La pratique de réseau

La pratique de réseau : un outil incontournable de l’animateur

Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous travaillons toutes et tous en réseau, sans forcément en avoir conscience. La meilleure illustration qui puisse en être donnée, c’est l’utilisation quotidienne d’internet, véritable toile nous reliant horizontalement au monde entier. C’est l’ensemble de nos interventions qui est potentiellement concerné. Le travail en réseau est devenu un incontournable de l’action des travailleurs sociaux en général, et des animateurs en particulier. Une méthode à ce point galvaudée, qu’elle nécessite quelques explications pour en comprendre tant la portée que les limites. L’un de ses fondements théoriques d’abord. Le contexte dans lequel elle s’épanouit, ensuite. Ses caractéristiques spécifiques, enfin, qui la distinguent d’autres postures.
 
De l’explication linéaire à la compréhension globale

Le réseau trouve l’un de ses fondements théoriques dans une vision qui se veut de moins en moins uni factorielle et de plus en plus reliée à la complexité de la réalité. Comprendre le faisceau d’interactions à l’œuvre, c’est se préparer à s’y immerger.

La compréhension du fonctionnement de notre monde et de la société humaine s’est longtemps appuyée sur le raisonnement mis au point par René Descartes. Le philosophe auteur du « Discours de la méthode » conseillait d’accéder à la complexité, en partant des notions les plus simples et en prenant soin d’isoler chacune des difficultés, afin de mieux les examiner et les résoudre, séparément. Cette façon de procéder permit à la science de progresser notablement, en résolvant des problématiques structurées par des relations linéaires de cause à effet. Mais dès lors que la diversité de la réalité a commencé à placer au coeur de l’évolution et du changement des notions comme la contradiction, l’ambiguïté, le paradoxe, l’instabilité ou la fluctuation, le modèle cartésien a très vite montré ses limites. Un nouveau modèle a alors émergé, la systémie, s’appuyant sur des concepts tels la globalité (qui prend en compte des dimensions à la fois générales et locales), l’interaction (qui établit des rapports d'influence ou d'échange réciproques et constants), la causalité circulaire (qui rend difficile la distinction entre un effet et une cause s’engendrant successivement), le système (qui est composé d'éléments en interaction dynamique). Comprendre un phénomène implique, dès lors, de tenir compte d’une multitude de facteurs s’interpénétrant les uns les autres. Il est nécessaire de les étudier non plus l’un après l’autre, mais d’identifier leur existence simultanée, au travers de leurs liaisons.

Illustration du modèle systémique

Pour comprendre l’explication qui vient d’être présentée, prenons un exemple dans le quotidien de l’animation. Une activité élaborée par un animateur a échoué. La démarche cartésienne consisterait à trouver au pire la cause linéaire, au mieux le faisceau de causes à l’origine de ce « ratage ». Motivation insuffisante, mauvaise préparation, menée bâclée… tous ces éléments de savoir-faire existent sans doute bel et bien. Reste que d’autres facteurs peut aussi être évoqués. Psychologique, d’abord : l’animateur était-il vraiment convaincu de la pertinence du jeu qu’il proposait et s’il n’y croyait pas lui-même, n’a-t-il pas contribué à son échec ? Sociologique, ensuite : le groupe d’enfants est construit autour de relation d’influences. Si leur leader n’a pas adhéré au jeu, il a pu entraîner les autres dans une posture d’opposition. Ethnologique, ensuite : l’appartenance culturelle distincte de l’animateur et du groupe d’enfants a pu induire un malentendu dans la compréhension réciproque. Physiologique, encore : le moment choisi pour cette activité n’était pas idéal, en terme de disponibilité physique et mentale. Pourquoi pas, climatique : s’il pleuvait ou s’il faisait très beau, proposer le jeu à l’extérieur ou à l’intérieur n’était pas approprié. On pourrait multiplier à l’envi, l’énumération des contingences intervenant dans cette animation qui n’a pas fonctionné. Impossible de les prendre toutes en compte de manière exhaustive et d’évaluer chacune dans leur juste proportion. Mais, l’on mesure l’imbrication des mécanismes permettant de comprendre ce moment précis.

De la systémie au réseau

Concevoir l’ensemble de circonstances, à l’origine du quotidien nous permet d’éviter de chercher une seule bonne réponse qui s’imposerait face aux nombreuses questions qui se posent. De la même façon, les ambitions que nous propose l’éducation populaire ne peuvent être satisfaites par une seule bonne volonté, aussi efficaces soit-elle, mais par une articulation entre une multitude d’acteurs qui se complètent, s’épaulent, s’enrichissent les uns les autres. S’il ne s’agit pas de se confondre réciproquement, chacun devant continuer à préserver sa spécificité, cette diversité doit pouvoir se décliner dans un jeu de coopération et de mutualisation.


