L'affectif

Peut-on aimer l’enfant que l’on accompagne ?

En 1932, l’éthologue viennois Konrad Lorenz constatait qu’en étant présent à l’éclosion d’un œuf d’oie cendrée, l’oison l’identifiait à sa mère. Était né le concept de l’empreinte. En 1958, l’éthologiste américain Harry Harlow constat que, placé devant deux morceaux de grillage (l’un doté d’une fourrure et l’autre d’un biberon) des bébés macaques choisissaient le contact doux plutôt la nourriture. Il en fit une théorie : celle de l’attachement. La même année le psychanalyste anglais John Bowlby démontra que le bébé, puis l’enfant, crée un lien d’attachement avec l’adulte qui se montre sensible et attentionné envers lui. Il conçut une échelle du degré de sécurité induite qui constituait un facteur déterminant pour le développement et la personnalité ultérieurs. Ces adultes sont dans 99 % des cas, les parents et les membres de la famille élargie. L’entourage fréquenté peut aussi y contribuer (enseignant, entraîneur sportif, prof d’école de musique …). Mais, en cas de carence familiale, les professionnels médicaux, sociaux ou éducatifs qui assurent une suppléance endossent eux aussi ce rôle. Et cet attachement a pour synonymes affectif, tendresse, amour. Les travailleurs sociaux peuvent-ils, doivent-ils, au nom de leur « professionnalité » se distancier de ces émotions ou les assumer ? Ce serait contre-nature et tout à fait hypocrite. Parce que leurs sentiments transparaissent dans leur façon d’être. Parce que l’enfant le ressent au fond de lui-même. Parce que ce serait manquer au devoir d’humanité que l’on a à son égard.


Assumons nos affects

Chacun(e) le sait, ressentir de l’affection pour la personne qu’on accompagne, ce n’est pas professionnel. Et si, au contraire, cette posture était le cœur de nos pratiques relationnelles ?

Le concept de « distance professionnelle » est une constante dans le champ du travail social. En 1998, le courrier des lecteurs de Lien Social s’en fit l’écho. Alors qu’une lectrice-éducatrice avait expliqué entrer en relation avec les enfants en se faisant faire une bise, des collègues lui répliquèrent vertement : « comment garder la distance dans le travail éducatif si nous manifestons ainsi des marques d’affection ? » (n°435) ou encore « le contact charnel de la bise peut amener l’imaginaire de l’adolescent à l’installer (l’institution) dans une relation d’ordre affectif qui ne peut exister. (n°438). En 2011, l’Aide sociale à l’enfance du Gers convoque Cindy, âgée de 5 ans, avec sa famille d'accueil. Le couple ne reverra plus l’enfant. Elle est aussitôt réorientée, au prétexte d’un trop grand attachement réciproque ! De telles pratiques existent-elles encore aujourd’hui ? Si c’est le cas, on peut espérer qu’elles se raréfient. Reste que reconnaître la réalité d’une relation affective dérange ou fait peur… A cela, au moins trois raisons possibles.

 

L’origine du tabou

La première renvoie au processus de professionnalisation qui a cherché à rompre avec une charité chrétienne voyant dans l’assistance à autrui l’expression de l’amour de Dieu. La volonté de laïciser l’accompagnement social, en le débarrassant de ses dimensions religieuses, s’est appuyé sur les ressources des sciences humaines : le travailleur social devait se transformer en « technicien de la relation », la prédominance de la psychanalyse étant l’occasion d’emprunter à cette discipline la notion de « neutralité bienveillante ». Il convenait donc de s’abstenir de toute manifestation affective.

Seconde raison possible à cette distanciation, le dogme prétendant que seuls les parents seraient légitimes à dispenser cette affection. Le professionnel qui s’aventurerait malgré tout sur ce terrain s’inscrirait dans le registre de la substitution, voulant remplacer les seuls acteurs habilités à déployer l’amour dont a tant besoin le petit d’homme. On vous le dit et on vous le répète : les émotions, la tendresse, l’affectif relèvent de la sphère exclusivement familiale.

