuis le XVIIème siècle, par le centralisme étatique. Rompant avec un empire romain placé sous l’autorité de son empereur, le régime féodal occidental qui lui succède s’organise autour d’une chaîne hiérarchique pyramidale reliant le roi (à son sommet) au serf (à sa base), en passant respectivement par les barons, vicomtes, comtes, marquis, ducs et princes. Le lien de subordination qui attache alors la marche supérieure à la marche inférieure de cet escalier repose sur une relation de fidélité de personne à personne : le suzerain (le protecteur) reçoit un serment de son vassal (son protégé), gardant officiellement tous ses pouvoirs de puissance publique, mais lui délégant dans les faits la mission de les exercer sur son territoire. Progressivement le pouvoir central va s’imposer à tous les échelons. Cela commence par Philippe Auguste qui promeut au XIIème siècle une organisation administrative plaçant l’ensemble du territoire sous son autorité. C’est Louis XIV qui finalise ce processus, refusant même de prendre un premier ministre, pour mieux personnaliser sa domination absolue. Au moment de la révolution, la centralisation jacobine prend le relais de l’ancien régime : tout arrive et tout part de Paris. La cinquième République instaure un régime politique qui donne à son Président, élu au suffrage universel, des pouvoirs considérables. En 1982, 2002-2004 et 2013, trois actes de décentralisation ont répartis les compétences administratives et politiques entre l’État central, les régions, les départements et les communes, réhabilitant les fonctions des collectivités locales. Mais, le centre de décision apparaît encore très (trop) parisien.

 

L’illustration des langues régionales

Cette organisation étatique, qui constitue l’ADN de notre nation, a trouvé sa légitimité dans les convictions universalistes des philosophes des Lumières et de la Révolution française de 1789. L’ambition défendue alors était bien de transcender tous les particularismes et de s’adresser de façon égale à chaque citoyen, quelle que soit son appartenance géographique, ethnique ou socioprofessionnelle. Ainsi, tout au long du XIXème et de la moitié du XXème siècle, les instituteurs n’eurent de cesse que d’inculquer les mêmes références culturelles sur tout le territoire national, en commençant par l’obligation d’avoir à parler la même langue : le français. Les enfants dénoncés ou surpris à parler breton devaient porter, en punition, un sabot attaché autour du cou. Il était interdit « de parler breton et de cracher par terre » disait alors une affiche accrochée dans certaines écoles. De même, dans le sud de la France, où se parlait l’occitan, les instituteurs donnaient une pièce gravée d'une croix à l'élève surpris à parler dans sa langue maternelle, « en patois ». S’il entendait un autre enfant en faire de même, il la lui donnait. Cette pièce passait de main en main, jusqu’à la fin des cours, le dernier élève en sa possession étant alors puni, voire corrigé physiquement. Aujourd’hui encore, toute tentative de faire reconnaître une spécificité d’ordre culturel, linguistique ou ethnique est taxée de communautarisme et stigmatisée comme une menace contre l’unité nationale. L’illustration la plus frappante est sans doute la signature en 1999 par le gouvernement de la charte européenne des langues régionales rédigée en 1992  à l’initiative du Conseil de l’Europe qui prévoit le droit de pratiquer ces langues « dans la vie privée et publique». Elle n’a jamais été ratifiée par le parlement et fait l’objet d’un veto du Conseil constitutionnel et de plusieurs avis défavorables du Conseil d’État se fondant sur l’article 2 de la Constitution affirmant « La langue de la République est le français ».

 

Le gardien de la Loi
Le Conseil constitutionnel est chargé de vérifier la conformité avec la constitution de la cinquième république. Toute revendication spécifique se heurte à sa décision rendue le 16 juin 1999 : « les principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français (…) s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ».


L’émergence des minorités

Nombre de minorités n’acceptent plus d’être victimes du rouleau compresseur de la normalisation républicaine. Elles revendiquent le droit à exister, à faire vivre leur spécificité et à être reconnues en tant que telles. Quelle place leur accorder ?