Quelle explication donner ?
Nous sommes souvent tentés par des raisonnements magiques, des corrélations rapides et des généralisations abusives, pour expliquer ce que nous ne comprenons pas. Cela nous permet d’interpréter rapidement et d’analyser d’une manière en apparence évidente. Mais, tous ces arguments unis factoriels sont simplificateurs. Bien plus exigeante est l’approche qui nous invite à intégrer la multiplicité des facteurs intervenant dans une situation donnée. Si la première attitude nous permet d’adopter une attitude pleine d’assurance et de certitude, la seconde nous invite à la prudence et nous confronte à la variabilité, gage du respect de la réalité dans toute sa complexité.
 
Un nouveau paradigme pour le social
L’essor des réseaux n’intervient pas à n’importe quel moment historique. La façon dont notre société interroge son rapport au social explique aussi le choix de favoriser la collaboration entre les différents acteurs et d’encourager leur articulation.

Pour expliquer les mutations auxquelles nous assistons depuis quelques années dans le secteur du social, Robert Lafore, professeur de droit public, propose une hypothèse tout à fait intéressante. Il rappelle d’abord que, pendant des années, ce qui a prévalu dans l’action sociale de notre pays, c’est la logique catégorielle. Les dispositifs qui furent alors conçus avaient pour ambition de répondre aux besoins d’une population donnée. On s’adressait aux personnes porteuses de handicap, à celles qui étaient âgées, à celles souffrant de toxicomanie, aux jeunes délinquants, à l’enfance en danger… Mais, le domaine des loisirs n’échappa pas à cette catégorisation, instaurant des lieux d’accueil distincts les uns par rapport aux autres : regroupement par âge (centre aéré/club de jeunes/animation personnes âgées/activités adultes…) ou par dominante (clubs sportifs/ école de dessin ou de musique/centres aérés). Puis, des expériences furent menées pour associer les différents publics ou articuler des acteurs qui n’étaient pas sensés se rencontrer : coupler, par exemple, des crèches avec des maisons de retraite, faire intervenir des ateliers théâtre fonctionnant tout au long de l’année pour proposer de l’initiation auprès d’enfants fréquentant le centre aéré les mercredis ou encore faire venir un intervenant en toxicomanie dans un club de jeunes pour dialoguer avec des ados, sur les consommations à risque. Chacun a commencé à dépasser la logique catégorielle dans laquelle il évoluait, peu ou prou.

L’émergence d’une nouvelle culture

Robert Lafore décrit les modalités de cette évolution de l’action sociale que l’on retrouve très tôt dans l’animation. La nouvelle logique à l’oeuvre privilégie la remise en cause des cloisonnements entre les institutions, incite à la coopération et encourage à se connecter les uns aux autres. La culture professionnelle connaît ainsi un glissement progressif du modèle corporatif à une dynamique d’articulation des différents intervenants. A la croyance qu’on pouvait combler tout ce dont avait besoin l’enfant, a succédé la conviction de la pertinence des partenariats. On est passé de la simple juxtaposition des différentes approches à une mise en cohérence des compétences réciproques. Du côté des publics, une évolution parallèle s’est fait jour. On constate un éparpillement des centres d’intérêt. Les mêmes personnes hésitent de moins en moins à fréquenter plusieurs lieux culturels ou de loisirs. Jusque dans les années 1960, il existait de grands mouvements de jeunesse auxquels on adhérait, par choix idéologique ou religieux, mais aussi par recherche d’une affiliation à un groupe de référence. On en retrouve encore une illustration contemporaine dans la mouvance du scoutisme, par exemple. Mais dorénavant, ce qui domine c’est la recherche de l’épanouissement individuel du sujet qui va prendre ce qui l’intéresse chez les uns et chez les autres. Il n’adhère plus à seul et unique espace, mais en fréquente plusieurs, au gré de ses envies. Ce qui incite leurs animateurs à se coordonner.

Changement de sens

Autant dire que toutes ces transformations n’ont fait que privilégier le développement de la coopération entre les professionnels. Une tendance nouvelle tend donc à se développer : face à un public friand de diversité, les lieux de culture ou de loisirs commencent à s’articuler, pour répondre au mieux aux différents besoins exprimés. Cette association active des multiples intervenants ne conduit pas à la confusion des rôles de chacun. Un éducateur sportif, un animateur ou un professionnel de la prévention peuvent volontiers mettre en commun leurs efforts, sans pour autant perdre l’autonomie de leur action et/ou fusionner leurs missions respectives. C’est le sens même du travail de réseau, que nous allons explorer, à présent.