Et, c’est là une troisième piste possible, le professionnel qui s’y risquerait ne ferait-il pas peser sur lui le soupçon de pédophilie ? Alors que la relation sensible, le lien d’attachement et l’engagement émotionnel sont essentialisés chez un parent, l’intervenant peut-il aimer l’enfant qu’il accompagne, sans que l’on s’interroge sur la nature perverse de ses intentions ? La confusion quant à la place des sentiments de chacun est le reflet du sens polysémique de l’attention amoureuse qui mélange l’attirance pour le bon vin ou la cuisine au beurre avec les sentiments que l’on porte à son conjoint et à ses enfants. Rassurons le lecteur : on peut tout à fait aimer la personne que l’on accompagne sans que cela ne débouche sur des rapports sexuels ! Le vocabulaire du grec ancien peut nous aider pour élargir et affiner le contenu sémantique du substantif « amour » (voir encadré « Bien nommer »).
Pour aller à l’encontre des idées reçues dans nos professions, affirmant avec force comme nous y invite l’ami Gaberan : « Oser le verbe aimer en éducation spécialisée » !

 

L’incontournable affectif

Le public que nous accompagnons -qu’il soit enfant, adolescent ou adulte- vit souvent avec une image dégradée de lui-même que le professionnel tente de restaurer. Pour y parvenir, il faut tisser un lien de confiance qui demande parfois beaucoup de patience, d’énergie et de temps. Cette relation ne peut s’établir que si émane du professionnel une croyance inconditionnelle dans l’évolution positive de la personne accompagnée. Et, l’usager ne s’y trompe pas. Il est devenu maître, malgré toutes ses difficultés, dans la capacité à passer au scanner l’authenticité, l’implication et la vérité de l’engagement de l’intervenant. Il sait décrypter ce que son interlocuteur ressent, à travers l’empathie et la congruence que celui-ci déploie. Le besoin de reconnaissance n’est jamais vraiment assouvi. Il est permanent chez tout un chacun. Mais, quand on a été blessé par un handicap ou une enfance difficile, il cherche à s’affirmer d’autant plus. Or, se sentir reconnu, c’est être important aux yeux de quelqu’un. Et compter pour autrui, c’est se sentir aimé. Et l’on voudrait nous faire croire que l’on pourrait y arriver avec une soi-disant neutralité affective, une prétendue abstention émotionnelle et autre supposée distanciation sensitive ? Foutaises et balivernes ! En réalité, la question n’est pas tant de vivre ou non une émotion, un sentiment ou un affect : ils sont incontournables. Ce dont il s’agit, c’est bien de savoir comment faire avec, comment les gérer, comment dépasser la seule gratification égoïste et mettre ces ressentis au service de l’autre. N’hésitant pas à aller à l’encontre des puristes de sa discipline, Joseph Rouzel utilise l’un des concepts les plus fertiles de la psychanalyse : « en position clinique, les éducateurs s’appuient sur le transfert, sur ce que d’autres en souffrance « transfèrent » sur leur personne, comme émotions comme projets, désirs, images archaïques, signifiants souterrains, pour ouvrir des voies d’investissement nouvelles. ». Après avoir identifié ce qui se joue en lui, le professionnel doit pouvoir travailler à ce qu’il « n’envahisse pas l’espace de la relation de ses propres fantasmes et représentations inconscientes et ne cède pas aux avances d’amour et de haine, qu’il sache se déplacer, pour laisser l’espace de rencontre désencombré et ouvert ». Oui, il est donc possible et souhaitable de se sentir bien, de vivre un moment de grâce, d’avoir un plaisir réciproque à cheminer ensemble, sans que la relation ne se transforme pour autant automatiquement en dépendance ou en soumission, en instrumentalisation ou en manipulation, en tyrannie ou en diktat.

(1) « Le travail d’éducateur spécialisé » Joseph Rouzel, Dunod

 

Bien nommer

Le vocabulaire du grec ancien est étonnamment riche pour décliner les différentes façons d’aimer : érôs désigne l’amour érotique et physique ; philía ouvre vers l’amitié et la bienveillance ; philautía est centré sur soi, l’excès pouvant dériver en narcissisme ; mania définit plus une démarche obsessionnelle étymologie de maniaque ; prâgma renvoie à cette infinie tendresse qui lie les vieux couples ; xenía caractérise l'hospitalité, la générosité et la courtoisie dues à l'invité(e) ;  storgế identifie la profonde affection entre parents et enfants ; agápê s’en rapproche puisqu’il est constitué par un sentiment d’amour désintéressé et inconditionnel. Et si nous laissions storgế aux relations familles et pratiquions l’agápê en tant que professionnels ?