La plus ancienne des différenciations renvoie aux croyances religieuses : catholique, protestante, orthodoxe, juive, chiite, sunnite, sikh, bouddhiste, hindouiste, animiste... L’histoire de l’humanité grouille de guerres de religions destinées à persécuter celles et ceux qui n’adhèrent pas au même dogme. Il y a ensuite ces 7.500 ethnies, représentant 1/6e de la population mondiale, au mieux délaissées au pire discriminées par la culture dominante du pays où elles vivent. Il y a encore ces minorités culturelles qui composent une nation comme la nôtre et sont nombreuses à attendre de l’État une reconnaissance : les basques, bretons, catalans, corses, occitans, provençaux, normands, gascons, alsaciens, antillais, réunionnais, roms … qui maintiennent plus ou moins vivante, selon les cas, une tradition littéraire, linguistique, culturelle originale. Mais, ce sont aussi ces communautés de nationalité française issues de l’immigration qui souhaitent préserver leurs racines venues d’autres contrées : Pologne, Italie, Espagne, Portugal, Turquie, Maghreb, Asie, Afrique, Madagascar, etc … On peut encore évoquer les minorités de genre que l’on regroupe sous l’acronyme LGBTI : ce sont les personnes s’affirmant Lesbienne, Gay, Bisexuelle, Transsexuelle ou Intersexuée et qui font trop souvent victimes de mépris, de rejet, voire de violence. Un certain nombre de minorités biologiques ont pris la parole plus récemment, réclamant elles aussi le droit à la différence : des sourds qui défendent leur propre langue et culture spécifiques face à la tyrannie des entendants, des autistes voulant préserver leur neurodiversité face aux normopathes, des schizophrènes voulant sauvegarder leur double perception du monde etc… Mais, bien d’autres caractéristiques peuvent devenir potentiellement stigmatisantes : être une femme, un senior ou un jeune, un pauvre ou un riche, un précaire ou salarié en CDI, un salarié ou un fonctionnaire, sans oublier être noir, originaire d’Afrique du nord, d’Asie ou encore arborer une chevelure blonde ou rousse.

 

Les alternatives

Toutes ces sensibilités se côtoient en permanence. Certaines identités spécifiques ne sont pas faciles à vivre. Non, parce qu’elles manqueraient de légitimité, mais parce qu’elles se heurtent à l’intolérance. Comment organiser leur cohabitation et structurer leur vivre ensemble ? La première voie est celle que nous avons abordée dans la première partie de ce dossier : réduire les particularismes pour ne faire apparaître qu’une seule caractéristique, l'universalisme de la citoyenneté. On n’admet plus alors qu’un seul type de personne : le citoyen appartenant à la République, sa spécificité individuelle disparaissant derrière cette personnalité publique commune à toutes et à tous. La seconde voie possible est l’autre face de la même médaille : en opposition à l’affiliation républicaine, elle s’affirme comme une appartenance exclusive, naturalisée et essentialisée à une identité particulière. On n’existe plus alors qu’à travers une subordination identitaire religieuse, ethnique, culturelle, socio-économique, genrée, en s’enfermant dans les limites étroites de son groupe d’identification et en s’opposant peu ou prou à celles des autres que l’on est tenté d’accuser de ne pas appartenir à la même humanité. Troisième voie possible celle du métissage, du mélange et de la créolisation qui accepte le brassage des cultures, de l’ouverture à la diversité et de la participation volontaire au flux des influences réciproques, non dans un acte d’abdication de sa propre tradition, de sa langue ou de son particularisme, mais avec la conviction de l’enrichissement qu’apporte le contact avec l’altérité. C’est cette troisième piste que nous allons aborder à présent à travers une polémique doctrinaire : l’appropriation culturelle.

 

Scientifiquement faux
Les minorités raciales n’existent pas. La génétique a démontré que les signes physiques apparents qui semblent distinguer les individus entre eux (forme de visage, texture des cheveux, couleur de la peau …) sont liés à quelques uns des 20.000 gènes qui composent le génome humain. L’identité des milliers d’autres rapproche potentiellement plus le lecteur de l’équipement génétique d’un habitant du fin fond de l’Afrique que de celui de son voisin qui lui ressemble tant.

