Voyage en réunion d’équipe

Quels que soient le secteur d’activité, le public suivi ou la méthodologie appliquée, s’il est bien une constante de l’action sociale, c’est la réunion d’équipe. Certes, cette instance n’est pas propre au travail social. Elle n’en est pas moins l’une de ses principales chevilles ouvrières. On pourrait même affirmer qu’elle joue un rôle central. Les professionnels participent régulièrement à cette instance, l’animant activement ou la subissant, sans vraiment l’interroger. L’occasion pour Lien Social de se pencher sur cet outil incontournable.

Dès lors où le déploiement de la relation est au cœur d’une profession, la communication constitue la part essentielle de son activité. La logique de la réunion qui s’impose alors répond à plusieurs objectifs : réguler le fonctionnement de l’équipe, mais aussi coordonner son action, pour lui permettre d’agir dans la cohésion et la cohérence à l’égard des publics qu’elle côtoie en commun. Les modalités qu’elle suit (ou devrait suivre) généralement conditionnent son efficacité. Le dialogue y est ouvert et la parole circule. Toutes les opinions sont sollicitées et écoutées, même le point-de-vue du novice qui peut apporter un avis décalé. Quand les échanges semblent avoir suffisamment éprouvé la problématique, la nécessité de trancher s’impose. C’est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, qu’une position majoritaire peut se détacher ou qu’une autorité hiérarchique décide d’une orientation ou d’un choix. Mais, cette conclusion qui intervient est alors la résultante d’une consultation collective où chacun(e) a pu s’exprimer. Malheureusement, il n’en va pas toujours ainsi. Il existe parfois de ces personnalités marquantes qui, jouant un rôle prépondérant et imposant leur présence, perturbent notablement la circulation des échanges.

 

Du côté de l’encadrement …

Les témoignages ne sont guère difficiles à obtenir, même si l’anonymat est demandé, le retour de bâton étant souvent craint. A en croire Frédérique, éducatrice dans un Institut médicoéducatif, certaines réunions ne sont guère un lieu de dialogue : « un Directeur ou un chef de service éducatif ont naturellement une fonction qui les rend garants de la prise de position institutionnelle. C’est leur responsabilité qu’ils engagent quand une décision est prise. Ça, je le comprends. Ce que je n’accepte pas, c’est l’utilisation de cette place pour imposer son point de vue, sans vraiment tenir compte des professionnels qui côtoient au quotidien tel ou tel enfant. Ils ne sont pas partie prenante de ce qui est décidé, mais ça va être à eux de l’appliquer et surtout de l’expliquer. » Autre figure incontournable de la réunion, le psychiatre, devenu une denrée rare. Son pouvoir d’influence est proportionnel au supposé savoir qui lui est attribué. Sa parole est difficilement contredite. Il sait comment s’imposer par de belles phrases dont la justesse d’analyse n’a d’égale que leur habile formulation. Julien, jeune stagiaire découvrant un fonctionnement qu’il ne connaissait pas jusque-là, n’en est toujours pas revenu : « quand le docteur x propose son analyse, on a l’impression qu’il assène une sentence. Personne ne moufte. Ses avis ne sont jamais remis en question. Je vois bien que certains éducs sont en train de bouillir dans leur coin. Mais, ils n’osent pas réagir. » Les psychologues peuvent aussi se montrer influents en usant de savantes périphrases. Une situation confuse et entremêlée semble s’éclaircir, après qu’ils en aient expliqué les mécanismes internes. Bien des professionnels, se montrant fascinés par de telles explications, leur accordent crédit… même si une fois le charme rompu et le plateau des vaches retrouvé, les belles incantations ne fonctionnent pas toujours. Dans tous ces exemples, on est dans le registre d’une sorte de tyrannie qui prend la forme de monologues, de verdicts ou d’affirmations prescriptives, que seuls le prestige, la position sociale ou la place hiérarchiques légitiment.