L’A.A.A.

On ne peut s’aimer soi-même si on n’a jamais vraiment été ni aimé, ni accepté. Et pourtant, c’est cette auto acceptation qui conditionne ensuite l’amour envers les autres. Se pose donc la question de savoir comment combler le grand vide que vit le jeune, victime de carences affectives. L’équipe du Centre familial de jeunes de Vitry où travaillaient Stanislas Tomkiewicz et Claude Martin*, a conçu la notion d’Attitude Authentiquement Affective. A la relation prétendument neutre, désaffectivée et son contraire le lien fusionnel et confusionnel, l’A.A.A oppose l’engagement inconditionnel et conscient qui, en donnant du sens aux affects relationnels, vise à aider le jeune à retrouver une estime de soi et une valorisation personnelle lui permettant de progresser dans sa relation aux autres.

* Auteure du livre « Mauvais objet, mauvais sujet » éditions Jeunesse et droit, 2004


Se réchauffer au Petit Bois

Il est de coutume de réserver l’amour filial aux seuls parents. L’affection pour les personnes accompagnées a toujours constitué un tabou pour les professionnels. Le récit mouvementé de la rencontre entre l’éducateur Xavier Vannier et le jeune Morgan déconstruit ce mythe.

Quand, en ce mois de juin 2011 Morgan, 11 ans, franchit le seuil du lieu de vie et d’accueil (LVA) Le Petit Bois situé à Saint-Fraimbault dans l’Orne, il s’agit d’un dépannage conçu comme une distanciation d’avec sa famille. Alors, que Xavier Vannier, responsable du lieu de vie l’accueille chaleureusement avec son équipe, comme il le fait pour chaque adolescent reçu, ni l’un ni l’autre ne se doutent de la relation intense et mouvementée qui va les lier dans les années suivantes. Dans son souvenir, pourtant, l’éducateur garde une impression marquante : « que s’est-il passé dans nos échanges de regards ? Pourquoi, dès cet instant, une complicité s’est installée entre nous ? » Pour l’heure, le pré-adolescent se pose et s’installe, au point de demander à rester. Ce projet est alors validé tant par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de l’Orne, le service placeur, que par les parents. Morgan est scolarisé en sixième dans le collège le plus proche. L’équipe pédagogique, guère soucieuse des élèves hyperactifs comme lui, organise une commission éducative au bout de trois semaines. La scolarité de Morgan est réduite à deux heures le matin, en attendant une réorientation en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP). La tension ne baisse pas, pour autant. Au mois de février 2012, c’est l’exclusion définitive. Contrairement à certains lieux d’accueil, Le Petit Bois décide de garder Morgan. Xavier Vannier en explique la raison : « cette violence est le symptôme d’une souffrance indicible. L’enjeu était justement de transformer les passages à l’acte en mots» L’adolescent reste pourtant mutique. Jusqu’à ce qu’il refuse de rentrer un premier week-end en famille. Puis, un deuxième. Il faut que Morgan s’en explique.