 

L’appropriation culturelle en débat

La polémique met en accusation des pratiques de domination que l’on croyait résorbées, mais qui réapparaîtraient sous la forme de la captation, du détournement et de l’aliénation de ce que les minorités opprimées ont de plus précieux : leur culture.

L’invasion d’une communauté humaine par une autre en vue de la dominer apparaît dès le néolithique, période de la préhistoire marquée par le remplacement progressif du nomadisme par la sédentarisation. S’emparer des richesses de son voisin, conquérir des espaces de peuplement, annexer des territoires, contrôler des routes commerciales… les raisons sont multiples, comportant aussi la volonté d’étendre une suprématie religieuse et/ou culturelle. L’épisode colonial européen, qui commence par la conquête de l’Amérique (1492) et se termine par la libération du joug occidental par les peuples d’Afrique et d’Asie dans la seconde moitié du XXème siècle, a laissé des traces douloureuses chez toutes les victimes de la tyrannie imposée. D’autant plus que cette emprise est loin d’avoir disparu.

 

Contre le colonialisme culturel

C’est justement ce que dénonce le concept d’« appropriation culturelle », l’oppression passée persistant à travers le pillage de ce qui fait le cœur des civilisations anciennement colonisées. Non seulement ces nations ont vu leur souveraineté violée, leurs ressources pillées et leur population parfois placée en esclavage, mais voilà que leurs anciens conquérants, dont elles ont réussi à se débarrasser avec tant de peine, s’accaparent des éléments de leur patrimoine culturel, comme si c’était un dû. C’est bien ce que définit le sociologue Éric Fassin, quand il explique que ce n’est pas la circulation de la culture qui est en cause. « Après tout, l’emprunt est la règle de l’art, qui ne connaît pas de frontières. Il s’agit de récupération quand la circulation s’inscrit dans un contexte de domination auquel on s’aveugle » (1). On n’est pas là dans un échange éthique, affirment d’autres acteurs de cette polémique. Il n’y a pas de transaction horizontale fondée sur l’égalité et le respect mutuel, mais une véritable spoliation, sous forme de pillage d’une richesse qui ne nous appartient pas. Et Éric Fassin de continuer en allant jusqu’à questionner la légitimité de traiter d’un sujet si on n’est pas personnellement concerné par la problématique qui s’y rapporte : « le monde universitaire n’est pas épargné par ces dilemmes : comment parler des questions minoritaires, quand on occupe (comme moi) une position « majoritaire », sans parler à la place des minorités ? » (1)

 

Vers une interfécondité

Une chose est de déposséder une ethnie de ses pratiques culturelles pour en tirer un profit économique, en les détournant de leur sens profond ou par simple réflexe hégémonique. Toute autre est l’intention de les emprunter dans une logique d’ouverture d’esprit, de considération et d’intégration de la différence. Cette démarche-là s’inscrit alors dans une dynamique éminemment humaniste : celle qui favorise le partage des coutumes, qui privilégie la connaissance de modes d’expression différents de celle qu’on pratique chez soi et promeut la découverte de l’infinie diversité des cultures humaines. Il n’est donc pas étonnant que des critiques fusent. A l’image de Caroline Fourest : « Ces gardes-frontières de l’identité n’ont rien d’antiracistes (…) En qualifiant d’« appropriation culturelle » tout partage et tout mélange, pileux ou musical, ils ne font que cloisonner et diviser. » Et de les accuser de viser « non pas le racisme, mais l'universalisme » (2).  Tania de Montaigne, quant à elle, prend le contre-pied de ces récriminations : « Je suis noire, ma peau est noire, mais je ne suis pas une Noire ! Cette couleur ne me définit pas. Figer quelqu'un dans cette identité, c'est lui ôter la possibilité d'exister par lui-même. » (3) Oswaldo de Andrade, poète brésilien, invitait à dévorer toutes ces cultures, noires, indiennes, européennes comme à la table d’un joyeux festin, pour créer une culture particulière, complexe et originale. On était en 1928 (4) !