Les deux réseaux
Deux types de réseaux peuvent être sollicités. Le Réseau Primaire, tout d’abord, que constitue l’entourage de l’individu : les membres de sa famille, de son voisinage, ses amis, ses collègues de travail ou encore les personnes, avec lesquelles il partage des activités culturelles ou sportives (chorale, équipe de football …). On peut y rajouter les internautes fréquentant les réseaux sociaux sur la toile. Le Réseau Secondaire, ensuite, qui est composé des acteurs des institutions dont s’est dotée la société, pour répondre aux besoins des populations : écoles, employeurs, banques, hôpitaux, administrations, services sociaux, mais aussi le secteur de la culture et des loisirs.
 
Partenariat ou réseau ?
Des notions semblant synonymes, mais qui ne le sont pas, le partenariat n’est pas tout à fait la même chose que le réseau. Les distinguer permet d’utiliser l’un et l’autre en connaissance de cause et à bon escient, sans les confondre, ni les opposer.

Du partenariat …

Il est coutumier de définir le partenariat comme un accord passé entre deux ou plusieurs parties qui conviennent de travailler ensemble, dans la poursuite d’objectifs communs. Cette coopération met en relation des institutions ayant des missions bien définies et différentes. Elles établissent entre elles une convention formalisée ou passent un accord implicite précisant la portée et les limites de l’action qu’elles engagent conjointement. Chaque professionnel agit alors, sur la base d’un mandat et en rendant des comptes sur ce qui est entrepris. Les partenaires s’engagent à assurer la présence et la permanence de ses représentants à chaque rencontre, à partager les pouvoirs, les risques et les responsabilités induits par le projet, à investir des moyens humains, matériels et financiers qu’ils s’étaient engagés à apporter. Les associations du secteur de l’animation ont multiplié, ces dernières années, ces actions de collaboration qui permettent de mutualiser les potentiels respectifs, de donner plus de poids à l’intervention envisagée ou encore de démultiplier les effets attendus. Cela va, par exemple, de la participation au Téléthon, à une demande de sponsoring auprès d’une banque ou de commerçants pour financer une action, en passant par une mise à disposition d’un parc informatique pour animer un atelier internet ou encore par du prêt de matériel d’une fédération sportive, une formation montée en commun, etc.

… au réseau

Le réseau est tout à fait différent, dans la mesure où il relève, avant tout, d’une logique horizontale. On ne décrète pas un réseau qui ne s'instaure que si ses membres y trouvent chacun, dès le départ, une source d'intérêt. Les différentes parties s'engagent de leur propre chef et demeurent libres dans leur action. Cela implique qu’il y ait une stricte équité entre elles. Ce rapport d'égal à égal exclut toute hiérarchisation des uns par rapport aux autres. Tout au contraire, l’autonomie de chacun est préservée. Le projet partagé qui fonde cette relation n’a de sens que s'il y a entraide et échanges signifiants. C’est, en outre, un regroupement vivant d’où l’on peut se retirer et où l’on peut arriver après qu’il ait débuté. L’engagement dans une logique de réseau nécessite un minimum de pré requis. Du côté des institutions, c’est le renoncement à vouloir tout contrôler et l’acceptation de voir les relations horizontales échapper aux subordinations hiérarchiques traditionnelles. Du côté des intervenants, la condition première, c’est l’abandon de toute quête de la bonne solution ou de la bonne méthode de la validité de laquelle, il s’agirait de convaincre l’autre. Travailler en réseau signifie renoncer à toute volonté hégémonique ou vision dogmatique visant à imposer une approche dominante, au profit d’une concertation entre les différents angles de compréhension, à partir desquels on perçoit l’action à engager.

Deux méthodologies parallèles

Il ne s’agit pas ici de préconiser plus le réseau que le partenariat ou inversement, chacune de ces formes de coopération ayant ses propres modalités organisationnelles, avec à chaque fois des avantages et des inconvénients. Insistons, néanmoins, sur la différence essentielle : la pratique de réseau ne peut fonctionner que sur l’incertitude d’espaces peu régulés, peu stabilisés, échappant aux contrôles et autorisant de ce fait la déviance créative1. Elle privilégie une logique moins monolithique, moins globalisante, plus mouvante et plurielle que le partenariat, les acteurs devant s’approprier par eux-mêmes les orientations et les moyens. Elle se construit sur la base de liens personnels, d’engagements réciproques, de confiance, d’intercommunication et d’inter compréhension qui impliquent le passage de l’autorité directe verticale au contrat.


