Les écrans sont-ils un danger pour la jeunesse ?

Est-il encore possible de vivre sans écrans ? Téléphones, tablettes, micro-ordinateurs, téléviseurs sont partout. La norme veut que chaque membre de la famille en possède. L’Organisation mondiale de la Santé vient de reconnaître le « trouble du jeu vidéo » comme d’une addiction. A l’inverse, on évoque une fracture numérique pour les parties de la population qui ne peuvent y avoir accès. De plus en plus de services publics ne sont plus accessibles que par internet. Les réseaux sociaux concurrencent les chaînes de télévision qui restent néanmoins une référence culturelle incontournable. Faut-il diaboliser ces nouveaux média ? Faut-il au contraire apprendre à les apprivoiser en ne les considérant avant tout que comme des outils ? Ce dossier ouvre un débat qui n’est vraiment pas prêt de se clore

 

Une extraordinaire mutation

Le dénigrement du numérique fait trop souvent l’impasse sur le formidable bouleversement qu’il a entraîné au quotidien, constituant une troisième révolution après l’essor de la machine à vapeur et du chemin de fer, puis de l’électricité et du pétrole

Si les anciennes générations sont en capacité de mesurer les innovations nées dans le sillage de l’informatique, les nouvelles n’en ont pas toujours conscience ayant été biberonnées, dès la naissance, aux objets connectés. Pour avoir succédé à la culture orale et à celle de l’écrit, l’image et le virtuel ne doivent pas être opposés à ses prédécesseurs. On est là dans une logique d’addition et de complémentarité, non dans la substitution comme tant de détracteurs le prétendent. Commençons donc par passer en revue les avantages et bénéfices de ces écrans qu’on a un peu trop tendance à oublier.

 

La toile

Le web a d’abord donné accès à une masse considérable de données. C’est une gigantesque bibliothèque multilingue qui s’ouvre à tout un chacun. Certes, cette masse d’informations constitue parfois une accumulation étouffante de données pouvant donner le vertige à l’impétrant qui s’y confronte. Et il faut apprendre à trier parmi les dizaines de milliers de réponses données en quelques secondes par n’importe quel moteur de recherche. Mais, pour peu qu’on ait assimilé les bonnes pratiques d’utilisation, il est possible de trouver ce que l’on cherche dans cette véritable mine d’or de connaissance offerte à qui veut bien s’y plonger. Le rapport au savoir et à la connaissance s’en est trouvé démocratisé. Le web a aussi remplacé une communication traditionnellement verticale par une communication horizontale. L’information ne s’inscrit plus dans le registre du « top down » (descendante, du haut vers le bas), mais dans celui du « bottom up » (ascendante, du bas vers le haut). La validation et la légitimité ne sont plus entre les mains des élites qui imposaient jusque-là leur monopole. La source n’est plus l’autorité académique, mais la communauté des internautes. L’illustration la plus spectaculaire est sans doute l’encyclopédie en ligne Wikipédia qui est alimentée et modérée par les internautes eux-mêmes, certaines études tendant à démontrer que sa fiabilité est équivalente aux encyclopédies traditionnelles installées depuis des décennies.

 

Les réseaux sociaux

Le web social a conquis le monde. Sur les 7,6 milliards d’habitants de notre terre, 4,1 milliards sont internautes (54 %) et 3,3 milliards sont actifs sur les réseaux sociaux. Ce qui représente 43% de la population mondiale. Gageons que cette proportion ne devrait pas cesser de croître. La raison de ce succès n’est pas difficile à trouver : c’est la possibilité d’établir une communication d’une ampleur sans comparaison possible dans l’histoire de l’humanité. Échanger avec des interlocuteurs situés à l’autre bout du monde est aussi aisé que de le faire avec son voisin de palier. Cette socialisation défie potentiellement les frontières de cultures, de langues et de conditions sociales. Cette mise à distance de l’autre facilite le dépassement des timidités ou des blocages. Pour autant, loin d’enfermer l’utilisateur derrière son écran, cette forme virtuelle de dialogue peut l’inciter à des rencontres dans la vraie vie, pour découvrir qui se cache derrière celle ou celui avec qui on a partagé les mêmes centres d’intérêts et affinités. L’usage du monde virtuel peut produire une intense stimulation émotionnelle source de créativité. Si la consommation peut s’avérer passive, elle peut tout autant se montrer interactive et stimuler l’imagination. Enfin, mais bien d’autres qualités pourraient être décrites, l’instantanéité des échanges est propice à la propension à décider dans l’instant de ce que l’on fait, libérant l’individu des lourdeurs et pressions de l’entourage et l’incitant à se réaliser pour lui-même, en tant qu’acteur de sa vie. Certes, des dérives sont courantes. Mais les utiliser pour condamner les réseaux équivaut à condamner la parole parce qu’elle permet l’insulte ou la malveillance.