(1) Le Monde24 août 2018
(2) Marianne du 3 mai 2018
(3) « L'assignation - Les Noirs N'existent Pas » Ed. Grasset & Fasquelle, 2018
(4) « Manifeste anthropophage »

Comment gérer le pluri culturalisme ?
Il y a d’abord les partisans de l’assimilation : le nouveau venu renonce et renie sa culture d’origine pour assimiler celle du pays qui l’accueille. Il y a ensuite le multi culturalisme, chaque culture se développant de son côté, sans jamais se rencontrer. Et puis, il y a l’inter culturalité qui promeut l’échange, sans que personne ne cherche à dominer l’autre, chacune se nourrissant  mutuellement grâce à l’enrichissement que procure la rencontre de l’altérité.

 

Ce qu’il faut combattre et préserver

L’idée est généreuse : traiter avec respect les cultures minoritaires et combattre l’oppression qu’elle ont pu subir et/ou qu’elles subissent encore. Le résultat final pourrait bien aboutir à une posture risquant d’isoler chacun(e) dans sa différence.

La critique de l’appropriation culturelle a fait irruption dans le monde de l’animation. « Les filles blanches n'ont pas à se faire des tresses plaquées car c'est insultant pour les filles noires », « on ne peut pas s'habiller avec des motifs navajo car c'est pas notre culture », « les festivaliers qui se mettent des coiffes d'indien, c'est raciste » : ce sont là quelques unes des réflexions auxquelles une lectrice a été confrontées. Elle les a fait parvenir à la rédaction.

 

Lutter contre le mépris culturel …

S’il y a bien une dimension pertinente à cette vigilance culturelle, c’est la dénonciation de toute attitude condescendante qui tournerait au ridicule des chants, des danses ou des traditions appartenant à d’autres cultures. C’est vrai qu’il est tentant de faire rire un public conquis d’avance, en usant de la dérision ou de la moquerie sur les coutumes d’autres peuples. Prenons par exemple, la préparation d’un spectacle mettant en scène un folklore exotique que l’on va présenter sous son jour le plus désuet et le plus dérisoire. Caricaturer les psalmodies chamaniques des amérindiens, c’est ignorer ce que ces cérémonies peuvent avoir d’envoûtant. Singer les petits pas de chinois se déhanchant, c’est réduire ce peuple à une image humiliante. Et que dire de cette danse orientale dont on ne retient que le ventre dénudée et qui fait rire à bon compte. On est là, sous un prétexte d’humour, dans la perpétuation d’une logique de domination qui institue de fait une hiérarchie entre la culture occidentale considérée comme noble et digne de respect et ce que l’on parodie parce que considéré comme insignifiant, mineur et futile. Il est moins fréquent de se moquer d’une procession catholique déambulant derrière une relique, d’un spectacle d’opéra lyrique avec un cantatrice soprano montant très haut dans les aiguës ou d’un défilé militaire d’un régiment marchant virilement au pas, spectacles qui nous sont plus ou moins familiers mais qui pourraient tout autant déclencher l’hilarité d’un public de profanes.

 