Sur le terrain
Une fédération d’Éducation populaire passe un accord avec le Journal de l’animation pour accueillir un stand du mensuel lors de l’un des ses congrès, en échange d’un encart publicitaire dans ses colonnes: on est là dans le partenariat, de gré à gré. L’anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant est l’occasion, cette année là, d’une série d’actions montées de façon conjointe par une association de protection de l’enfance, Amnesty International, les Éclaireurs de France, un centre social et l’Office municipal de la jeunesse. Moyens mutualisés, organisation d’interventions communes, soutien réciproque des action menées : on est dans le travail en réseau.

 

 

Lire l'interview:  Du Teilleul Françoise - Le réseau

1- « L’institution incertaine du partenariat » Philippe Lyet, L’Harmattan, 2007


Ressources :

« Travailler efficacement en réseau. Une compétence collective » Guy Le Boterf, éditions d’Organisation (2008)
L’auteur définit une typologie des réseaux parmi lesquels, on trouve ceux destinés à l’action collective. Ce sont là des systèmes dynamiques et vivants, à la durée de vie et à la géométrie variables dont les résultats attendus dépassent les intérêts de chacun de leurs membres. S’ils peuvent être victimes de tentatives de prise de pouvoir, ce qui les ramènerait à une logique pyramidale, ils peuvent, tout autant, bénéficier des conditions pour perdurer. Il faut pour cela vouloir coopérer (y adhérer librement et alimenter cette adhésion, en rendant visibles les avancées et la valeur ajoutée), pouvoir coopérer (initier un pilotage garant du fonctionnement et des objectifs, expliciter les résultats attendus et prévoir des instances de régulation) et savoir coopérer (construire des représentations partagées, tirer des leçons des expériences, construire des outils en commun).


« Travailler en réseau. Méthodes et pratiques en intervention sociale » Philippe Dumoulin, Dunod, 2003
La notion de réseau professionnel recouvre d’abord le « pairage », cette orientation d’un usager vers un collègue pouvant fournir un service complémentaire au sien. C’est ensuite ces intervenants partageant tous le même projet ciblé qui décident de mettre leur réflexion et leurs efforts en commun pour mieux résoudre un problème. Mais le réseau, c’est aussi la démarche qui favorise les échanges réciproques de savoirs entre usagers qui sont ainsi incités à se faire bénéficier mutuellement de leurs compétences réciproques. Quelles que soient ses déclinaisons, la démarche de réseau s’appuie sur la même nécessité, à un moment donné, d’établir des échanges et des collaborations devant le constat que la résolution d’une difficulté dépasse la capacité à y faire face seul. Il s’agit donc bien là d’une approche globale qui favorise l’appréhension de la complexité des interrelations humaines.


« L’institution incertaine du partenariat » Philippe Lyet, L’Harmattan, (2007)
Il ne suffit pas d’inciter à travailler ensemble, pour réussir à produire de la gouvernance partenariale. La résistance se produit d’abord du côté des acteurs de terrain qui, voyant leur identité malmenée, sont confrontés à des conflits d’intérêts qui les amènent à s’interroger sur le sens des projets élaborés sans eux. Mais, le décalage provient tout autant des décideurs institutionnels, quand ceuxc-i peinent à accompagner et à diffuser les initiatives, pourtant réussies, auprès des autres intervenants et services. Car ce mouvement est aux antipodes des institutions traditionnelles dont le fonctionnement profondément anti-démocratique s’appuie sur la toute puissance des directions et le mépris de la capacité créatrice et organisatrice des personnels. Cela nécessiterait qu’elles soient coopératives, délibératives et fonctionnant sur la base d’un éthique de la discussion. Pour la plupart, on en est loin.


« Le défi du partenariat dans le travail social » Elisabeth Vidalenc, L’Harmattan, 2003
Être travailleur social, c'est être à l'interface entre les administrations locales ou nationales, des équipes aux valeurs et aux pratiques parfois fort différentes, et des populations fragilisées et souffrantes. Vivre cette complexité au quotidien génère du stress et de profondes difficultés dans les domaines de la communication et de la coopération. Ce livre propose, à travers l'analyse de situations complexes, la mise en place d'un processus d'accompagnement visant à soutenir les différents partenaires du travail social dans une démarche de partenariat. Il montre comment cet accompagnement doit être à la fois individuel et collectif, pour fiabiliser l'organisation du travail social et satisfaire à sa quête de sens.

 

Jacques Trémintin - Journal De l’Animation ■ n°119 ■ mai 2011