Rompre la défiance

Mis en confiance, il révèle alors la violence intrafamiliale ainsi que celles qu’il a subies à l’école et dans une famille d’accueil où il a séjourné précédemment. Qu’est-ce qui l’a conduit à se confier ainsi ? L’angoisse abandonnique envahissante commence à céder le pas, grâce à l’investissement réciproque avec un adulte qui croit en lui et considère que son avenir ne se résume ni à la délinquance, ni à la psychiatrie. Quand l’angoisse étreint Morgan le soir, à l’heure où sa mère court tous les dangers, il ne parvient pas à dormir. Quand il descend, en fin de soirée, Xavier qui a l’habitude de travailler tard sur son ordinateur, ne le renvoie pas. Dans ce cocon sécurisé où il se sent à l’abri, Morgan parle comme il ne l’a jamais fait jusque-là, confiant sa souffrance et ses épreuves. Il a trouvé un adulte qui l’écoute, le comprend et le protège. Ce début d’apaisement est mis à profit pour envisager une tentative de rescolarisation dans un collège privé. En mai 2012, Morgan réussit à convaincre le directeur de l’établissement qui le reçoit en tête à tête de l’intégrer dans son établissement. Il finit sa première sixième et la redouble au mois de septembre suivant. Mais la phobie scolaire reste trop invasive. Morgan est souvent pris de tremblements dans la voiture qui le conduit le matin. Là encore, ses crises vont au-delà du seuil de tolérance de l’équipe pédagogique, pourtant bienveillante. Il est de nouveau exclu. Déscolarisé, il se réfugie dans le seul endroit où il se sent en sécurité : Le Petit Bois. Pour autant, il ne dort pas toute la journée. Il se montre bien au contraire très actif, se plongeant, comme un petit architecte en herbe, dans la construction de cabanes. Chaque soir, après son labeur, il explique ce dont il aura besoin pour en fabriquer une autre plus solide encore. Il liste les matériaux dont il aura besoin. Le lendemain matin, il défait son travail précédent et le recommence. Superbe métaphore que cette élaboration psychique qui se structure au fur et à mesure que le bâti se renforce. Xavier Vannier ne le contrarie pas : « il faut laisser le temps aux jeunes de rêver, cheminer à leur rythme, se tenir à leurs côtés et saisir le moment où ils ont suffisamment mûri pour élaborer leur propre projet. Il a d’autant plus de chances d’aboutir que ce sont eux qui l’ont conçu et non des tiers à leur place»

Sous le feu de la critique

Mais, ce n’est pas l’avis de l’ASE qui s’inquiète de la situation : elle considère le trop grand attachement entre l’adolescent et son éducateur responsable de la bulle dans laquelle Morgan s’est enfermé. Il faut le rescolariser, à tout prix. Un projet en Maison familiale rurale est alors conçu, en alternance chez un mécanicien automobile. Mais quand on a tant souffert, on ne referme pas ses plaies si aisément. Cette nouvelle scolarité ne tiendra pas plus que les précédentes. Le stage, si. Le mécano ayant compris la problématique de l’adolescent, accepte de le garder un temps à ses côtés, malgré ses absences répétées. Car Morgan fugue régulièrement. Pour Xavier Vannier, l’adolescent extériorise ainsi sa souffrance mais vérifie aussi la constance, la persévérance et la solidité de l’engagement de l’équipe à ses côtés. Pendant ces périodes d’errance, le contact téléphonique est maintenu. Sans hésitation, le permanent va chercher le jeune fugueur à chaque fois qu’une gendarmerie l’interpelle. Cette inconditionnalité se rapproche de la persévérance de tant de parents à l’égard de leur enfant qu’ils continuent à aimer quoiqu’il fasse. Mais, pour l’ASE, ces fuites répétées démontrent que le lieu de vie est non seulement en échec, mais aussi à l’origine du mal-être de l’adolescent. Soupçonnant que la relation affective entre Xavier Vannier et Morgan est perverse, elle décide le 10 avril 2015 de fermer administrativement le lieu de vie, répartissant par principe de précaution les autres jeunes accueillis dans d’autres lieux de placement. Interrogé par les enquêteurs, Morgan récuse avec la dernière énergie tous les soupçons qui pèsent sur le lieu de vie : non, il n’y a jamais eu d’actes de pédophilie sur lui ou sur les autres adolescents. L’enquête est classée sans suite. Le lieu de vie est autorisé à ouvrir de nouveau, à partir du 1er juillet suivant. Mais, pour une ASE, toujours convaincue que l’action du Petit Bois ne répond pas aux besoins de Morgan, il n’est pas question que celui-ci le réintègre. Refusant de retourner dans sa famille tout autant que d’intégrer un foyer, l’adolescent plonge alors dans une longue période d’errance permanente, multipliant les actes de délinquance pour survivre. Pour autant, il garde toujours le contact avec Xavier Vannier qui lui explique l’interdiction qui lui a été faite de le recevoir, mais qui lui fournit néanmoins régulièrement de quoi se nourrir. Convaincu de la continuité affective de son éducateur, Morgan l’affirme à qui veut l’entendre : le seul endroit où il est bien et où il veut revenir c’est au lieu de vie Le Petit Bois.