Promouvoir l’empathie entre les cultures

Bien des actions menées dans les ACM peuvent et doivent perdurer. Organiser une semaine du goût en proposant aux enfants de cuisiner différentes recettes avec des parents issus d’ethnies qui composent le quartier : des Gözlemes turcs en entrée (crêpes fourrées), un tajine algérien en plat de résistance, et des beignets vietnamiens. Et quoi de mieux que d’inviter, comme convives, les habitants dans une grande fête faisant honneur aux différentes cultures culinaires qui se côtoient. Proposer un atelier de confection de boomerang, en l’accompagnant d’une présentation de l’histoire de cet outil dont le plus ancien modèle en bois remontant à 11.000 ans a été retrouvé en Australie, mais que bien des ethnies ont utilisé à travers le monde. Moment calme: après avoir expliqué certaines coutumes indiennes, demander à chaque enfant d’adopter un nom (Soleil du matin, Aigle volant, Fleur des prés …)  et imaginer ensemble un conte. Ce croisement culturel ainsi proposé a pour ambition de développer le sens de la solidarité, de la fraternité et de l’empathie. Y renoncer, ce serait privilégier le sectarisme, l’enfermement sur soi, et l’étroitesse d’esprit. Comment réagir face aux protestations critiquant une appropriation culturelle ? Comme on le ferait face aux critiques de certaines familles qui protesteraient contre un projet pédagogique s’ouvrant à toutes les cultures, face à des remarques discriminatoires critiquant la place donnée à l’ouverture à d’autres cultures ou face à des revendications entendant promouvoir la seule identité chrétienne. En toute circonstances, il est essentiel de défendre les valeurs de l’éducation populaire : ouverture à l’altérité, tolérance entre les cultures et respect de la différence.

 

Dérive
Organiser une exposition sur le kimono, quand on n’est pas japonais, est-ce du racisme ? Cuisiner une pælla dans un plat en verre relève-t-il d’une insulte envers l’hispanisme ? Lancer une invitation à la fête, en employant le mot « fiesta » constituerait-il un vol caractérisé de la culture mexicaine ? Ces accusations authentiques d’appropriation culturelle présentent le risque d’isoler chacun dans son ghetto culturel, de détruire la rencontre entre les peuples et de créer un nouvel apartheid.

 

 

Rencontre avec  Daniel Derivois 
Professeur de psychologie et de psychopathologie

« Accepter de partager les différentes façons de penser le monde »

Directeur adjoint de Laboratoire de recherche à l’Université de Bourgogne Franche-Comté travaillant sur les problématiques identitaires, Daniel Derivois interroge les processus de domination et de mutualisation liés à la mondialisation. Il explique à quelles conditions, les croisements culturels constituent une opportunité d’enrichissement réciproques et non de fractionnement et de cloisonnement.

 

JDA : La mondialisation constitue-t-elle une chance ou un malheur ?

Daniel Derivois : Tout dépend. S’il s’agit de chercher à occidentaliser l’ensemble du monde, il ne peut y avoir là qu’un vice à dénoncer et à combattre. Si l’on évoque, au contraire, le mouvement de globalisation des idées, le processus de tissage du monde ou encore la mise en relation des différents éléments constitutifs de notre espace commun, on ne peut que s’en féliciter. Face à une société en pleine transformation, dont l’évolution nous confronte au pire comme au meilleur, c’est une chance à saisir que de nous reconnecter collectivement à ce qui constitue notre socle commun : notre même humanité.

 

JDA : Cette mondialisation a-t-elle aggravé ou réduit les discriminations subies par les minorités ?

Daniel Derivois : Si l’on se situe dans une tentative de domination, les discriminations ne peuvent que s’aggraver, comme le montre la résurgence malsaine de la xénophobie, du racisme et de l’antisémitisme qui s’affichent de plus en plus, en apparaissant de moins en moins tabou. Mais si, ce dont il s’agit, c’est bien l’affirmation de l’universalité de la condition humaine que permet potentiellement la mondialisation, les discriminations s’en trouveront combattues, car reconnues comme illégitimes. Nous sommes aujourd’hui dans une période de transition où des forces contradictoires s’engagent dans des directions opposées. Il nous faut trouver les bons canaux d’expression qui ne s’enferment pas dans les émotions collectives rarement bonnes conseillères. Il faut rappeler combien il y a de nous dans l’autre et de l’autre en nous, comme l’affirme si bien Toni Morrison : « Il n’existe pas d’étranger. Il n’existe que des versions de nous-même ».

 

JDA : Comment les minorités peuvent-elles s’y prendre, pour se protéger des effets pervers de la mondialisation et profiter de ses avantages?