 

Séparer le grain de l’ivraie
Le théâtre au Moyen-âge, le rock et la bande dessinée dans les années 1960 furent accusés de dévoyer la jeunesse et de les inciter à la violence. C’est aujourd’hui au tour de l’impact des écrans sur notre cerveau d’être au cœur des préoccupations. S’appuyant sur les nouveaux acquis des neurosciences, l’Académie des sciences a produit en 2013 un bilan équilibré sur ses effets tant bénéfiques que nocifs sur les comportements et la santé, de la naissance à la majorité.
 

 

 

Et si l’on se passait d’écrans ?

En 2009, moins de la moitié des 12/19 ans étaient équipés d’un portable. Aujourd’hui, 97% possèdent un smartphone. Quant aux réseaux sociaux, ils jouent un rôle central dans la sociabilité juvénile. Pourquoi certains les refusent-ils si obstinément ?

 

De la toute-puissance du mobile …

Un petit village gaulois résiste à l’invasion du mobile. Bertrand Bergier s’est intéressé aux personnes qui le tiennent à distance ou le maudissent (1). Il y a très peu de non usage absolu. On trouve plutôt des désenchantés (ils sont déçus), des étourdis (appareil perdu), ou des malchanceux (portable perdu ou dérobé) que des victimes de la pauvreté (coût prohibitif) ou de l’obsolescence programmé (trop vite en panne). Les véritables refus d’équipement s’expliquent par l’aliénation de sa liberté face à l’obligation d’être joignable à tout moment. Ces opposants dénoncent la confusion inquiétante entre la vie privée et la vie professionnelle et entre le relationnel et le fusionnel. Ils mettent en cause la mutation anxiogène du capté en captif et du temps à soi en temps à disposition. Ils rejettent la tyrannie inacceptable du culte de la vitesse et de l’instantanéité, de réactivité et de suractivité. Ils revendiquent le droit à l’indisponibilité et refusent le régime induit d’immédiateté. Le portable donne l’illusion de s’affranchir du temps, alors qu’il devient l’instrument ordinaire de sa dictature : le tout, tout de suite dissout l’attente et l’ennui dans lesquels on s’étire voluptueusement, par lesquels on baille de plaisir tout au bonheur ne n’avoir rien à faire et de remettre à plus tard tout ce qui n’est pas urgent. Se consacrer pleinement à ce que l’on fait, c’est refuser d’être perturbé par des communications incessantes, d’être à disposition des appels et messages ininterrompus, d’accepter que le présentiel et l’être-là corporel soient sacrifiés à une connexion intempestive ou que la relation à distance imprévue prime sur la relation de visu prévue. La main qui ne lâche jamais son portable, la consultation furtive de l’écran, le regard abaissé pour textoter … tous ces comportements banals traduisent un oubli des convenances, un manque d’authenticité dans le face à face et une déterritorialisation de la communication.

 