Paradoxalement, c’est la justice des mineurs qui va retourner la situation. Les vols et les trafics finissent par rattraper Morgan. L’éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en charge de son suivi au titre de ses actes délictueux, ne met guère de temps à comprendre sa problématique. Convaincue, elle aussi, de l’excellence du travail du Petit Bois, la juge des enfants décide d’y placer Morgan au titre de l’ordonnance 1945, son financement étant assuré par la PJJ. Désavouée, l’ASE ne va pas en rester là. Elle déploie alors en rétorsion ses pouvoirs de contrôle. Elle déclenche d’abord une visite de la commission de sécurité qui impose des mises aux normes coûteuses. Mais, elle vient aussi vérifier que l’adolescent n’occupe pas une des chambres qu’elle finance pour les jeunes qu’elle confie au lieu de vie. Ultime humiliation pour le service : six mois plus tard, compte tenu de l’évolution positive de Morgan, la juge des enfants lui impose de financer le placement de l’adolescent au titre de la Protection de l’enfance. On aurait pu s’attendre à ce que la situation s’apaise. Mais, de nouvelles accusations sont portées par d’anciens salariés en conflit avec Le Petit Bois. Xavier Vannier est de nouveau interpellé. L’ASE décide alors, le 1er octobre 2018, d’une nouvelle fermeture administrative. Elle n’attend pas la fin de l’enquête pour décider de rouvrir le lieu de vie. Ce qui interroge sur la consistance des accusations formulées !

Ce que devient Morgan

Ne voulant sans doute pas se déjuger sur un suivi qui l’a mise à mal, elle pose toutefois une condition : le départ de Morgan. Le 1er février 2019, le jeune homme s’étant installé dans une maison proche, le lieu de vie Le Petit Bois peut à nouveau ouvrir ses portes. Cette injonction braque encore plus Morgan qui, à ses dix-huit ans, refuse le contrat jeune majeur proposé par l’ASE, préférant solliciter la continuité de l’accompagnement de Xavier Vannier, à titre privé. Ce que l’éducateur accepte, sans hésiter. Et puis est venu le temps pour le jeune adulte, comme pour chaque enfant quittant son milieu familial, de voler de ses propres ailes. Mais avant d’aller vivre sa vie, il a pu accomplir son souhait : « Depuis son arrivée au lieu de vie, Morgan ne rêvait que d’une chose : y travailler quand il serait adulte », raconte Xavier Vannier. Au regard du cheminement qui lui a permis de travailler sur ses problèmes d’addiction et de phobie sociale, l’équipe l’a intégré pendant quatre mois. « Je l’ai recruté, sur un poste de chauffeur. Il accompagne les jeunes à leur rendez-vous et activités de loisirs », précise le permanent. Voilà donc Morgan devenu « pair-aidant », mettant à profit son savoir expérientiel pour dialoguer avec les adolescents placés. Il a même assuré du soutien scolaire avec l’un d’entre eux en plein décrochage.

Cependant, Xavier Vannier n’a pas traversé toutes ces épreuves, sans dégâts. Sa santé a été durement affectée. Fin 2020, son agrément a de nouveau été suspendu. Le livre écrit sur cette véritable saga (Voir Livres p.), est à la fois un exutoire et une thérapie. En l’intitulant « Comme un père », l’auteur ne se trompe pas de rôle. Certes, il a accepté la relation affective, nouée dès la première rencontre avec Morgan et il assume la projection de figure paternelle. Mais, il n’est pas et ne sera jamais son père. Ce dernier est d’ailleurs toujours en contact avec son fils. S’il en veut à cet éducateur d’avoir été là où il aurait dû être, il le remercie de ce qu’il a fait. Car le lien familial a pu perdurer, la place du professionnel ne se substituant pas à celle des parents, mais s’y additionnant. Et c’est bien la fiabilité, l’inconditionnalité et la constance d’un adulte qui ont garanti un cadre sécurisant et réassurant permettant à un adolescent de se poser et de s’autoriser enfin à se construire.

Cela va bien sûr à l’encontre des normes professionnelles habituelles. Le soupçon jamais vérifié de pédophilie en montre l’ampleur. Xavier Vannier persiste, en conceptualisant cette relation à travers la notion d’« amour professionnel » … deux termes en apparence antinomiques : l’amour renvoie à l’intimité, à l’affectivité et à une proximité qui s’opposent à la distanciation, la neutralité et au détachement émotionnel que l’on accole traditionnellement au professionnalisme.