Daniel Derivois : Je parlerai autant des minorités que de la majorité. De part et d’autre, il est essentiel de renoncer à un mouvement qui me semble dépassé : celui consistant à fonctionner sur un mode binaire. On ne peut plus opposer le combat des populations discriminées pour défendre leur identité spécifique contre la suprématie de ceux qui les oppriment, dans une dynamique de droit des uns contre les droits des autres. Ce qui me pose problème, c’est bien la démarche en miroir entre les Noirs et les Blancs, le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest qui en vient à contester l’existence de l’autre, dans une dérive d’identification à l’agresseur. Il faut se détourner de cet affrontement. C’est l’être humain qui doit constituer le référentiel fondateur et le soubassement de notre identité. Cette dimension ontologique transcende les cultures, les ethnies et les structures sociales.

 

JDA : le combat contre l’appropriation culturelle vous semble-t-il légitime ?

Daniel Derivois : Il est important de rechercher les différents signifiés derrière chaque signifiant, pour savoir si l’on parle de la même chose. Ce que je comprends, moi, dans appropriation, c’est « se rendre propriétaire de ». Si cela implique qu’une culture cherche à en dominer une autre, la résistance me semble tout à fait fondée. Mais, dès lors où l’on s’abreuve aux multiples sources de la culture mondiale pour les intégrer à la sienne, cela ne devrait pas poser problème. Sauf à s’enfermer dans un registre nationaliste étroit où chacun cloisonne jalousement ce qui lui est propre et interdisant à quiconque de s’en inspirer. Le français n’est pas parlé que dans l’hexagone. Que ce soit en Haïti ou au Québec, la francophonie est bien vivante. Ces pays ont pourtant digéré, adapté, transformé cette langue, en se l’appropriant. Il en va de même de ce que l’on trouve dans nos assiettes, du prénom que l’on donne à nos enfants ou des vêtements que l’on porte qui appartiennent à un vaste réseau mondial, que chacun peut choisir d’intégrer ou non à sa propre culture. On doit favoriser et encourager tout ce qui peut nous enrichir mutuellement dans le partage entre des cultures différentes, sans craindre d’y perdre sa propre identité, comme l’a très bien dit Édouard Glissant « Je peux changer, en échangeant avec l'autre, sans me perdre ni me dénaturer ».

Propos recueillis par Jacques Trémintin
daniel.derivois@u-bourgogne.fr

« La clinique de la mondialité » Daniel Derivois, Ed. De Boeck, 2017
En tant qu’être humain, nous sommes tous fondamentalement frappés d’interculturalité, de pluralité et de diversité. Mais, plus l’altérité frappe à nos portes, plus se multiplient les serrures identitaires. Pour s’y opposer, il faut renoncer à vouloir transformer autrui à notre image et croire que nos valeurs seraient le seul fondement cohérent de la pensée. Pour, ensuite adopter un registre allo-centré et non plus ethno-centré.

 

Ressources
Bibliographie
« En quête d'Afrique(s): Universalisme et pensée décoloniale »
Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, Ed Albin Michel, 2018
À partir de leurs itinéraires respectifs, le philosophe Souleymane Bachir Diagne et l'anthropologue Jean-Loup Amselle dialoguent sur des questions cruciales qui engagent les rapports entre l'Afrique et l'Occident. Ces échanges reposent sur la conviction partagée que toutes les entreprises qui visent à établir une communication entre les différentes cultures humaines de notre planète sont salutaires, car elles permettront d'abattre les barrières réelles ou imaginaires qui fragmentent notre monde.
 
« Se défendre. Une philosophie de la violence »
Elsa Dorlin, Ed. Zones, 2018

Il y a toujours eu une ligne de démarcation entre d’un côté les sujets dignes de se défendre et d’être défendus et de l’autre les corps acculés à des tactiques défensives, sans que la légitimité à le faire ne leur soit jamais reconnue. Elsa Dorlin fait un récit terrifiant de la violence imposée tant par l’ordre colonial que racial. Tout acte commis par un esclave, un indigène ou un subalterne fut longtemps considéré comme potentiellement délictueux. Les pratiques et cultures d’autodéfense ont toujours existé. L’auteure, tout en les légitimant, en pointe les risques. Quand les proies se mettent à chasser, elles se transforment en chasseurs à leur tour, chacun devenant une proie potentielle. L’altérité est alors éradiquée au profit de la peur et de la haine.
 