… à la dictature des réseaux

La révolution numérique a transformé notre société en un village global, à travers l’accès au savoir pour tous, la gratuité d’internet et l’horizontalité des relations. Tout un chacun peut devenir simultanément spectateur, acteur et commentateur, échanger et interagir, mais aussi créer des contenus. Qui n’est pas présent sur les réseaux sociaux ? Pas moi qui les cumule. On peut d’ailleurs me retrouver sur mes comptes @Tuitaire, @Amstramgram, Nazchat, ou encore Onsentape ! Pourtant, cette nouvelle culture incitant à tout montrer et à tout regarder n’est pas exempte d’excès et de dérives. Pauline Escande-Gauquié et Bertrand Naivin en font la démonstration (2). Que devient l’espace intime de chacun quand il est colonisé par les notifications incessantes et est aliéné au flux sans fin d’informations. Les distances spatiales sont abolies par une interconnexion constante. La nouvelle norme impose que tout puisse et doive être photographié, partagé, commenté et liké. L’obsession à médiatiser sa vie et à regarder celle des autres pousse à communiquer sur l’évènement au lieu de le vivre. En priorisant le direct, les réseaux sociaux diffractent et saturent notre rapport au temps, coupant toute possibilité d’autocontrôle et offrant à toutes les pulsions humaines la possibilité de se déverser. L’inhumanité est à un clic. Parce qu’il mêle et amalgame sans distinction dérisoire et abject, le réel et le virtuel, cet espace favorise le voyeurisme, le sadisme et le narcissisme. Il est devenu le lieu privilégié des défoulements passionnels et morbides, des incitations à la haine, de la provocation aux insultes et aux conduites transgressives. Chacun est encouragé à s’exhiber, à travers une culture de soi qui entraîne l’émiettement de l’identité, au gré des sollicitations.

 

(1) « Sans « mobile » apparent. Un quotidien « sans portable », « sans smartphone » Bertrand Bergier, Ed. Chronique Sociale, 2016, (174 p. - 14,50 €)

(2) « Monstres 2.0. L’autre visage des réseaux sociaux » Pauline Escande-Gauquié et Bertrand Naivin, Ed. François Bourin, 2018, (130 p. – 16 €)

 

La règle du 3/6/9/12
Afin de mieux appréhender les risques que représente la pratique non régulée des écrans, le psychanalyste Serge Tisseron a conçu une règle qui a connu un grand succès médiatique quant à l’utilisation des écrans selon l’âge des enfants. Pas d’écran avant 3 ans. Pas de console de jeu portable avant 6 ans. Pas d’internet avant 9 ans. Internet seul à partir de 12 ans (avec prudence). Convenons que dans le quotidien des familles, cette recommandation est très largement ignorée.

 

 


Les références aux jeux télé dans les jeux en animation


En s’inspirant de jeux télé, les animations proposées dans les CVL ne perdent-ils pas de vue les références et valeurs de l’éducation populaire ?  Laurent Carpentier, Directeur de centre social et formateur BAFA, BPJEPS, DEJEPS aux CEMEA s’en inquiète.

Récemment, j’ai reçu le programme des animations pour les prochaines vacances, afin d’y inscrire ma fille. Que ce soit une activité culinaire organisée selon le principe de « top chef », un jeu d’extérieur en lien avec « Koh Lantha », un spectacle sur le thème de « la France a un incroyable talent », ou encore The voice, beaucoup de thématiques (aventure, cuisine, chant, danse…) s’inspirent d’un programme télé. Cette utilisation permet de s’appuyer sur des références partagées avec la majorité de la population (et notamment les plus jeunes qui en sont la cible privilégiée). Ces émissions télé sont aujourd’hui très populaires, étant connues et appréciées par un grand nombre de personnes. Même si tout le monde ne les regarde pas ou ne les apprécie pas, il est rare de rencontrer quelqu’un qui n’en ai jamais entendu parler. Les audiences et la longévité de ces programmes en attestent. Les enfants/adolescents vont pouvoir eux mêmes s’identifier rapidement - que ce soit à l’émission en elle-même ou aux candidats qui s’y produisent. Cela peut créer vis à vis de l’activité proposée un sentiment d’adhésion et susciter l’envie de s’y s’inscrire assez facilement. Cependant, très majoritairement, ces programmes sont basés sur un seul type de ressort : la compétition. Elle est plus ou moins visible et plus ou moins mise en scène. Mais, la grande partie de ces jeux comporte des sélections, des éliminations, des votes et/ou des notations, sans compter ceux qui volontairement accentuent les aspects d’humiliation ou de trahison. Il y a là matière à réflexion : quel est l’intérêt pédagogique de la compétition ? Qu’est-ce que cela apporte aux participants ? Quelles peuvent en être les conséquences pour les gagnants, pour les perdants ?