 

… ou des éducs

Mais, la corporation des travailleurs sociaux n’est pas non plus à l’abri de telles dérives. Dans cette équipe d’AEMO, un vieil éducateur, assis sur de longues années d’expérience, ne se montre pas vraiment prêt à changer les habitudes de l’équipe. « Quand je suis arrivée, raconte Emilie, j’ai constaté combien cette personnalité était envahissante. C’était un peu comme si personne n’osait le contrarier. Il avait la réputation de piquer de grosses colères. Toute proposition qui ne lui convenait pas se heurtait à son opposition, ayant peu de chance d’aboutir, chacun voulant surtout avoir la paix. » Continuons notre exploration des différents profils d’interlocuteurs au sein d’une équipe. Il y a le contestataire, souvent syndicaliste chevronné, qui ne rate pas une occasion de critiquer la direction accusée de vouloir s’attaquer aux acquis ou d’aggraver les conditions de travail. Christian en témoigne : « nous avions très envie d’organiser un transfert cet été. Notre collègue a aussitôt posé des conditions : le respect de l’amplitude horaire des douze heures par jour, les récupérations à prendre, une prime par découcher… La Direction, voulant éviter un conflit social a refusé notre projet ». Les maîtresses de maison sont dans les foyers des pivots incontournables, tissant de précieux liens avec les enfants, assurant la continuité par leur présence quotidienne, porteuse d’une véritable mémoire du lieu. Participant (pas assez souvent) aux réunions d’équipe, elles y apportent une spontanéité bienvenue et un bon sens parfois tout à fait opportun. Mais, certaines se montrent parfois peu ouvertes aux changements envisagés, même quand ceux-ci leur sont signifiés pas voie hiérarchique : « de toute façon, des directeurs j’en ai vu passer plein, celui-ci partira avant moi, comme les autres. Il n’est pas question qu’on change ma façon de faire. Si l’on m’emmerde, je me mets en arrêt de travail. On verra comment ils se débrouilleront quand il faudra qu’ils fassent à manger aux gosses » Silence dans les rangs ! Ainsi s’exprimait Jeannine, 40 ans de maison, reculant chaque année sa décision de partir en retraite et pas vraiment prête à se laisser marcher sur les pieds !

 

Il faut raison garder

Il n’est pas question ici de caricaturer nos pratiques, à partir d’une généralisation abusive. Gardons-nous de stigmatiser nos professions. La plupart des équipes place le débat au cœur de leurs réunions, considérant les divergences comme un atout et non comme un handicap. Elles veillent à ne pas s’enfermer dans des débats sans fin, mais cherchent à terme à conclure, pour retrouver une unité de pensée propre à faciliter une action commune. De la même façon, il y a beaucoup de directeurs et de chefs de service qui se font facilitateurs et médiateurs ; beaucoup de psychiatres et de psychologues qui apportent leur précieux éclairage sans chercher à s’imposer en se prévalant de leur capital culturel ; beaucoup d’anciens dans l’équipe qui, pour être la mémoire vivante du travail passé, n’en sont pas moins ouverts au changement ; beaucoup des « grandes gueules » qui font attention de laisser la parole aux plus timides ; beaucoup de syndiqués sachant faire la part des choses entre l’intérêt des usagers et celui des salariés ; sans oublier bien des maîtresses de maison qui acceptent volontiers toute amélioration susceptible de faire évoluer leur foyer. Heureusement, sinon le travail d’équipe deviendrait un enfer et la réunion un ring de boxe. En outre, que le lecteur se rassure. Rien dans ce qui vient d’être décrit ne le concerne vraiment, ni n’implique sa propre équipe. C’est plutôt chez les autres que tout cela se passe … le plus souvent. Ces précautions prises, reste une question essentielle : comment réussir à préserver, dans tous les cas, ce qui fait la richesse de nos fonctionnements une réunion dynamique, pluraliste et ouverte ?


Lire l'interview : Gaberan Philippe - Réunion d'équipe

Une boutique bien achalandée

Les travailleurs sociaux semblent passer une bonne partie de leur activité professionnelle au comptoir de la réunion. En tête de gondole, on trouve ces synthèses destinées à formaliser un point d’étape dans l’évolution de la prise en charge d’un usager. Incontournables dans le fonctionnement ancestral des institutions, l’émergence des projets individualisées et leur formalisation dans la loi les a rendues indispensables. A échéance régulière, il est essentiel de mesurer les progrès réalisés, les objectifs atteints, d’établir les ajustements nécessaires et d’esquisser des perspectives, afin d’élaborer les grandes lignes des étapes à venir. Dans le rayon inter partenarial, sont placées ces concertations avec des équipes ou des services issus d’autres institutions qui répondent à un authentique besoin d’articulation. Chacun agissant sur un registre spécifique (hébergement, scolarité ou formation, soins, professionnel, budgétaire, accompagnement éducatif, soutien à domicile etc ...), il apparaît indispensable de travailler en complémentarité les uns avec les autres dans une logique soit de partenariat (formel) soit de réseau (informel). Autre article au magasin, cette réunion institutionnelle qui convoque tout le personnel, avec pour ambition de (re)souder sa cohésion et de l’informer des orientations récentes et changement d’orientations, de cultiver la dynamique interne et de renforcer la culture associative édifiée tout au long des décennies. Le domaine de la formation occupe lui aussi une place de choix dans les linéaires. Il propose des cessions de mise à niveau de connaissances et de techniques professionnelles, d’initiation aux différentes approches psychologiques, aux méthodologies, procédures et autres protocoles, de mise à niveau concernant les législations récentes ... Mais, on trouve aussi dans cette catégorie les supervisions, analyses de pratique, études de cas, permettant en se distanciant de la pression de l’urgence et du quotidien de réfléchir non seulement sur ses modalités d’intervention, mais aussi sur les effets induits sur son propre équilibre personnel. Cette longue litanie, loin d’être exhaustive, pour paraître surprenante au profane, n’en sera pas moins familière au professionnel.