« Manifeste anthropophage : Anthropophagie zombie »
Oswald de Andrade et Suely Rolnik, Ed. Black Jack, 2011
« L'obstacle à la vérité, c'était le vêtement, l'imperméable entre le monde extérieur et le monde intérieur. Seul m'intéresse ce qui n'est pas mien. Loi de l'homme.. Nous voulons la Révolution Caraïbe. Plus grande que la Révolution française. L'union de toutes les révoltes efficaces en faveur de l'homme. Seule l'anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement. » Manger la culture colonisatrice, telle est la revendication du Manifeste anthropophage. À travers cette poésie savoureuse, Oswald de Andrade prône la transformation du Tabou en Totem. Le poète affirme la modernité brésilienne dans un processus esthétique et politique de transgression constante. «Seule l'anthropophagie nous unit.

« L'assignation : les noirs n'existent pas »
Tania de Montaigne, Ed. Grasset, 2018
Trois jeunes femmes étaient assises, non loin de moi, dans un restaurant. L'une a dit : « Les Noires, elles ont des grands vagins. » « Ah bon ? » a dit la seconde. Ce jour-là, j'ai donc appris que, comme toutes les Noires, j'avais un grand sexe. Oui, mais qu'est-ce qu'une Noire ? J'essaie de me souvenir du temps où je n'étais pas Noire, mais seulement noire, sans majuscule. Un adjectif, pas un nom. Une simple couleur. Je passe en revue les souvenirs, la cité, l'école, les premiers boulots...Mais dans toutes ces images, je suis déjà Noire. Alors, qu'est-ce qu'une Noire ? D'ailleurs, est-ce que ça existe ? Et si les Noirs (et tous ceux dont on peut parler en ayant l'illusion qu'en mettant une majuscule on a tout dit d'eux) n'existaient pas ?  »
 
« Je suis noir et je n’aime pas le manioc »
Gaston Kelman, Ed. Max Milo, 2005
« Alors mon brave », dit un officiel français à un émigré convalescent dans un hôpital de Bamako: « toi content repartir en France regagner sous! Toi faire quoi en France? » « Je suis Professeur de littérature à la Sorbonne, monsieur » Un Noir, n'est-ce pas, ce n'est pas très intelligent ni très cultivé. Il a certes de bons côtés: il se nourrit de manioc, il est rieur, enfantin, doué pour la musique (sauvage et rythmée, pas classique), mais c'est surtout sous -développé et ça compense par un membre surdimensionné...Tout le monde le sait. Gaston Kelman dévide avec une verve féroce les lieux communs qui pèsent sur les Noirs, alternant le sérieux de son propos avec des anecdotes pathétiques, hilarantes et parfois cruelles.
 
« La condition noire: Essai sur une minorité française »
Pap Ndiaye, Ed. Folio, 2009
Exploits des sportifs de haut niveau, émeutes en banlieue, lutte contre le racisme et les discriminations, mouvement associatif : depuis une dizaine d'années, les Noirs vivant en France métropolitaine sont apparus si visiblement sur la scène publique nationale qu'on peut parler aujourd'hui d'une " question noire " française. Cet essai dense et limpide décrit et analyse, du XVIIIe siècle à nos jours, le passé et le présent d'une minorité française. Car la «  condition noire »  désigne une situation sociale qui n'est pas celle d'une classe, d'une caste ou d'une communauté, mais celle d'une minorité, c'est-à-dire d'un groupe de personnes ayant en partage l'expérience sociale d'être considérées comme noires.
 