Une autre animation est possible

Alors oui, on pourrait me dire que tous ces facteurs font aussi partie de la vie et que tout le monde les vivra, un jour ou l’autre. C’est vrai que tous ces éléments sont présents dans la réalité. Il ne s’agit pas de nier leur existence. Cependant, dans une période où l’on parle beaucoup d’éducation bienveillante, de communication non violente, méthodes éducatives dont on peut que mesurer les effets positifs, le rôle et les choix pédagogiques des animateurs/rices prennent tout leur sens. Montrer (par le jeu, le fonctionnement ou par les attitudes des adultes) qu’il existe un autre modèle possible de société, basé sur l’entraide, la coopération et l’écoute des autres me paraît être un message nécessaire et bien plus efficace que n’importe quel discours. C’est justement parce que les enfants/jeunes sont confrontés par ailleurs des expériences moins positives que les ACV peuvent être des espaces pour vivre autre chose. Il existe bun autre intérêt à utiliser des références télévisuelles lors des animations : les vivre avec un regard critique. Décortiquer le fonctionnement de ces émissions pour en comprendre les mécanismes, les ressorts et donc ce qui contribue à créer de l’audimat contribue à éduquer le téléspectateur. Pour conclure, il me semble important, de pouvoir poser quelques questions, lors de la conception d’un jeu s’inspirant de la télévision. Dans l’animation proposée, ce choix répond-il à un objectif conscientisé par l’équipe ou bien n’est-il qu’un copié collé de l’émission ? Dans le programme global, quelle est la part donnée à ces références télévisuelles et celle donnée à d’autres types de culture (aujourd’hui, par exemple Koh-Lanta a remplacé la thématique Robinson Crusoé) ? L’animateur/rice s’autorise-t-il (elle) à donner son avis, dire ce qu’il/elle pense ou apprécie dans l’émission, ce qu’il/elle ne cautionne pas De mon côté, j’hésite à inscrire ma fille à l’activité Koh-Lanta : elle à 5 ans et ne connaît pas cette émission, cela ne lui fait donc pas particulièrement envie.

 

Étendre plutôt que de restreindre
La télévision tient une très grande part dans la source d’inspiration des programmes d’activités. Les références littéraires, artistiques ou même radiophoniques sont souvent oubliées. Il n’est pas question ici de hiérarchiser des supports, la télévision étant une mine de culture tout aussi valable que les livres, la musique ou les musées. Notre rôle n’est pas de limiter les enfants/jeunes dans leurs sources d’apprentissage (et de plaisir), mais de les diversifier.

 

 

 

Rencontre avec Michaël Stora, psychologue et psychanalyste.

Faire des écrans nos alliés, pas nos ennemis


Cofondateur, en 2000, de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, Michaël Stora va à l’encontre du discours dominant sur les écrans. Non seulement, il s’oppose à leur diabolisation, mais il en fait même un support thérapeutique. Il ne faut pas chercher à combattre les écrans mais, au contraire, en faire des alliés favorisant le dialogue et le partage entre adultes en enfants.

JDA : quels sont les atouts des écrans dans l’éducation des enfants ?
Michaël Stora : Dans un monde où l’image est de plus en plus présente, l’éducation doit passer par l’apprentissage de ce média. L’utilisation d’écrans interactifs contribue paradoxalement à sa désacralisation. Jouer avec l’image, savoir comment la transformer, en créer soi-même permet de comprendre comment ne pas se laisser manipuler par elle, puisque l’on sait comment elle est construite. Cette créativité constitue même un excellent antidote contre la désillusion qui peut gagner aujourd’hui les nouvelles générations qui, au passage, sont moins naïves que celles qui les ont précédées, bien plus crédules face leur écran de télévision. Quant aux jeux vidéos, ils développent bien des compétences qui contribuent à stimuler les capacités cognitives du cerveau : spatialisation (se repérer dans une image en trois dimensions), intelligence déductive (anticiper ce qui va se passer), multi-tasking (établir des liens entre plusieurs tâches en même temps), coordination main/œil …

JDA : quels sont les reproches faits aux écrans qui vous semblent les plus fondés ?
Michaël Stora : de tous les usages des écrans, c’est bien celui des réseaux sociaux qui domine. C’est pour celui-là que je me montrerai le plus critique. Car, on y trouve un monde sur-idéalisé et très dépressiogène. C’est l’illustration même de la manière dont le numérique cherche à modeler notre psyché, en lui imposant une normalisation et une codification des plus rigide. Si l’on a quelques rondeurs, on n’a pas intérêt à s’afficher sur Instagram.