Le savoir-faire ne doit pas gommer le savoir-être

Référence pour les travailleurs sociaux en général et les éducateurs spécialisés en particulier, Philippe Gaberan ne cesse de défendre le sens, les valeurs et les fondements de nos professions.

Quelle place l’affectif prend-il de fait dans la relation éducative ?

Je dirais que l’affectif prend une place pour le moins aussi essentielle que l’expertise technique. Dit autrement, les savoir-être nécessaires à l’exercice du métier d’éducateur sont aussi indispensables que les savoir-faire mobilisés dans le cadre d’un agir professionnel. Mais, avant d’aller plus loin dans l’argumentation, il est nécessaire de revenir à ce formidable coup de gueule poussé par le regretté Jean Oury* et prolongé par Michel Lemay et Maurice Capul sur l’effort de conceptualisation à produire par les éducateurs, s’ils veulent reprendre la main sur leur métier, et gagner par eux-mêmes cette reconnaissance derrière laquelle ils ne cessent de courir. Les mots ont un sens et ne peuvent ni se substituer l’un à l’autre, ni être employés à tort et à travers. Les émotions ont leur siège en la personne ; elles sont un matériau indispensable au développement des capacités cognitives et psychoaffectives de chaque être humain. Les affects se trament au niveau de la relation qui se tisse entre la personne accompagnée, qu’elle soit enfant, adolescent(e) ou adulte, et l’éducateur. L’amour, enfin, est un concept qui vient signifier la qualité d’une présence de l’un à l’autre, dès lors que la relation éducative est un dialogue entre le disponible de l’adulte éducateur et le possible de la personne accompagnée.

Pourquoi les professionnels en ont-ils fait un tabou ?

Un « tabou » c’est un Objet ou une entité dont tout le monde connaît l’existence mais dont personne ne parle.  Et personne n’en parle parce que, là encore, la mise en mots de cet Objet est un exercice extrêmement compliqué exigeant de disposer d’un lexique adapté et de la rigueur dans les énoncés. Sortir de l’ombre ou extirper du non-dit toute une part cachée et pourtant essentielle de la relation éducative requiert de disposer des mots pour le dire ; et, pour cela, d’être en capacité de fixer une « langue des éducs » qui ne soit pas seulement un jargon constitué de notions empruntées à des disciplines limitrophes au champ de l’éducation. Ceci étant dit, que la part affective de la relation éducative demeure de l’ordre du « tabou » a certes un effet préjudiciable sur la reconnaissance de la complexité d’un métier escamotée par la banalité des actes produits au quotidien, mais cela reste un moindre mal. En revanche, si je me suis engagé dans la rédaction Oser le verbe aimer en éducation spécialisée, la publication de cet ouvrage c’est parce que j’ai pu non seulement constater mais vivre les ravages exercés par le fait de l’interdit prononcé à l’égard de toutes références aux émotions, aux affects ou à l’amour dès lors qu’il s’agit de qualifier une présence professionnelle. En clair, évoquer les émotions, les affects ou l’amour, ça ne fait pas pro. Et nous avons subi ces faits divers où des gamins ont été retirés de leurs familles d’accueil sous prétexte de l’existence d’un lien affectif trop fort. Et nous avons subi des règlements intérieurs où était explicitement notifié le fait de ne pas mêler les affects à la relation. Et nous payons d’un prix fort cette formidable escroquerie qu’est la « juste distance ».

Comment redonner à cet affectif ses lettres de noblesses ?

Je dirais, pour faire vite, en se coltinant ce paradoxe que constitue, d’une part, le dicton populaire qui dit que « l’amour est aveugle », et, d’autre part, cette phrase de Saint-Exupéry écrite dans Le petit Prince, dans laquelle il dit : « on ne voit bien qu’avec le cœur ». L’amour dans la relation éducative n’est pas aveugle ; il voit ce que tant d’autres ont renoncé à voir, dès lors que le regard s’arrête au paraître. L’affect, c’est la clef d’accès à l’être.

*Jean Oury, revue Chimères, n°84, Éd. érès, 2014

**Maurice Capul, Michel Lemay, de l’éducation spécialisée, édition revue et augmentée, Éd. érès, 2019