 D’où un questionnement légitime : n’en fait-on pas là un peu trop ? Outils utile ou obsession ? Nécessité ou idée fixe ? Les optimistes voient dans ces multiples rencontres, la condition première de l’élaboration d’un collectif de travail propice à l’émergence d’une pensée commune. Les pessimistes y voient une pathologie chronique : la « réunionite » aiguë qui prend un temps insensé que l’on ne consacre pas à la présence auprès des usagers. Les uns et les autres ont raison. On ne saurait promouvoir ou condamner d’emblée ce qui, après tout, n’est qu’un outil. Tout dépend de la manière dont il est utilisé. Quand cet espace-temps est instrumentalisé, servant de simple courroie de transmission unilatérale et descendante, méprisante et dominatrice permettant à une pensée unique et doctrinale de s’imposer, ce moment devient pesant et contre-productif. Par contre, quand il est l’occasion d’un échange large et contradictoire, ouvrant les participants à l’ensemble des possibles, il favorise et promeut l’intelligence collective.

 

Placer le contradictoire au cœur de nos pratiques

Les travailleurs sociaux n’aiment rien tant que débattre, échanger et argumenter. Autant de comportements inscrits dans l’ADN de la profession. Comment promouvoir et défendre ces pratiques, en évitant tout ce qui peut les pervertir ?

Le collectif de travail qui se retrouve dans une réunion est composé de professionnels ayant accumulé potentiellement chacun un certain nombre d’informations et d’avis, de vécus et de ressentis, de compréhensions et d’interprétations face à la problématique qui va faire l’objet des échanges. Mais, ils peuvent aussi ne pas s’être fait une opinion et attendre de s’en faire une, en participant à la discussion. L’objectif recherché est bien alors de partager la diversité des approches respectives, chacune étant soumise à la perspicacité des participants. Le débat sera d’autant plus fertile qu’il se montrera ouvert et qu’aucune position ne sera considérée a priori d’emblée plus valide qu’une autre. Les pistes de travail retenues et les orientations qui seront adoptées en fin de réunion doivent être choisies à partir d’hypothèses plausibles (sans chercher à les rendre incontestables) et de solutions vraisemblables (sans en attendre des résultats garantis). C’est bien grâce aux controverses fondées sur des arguments divergents que l’on peut tenter d’identifier non pas tant la bonne réponse à apporter que la moins mauvaise. C’est ce qui se passe le plus souvent. Pourtant, convenons-en, nous sommes aussi parfois prisonniers de la recherche de la solution idéale : celle qui s’impose comme une évidence qui n’attendait qu’à éclater au grand jour, au nom d’une théorie, d’une conviction ou d’une expérience passée. La complexité de la problématique est alors évacuée. Les avis divergents sont stigmatisés, invalidés, voire diabolisés, non au nom d’une contre-argumentation qui aurait fini par convaincre le collectif, mais comme attentatoire à une vérité qui vient enfin d’être révélée !

 

Promouvoir la dispute (1)

Il est une pratique qui est utilisée dans bien des domaines qui pourrait armer les réunions contre de telles dérives : c’est le principe du contradictoire. Il est employé implicitement dans beaucoup d’équipes. Sa formalisation permettrait de faire circuler la parole sans entraves.

Trois sources permettent d’en nourrir la légitimité : le droit, la psychologie et la sociologie.