JDA : … et ceux qui ne le sont pas ?
Michaël Stora : ce qui inquiète dans l’utilisation des écrans ce sont les risques d’addiction. Mais on peut devenir dépendant de bien d’autres choses. J’ai ainsi reçu en thérapie un adolescent qui passait toute son existence à lire des livres ! Et pas n’importe lesquels des ouvrages historiques. Il n’y avait pas lieu pour autant de mettre en accusation l’écriture, comme on l’aurait fait s’il ce jeune garçon était resté collé à des jeux en ligne. Ce qui doit inquiéter, ce n’est tant l’usage intensif en tant que tel que les effets qu’il produit en terme de désocialisation et déscolarisation. L’écran n’est qu’un outil et un support. Ce qui compte avant tout, c’est bien la manière dont on l’utilise. Il peut devenir un moyen de communication et d’échange entre adultes ou enfants ou au contraire, les isoler les uns des autres. Je suis intervenu à Villiers-le-Bel, à la suite de dérives d’adolescents ayant pris l’habitude de filmer leurs bastons qu’ils diffusaient ensuite sur Snapchat. Notre action avec les animateurs et les éducateurs de rue n’a pas consisté à diaboliser les écrans mais à proposer aux jeunes des ateliers pour apprendre comment utiliser ce réseau d’une autre manière. Et cela a très bien fonctionné.

JDA : que pensez-vous de la règle 3-6-9-12 modulant l’accès aux écrans selon l’âge ?
Michaël Stora : je la considère contre-productive : non seulement elle transforme l’écran en objet de convoitise, mais elle passe à côté des vrais problèmes. La mauvaise utilisation des écrans constitue le symptôme d’une problématique plus profonde. Il ne faut pas se focaliser sur les conséquences, mais remonter aux causes. Quant aux effets délétères supposés pour l’avenir de l’enfant, ils n’ont jamais été démontrés. Tout au contraire, les études scientifiques longitudinales qui suivent sur de nombreuses années des haked gamers, ces accros des jeux en ligne, constatent qu’ils ont plutôt réussi leur vie et sont devenus des adultes équilibrés. Moi-même, plus jeune, j’étais amoureux des films, pouvant aller jusqu’à dix fois par semaine au cinéma.

JDA : l’acceptation des écrans, n'est-ce pas finalement une question de génération et de temps ?
Michaël Stora : l’image est mal vue, car on craint qu’elle vienne supplanter l’écrit. Il n’y a pas si longtemps, la bande dessinée et le rock étaient accusés de dévoyer la jeunesse. Chaque époque cherche à trouver un bouc-émissaire aux malaises qui la traversent. Aujourd’hui ce sont les écrans. Demain, quand ils auront été banalisés, on trouvera un autre coupable évitant à nouveau de se poser de vraies questions.

Propos recueillis par Jacques Trémintin

 

Son livre
Derrière chaque jeu vidéo, il n’y a pas que de l’addiction et de la violence. Derrière tout chat, il n’y a pas que de mauvaises rencontres. Derrière tout blog, il n’y a pas que des médisances. Loin d’être systématiquement nocives, les images peuvent aussi devenir un médiateur de la relation ou nous permettre de nous libérer de la rétention de nos émotions.
Michel Stora « Et si les écrans nous soignaient ? Psychanalyse des jeux vidéo et autres plaisirs numériques », Ed. érès, 2018

 

 

 

Rencontre avec Nicolas TESTE, animateur numérique

Ne pas diaboliser les jeux vidéo

Autodidacte issu de la communauté des gamers, Nicolas TESTE a mis son expertise au service des enfants, des adolescents et des parents dans la pratique des jeux vidéo. Profitant de son expérience, il porte un regard distancié sur ce loisir controversé.