De la question sociale à la question raciale »
Didier Fassin, Ed. La Découverte, 2009
Aujourd'hui, la question raciale vient apporter un démenti aux discours qui se réclament de l'universalisme républicain ; mais elle ne permet pas davantage de représenter la société exclusivement en termes de classes. À l'ombre des émeutes urbaines de l'automne 2005, c'est la représentation d'une France racialisée qui depuis s'est imposée dans le débat public. On n'ignorait pas le racisme ; on découvre combien les discriminations raciales, dans l'emploi, le logement et à l'école, face à la police et à la justice, structurent des inégalités sociales. Les études réunies dans ce livre composent un éloge de la complexité, autour d'un engagement problématisé : comment articuler, plutôt que d'opposer, question sociale et question raciale ?
 
« Dans le blanc des yeux : Diversité, racisme et médias »
Maxime Cervulle, Editions Amsterdam 2013
« Diversité », "lutte contre les discriminations », « statistiques ethniques » : autant d'expressions qui, depuis les années 2000, n'ont cessé d'alimenter la controverse au sein de la sphère publique française. Dans ce contexte, les domaines audiovisuel et cinématographique ont été au coeur des préoccupations et la question de la représentation des dites "minorités visibles" a été particulièrement polémique. Inversant les termes habituels du débat français autour de la « diversité », cet ouvrage propose d'interroger la construction sociale de la blanchité : l'étude des modalités dynamiques par lesquelles des individus ou groupes peuvent adhérer ou être assignés à une "identité blanche" socialement gratifiante.
 
« De quelle couleur sont les Blancs ? »
(sous la direction) Sylvie Laurent  et Thierry Leclère, Ed La Découverte, 2013
De quoi le Blanc est-il donc le nom ? Le débat sur les « « minorités visibles » accouche aujourd'hui, logiquement, d'un questionnement sur la « majorité invisible ». Alors qu'est-ce qu'être Blanc ? Une couleur ? Ce serait si simple...Pour la première fois en France, cet ouvrage d'historiens, de sociologues, d'anthropologues et de journalistes revisite de façon originale les questions raciale et sociale, avec la conviction qu'il faut déconstruire la «  question blanche », pour mieux la dépasser.

 

Sur la toile :
http://lesbrutes.telequebec.tv/capsule/28172
Le concept d'appropriation culturelle, ça a l'air compliqué de même. Mais au fond, c'est juste une question de sensibilité.
 
https://www.youtube.com/watch?v=qO1XTdluWzU
L'accusation d'appropriation culturelle, c'est la face souriante de la xénophobie
Raphaël Enthoven décrypte l'actualité par le prisme de la philosophie.
 
https://www.youtube.com/watch?v=LlMDktdHOlU
Pouvez-vous vous déguiser en "Indien" pour halloween ? Pouvez-vous porter des tresses en toutes circonstances ? La réponse dans ce nouvel épisode de KESAK OH !
 
https://www.causeur.fr/appropriation-culturelle-je-suis-154698
« Je suis Juif, Charlie, Flic… » justement parce que je ne le suis pas. L'appropriation culturelle, on appelle ça l'empathie
 
https://www.youtube.com/watch?v=D7gJindGAx4
La journaliste s'attarde sur un sur un concept qui nous vient des États-Unis, et dont nous pourrions entendre beaucoup parler : l'appropriation culturelle. « Rien ne peut justifier les apartheids ».
 
https://www.youtube.com/watch?v=9n2Rghr_ANY
Petite réflexion sur l'appropriation culturelle et la bêtise derrière.
 
https://www.youtube.com/watch?v=DZchX-YxO8k
L'appropriation culturelle, ou comment se tromper de combat. Est-ce réellement une insulte de manger un sushi sans idolâtrer la culture dont il est issu.
 
https://www.mondelangues.fr/appropriation-culturelle
Doit-on renoncer à apprendre la langue d’une « communauté opprimée » ?
 
https://www.youtube.com/watch?v=ORD1rW_4_rM
Les acteurs peuvent-ils interpréter un rôle distinct de leur propre identité ?