La justice, qu’elle soit pénale, civile ou administrative ne peut être rendue que si les parties en cause ont eu connaissance de toutes les pièces versées au dossier, que les débats sont ouverts à la présence de chacune d’entre elles et que toutes ont étés prise en compte à égalité. Cette procédure permet d’offrir un traitement équitable et équilibré. Permettre au contradictoire de s’exercer constitue même la condition sine qua non de toute justice démocratique. Toute infraction à son déroulement peut être sanctionnée par la Cour de cassation pour vice de forme. Voilà une pratique quotidienne dont s’honorent les magistrats qui nous fournit une piste intéressante : systématiser l’expression d’avis divergents, comme exigence préalable, avant toute prise de décision.

Si l’on se tourne du côté des approches psychologiques, la démarche systémique propose une perception tout aussi utile que le droit évoqué précédemment. Et plus particulièrement sa dimension multifocale. Partons de la vignette clinique de cette famille composée de deux parents et de leur adolescent. La situation est au bord de l’explosion. Le père s’alcoolise fortement. La mère est en pleine dépression. Le fils pose des actes de délinquance. Si l’on se place du point de vue de madame, on peut interpréter sa dépression par l’alcoolisation de son mari et les dérives de son fils. Du point-de-vue de Monsieur, on peut comprendre son addiction, par les passages à l’acte de son enfant et la mélancolie de sa femme. Quant au jeune, ses transgressions peuvent être analysées comme un appel pour faire réagir ses parents, en les faisant sortir de leur état respectif. Aider cette famille c’est prendre en compte chacun des points-de-vue sans en privilégier, ni en invalider aucun. Faire vivre le contradictoire au sein de nos équipes, c’est de la même façon respecter la position de chaque professionnel comme entendable. Mais, la sociologie apporte, elle aussi, sa contribution. Les travaux Christian Morel consacrés à ce que l’on pourrait désigner comme « la sociologie de l’erreur » peuvent avec intérêt d’être repris ici. (2)

 

Une contre-culture

Cet universitaire l’affirme avec force : dans un groupe, une position majoritaire n’a pas plus de garantie d’être juste qu’une position minoritaire. Dans ces conditions, comment s’y prendre pour combattre l’erreur ? Il propose plusieurs pistes. La première consiste à ne pas tenir compte de la position hiérarchique des protagonistes tant dans l’organigramme de l’institution que dans la hiérarchie du savoir, pour déterminer la valeur de l’avis donné. Dans le débat, le maîtresse de maison ou la stagiaire d’école apportant un regard candide peut émettre des réflexions faisant avancer la compréhension d’une situation, au même titre que le psychiatre expérimenté venant assurer sa prestation chaque semaine au cours de la demi-journée de réunion. Ce n’est pas parce qu’ils sont éloignés de l’érudition qu’ils ont forcément tort ou raison. Ils ont simplement une position à donner dans le débat. Second principe proposé par Christian Morel : celui de l’avocat du diable. Il s’agit pour le groupe de demander à l’un de ses participants de prendre la place du contradicteur venant mettre en doute systématiquement l’avis majoritaire qui semble se dessiner. La mission qui lui est confiée consistant à chercher tous les arguments s’y opposant, il aide ainsi à en identifier les fragilités, les limites et les contradictions. Le sociologue nous rappelle cette belle histoire nous venant de l’antiquité judaïque : lorsque les vingt-trois juges du tribunal du Sanhédrin prononçaient tous une condamnation à mort, l'accusé était acquitté. Aux yeux des sages rabbins du Talmud, l'unanimité était le signe qu'il n'y avait pas véritablement eu de débat. Enfin, troisième principe : ne pas sanctionner les erreurs commises permettrait la libre expression de leurs auteurs. Ceux-ci ayant la garantie de ne pas voir leur témoignage se retourner contre eux, dans une recherche de responsabilité voire de culpabilité, peuvent alors apporter tous les éclairages permettant de comprendre les circonstances de leur fourvoiement. Cette approche est encore connue sous le nom de retour d’expérience (REX) utilisé fréquemment hors du secteur de l’action sociale, Garantir et organiser le contradictoire apparaissent donc comme l’une des pistes particulièrement fertiles pour assurer une gestion éthique de nos réunions d’équipe.


(1) Dispute a pour étymologie latine disputare qui signifie : examiner, débattre. La notion contemporaine de « rivaliser avec, (se) quereller » n’interviendra qu’à partir du XVIIème siècle.
(2) « Les décisions absurdes » Tome 1 (« Sociologie des erreurs radicales et persistantes ») Tome 2 (« Comment les éviter ? »), Tome 3 (« L’enfer des règles : les pièges relationnels ») Ed. Gallimard.