JDA : quels sont les atouts des jeux vidéo dans l'éducation des enfants ?
Nicolas Teste : La palette des compétences que favorise ce média est très diversifiée. On ne va pas déployer les mêmes qualités selon que l’on pratique un jeu de gestion où il s’agit de gérer un espace de vie (stratégie, projection dans le temps, vision globale...), que dans un jeu de compétition du style Skills pure dont le but est de survivre dans une situation conflictuelle (réactivité, détermination, concentration...). La pratique de ces jeux en ligne constitue aussi un support potentiel de sociabilité, faisant communiquer entre eux des joueurs d’âges ou de nationalités différentes. Dans tous les cas, bien des habiletés sont favorisées : souplesse des doigts, réflexes, adaptabilité, sens de l’initiative, certaines disciplines scolaires comme l'histoire ... qui peuvent être réutilisées dans l’apprentissage scolaire ou la vie quotidienne. 

JDA : y a-t-il des risques ?
Nicolas Teste : c’est l’addiction que l’on craint le plus. Mais, il faut faire attention de ne pas confondre pratique intensive et addictive. Ce qui doit alerter, ce n’est pas seulement le nombre d’heures passées jouer, mais aussi et surtout la dérive qui consiste à s’enfermer dans le noir, seul(e) dans sa chambre, n’en sortant plus, ne voyant plus ses copains, ne pratiquant plus de sport, se déscolarisant. Un autre facteur de risque peut être considéré comme inquiétant, c’est lorsque ce n’est plus le seul plaisir qui est recherché, mais la compétition comme idéal de vie : être le meilleur, persister le plus longtemps possible pour dépasser un obstacle... C’est une illusion de croire que passer quinze heures à s’entraîner au football chaque semaine permettra de devenir un champion. Il en va de même pour les jeux vidéo.

JDA : comment agir pour favoriser les atouts et prévenir les risques ?
Nicolas Teste : Il y a deux réactions opposées aussi contre-productives l’une que l’autre. La première relève de l’hyper laxisme : ne donner aucune limite de temps passé sur la console, laisser l’enfant avoir accès à tout type de jeux, même ceux qui ne lui sont pas adaptés, car réservés aux adultes, subir ses crises de colère et sa mauvaise humeur quand il est contrarié. La seconde attitude consiste à lui interdire l’accès aux jeux. Cela va surtout avoir un effet incitatif. Cela le placera aussi en décalage par rapport à ses copains quand, dans la cour, la question des jeux vidéo sera abordée lors de leurs échanges. Que faire alors ? Commencer par ne pas laisser un enfant seul dans sa chambre face à une télé et une console, sans aucun contrôle. Veiller à diversifier ses loisirs et privilégier la pratique du jeu avec ses copains, plutôt qu’en solitaire : le partage évite qu’il ne s’enferme dans un tête à tête avec son écran et l’incite à rencontrer d’autres joueurs pour échanger avec eux. Et puis, surtout, prendre du temps pour jouer aux jeux vidéo avec lui. Vivre des émotions communes, ressentir les mêmes plaisirs, entrer dans un monde identique, c’est acquérir une légitimité qui permet ensuite de poser des limites de temps qui seront d’autant mieux acceptées, qu’on aura partagé un vécu semblable.

JDA : comment vivez-vous les réactions de crainte du monde adulte face à ces pratiques ?
Nicolas Teste : Évitons les excès. On ne diabolise ni la littérature, ni le cinéma dans leur globalité au prétexte qu’il y a des livres ou des films peu recommandables pour la jeunesse. N’agissons pas ainsi avec les jeux vidéo qui peuvent aussi faire grandir et stimuler la curiosité !

JDA : quel gamer êtes-vous, vous-même ?
Nicolas Teste : j’ai découvert l’ordinateur, à quatre ou cinq ans sur les genoux de mon père informaticien. J’ai été accro des jeux vidéo à l’âge d’une dizaine d’années. Je passais dix heures le samedi et autant le dimanche sur ma console et cinq heures chaque soir de la semaine, après mes devoirs. J’en suis revenu. C’est devenu aujourd’hui un loisir comme un autre qui ne m’empêche nullement d’avoir une vie sociale. La seule différence, c’est que je me suis détourné des jeux de compétition et d’affrontement aux autres et que je préfère les jeux de coopération où l’on ne gagne que tous ensemble.

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°203 ■ novembre 2019