Gaignard Lise - Privé/Professionnel

Lise Gaignard est psychanalyse et chercheure associée au laboratoire de Psychologie du travail et de l’action au Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris. Elle évoque à propos de la séparation entre vie privée et vie professionnelle, un effet de flou qui fut pendant longtemps la règle, qui n’a pas loin de là disparu aujourd’hui et qu’elle pense à l’avenir voir se perpétuer. Les limites entre ces deux dimensions ne peuvent qu’être très labiles.

Il est coutume de revendiquer une stricte séparation entre la vie professionnelle et la vie privée. Cette position est-elle réaliste et tenable ?
Lise Gaignard : Cette séparation est très récente. Autrefois, tout le monde travaillait chez soi. Mis à part les journaliers qui se louaient chez les autres, les paysans et les artisans pratiquaient leur métier au milieu de leur famille, quand ce n’était pas avec elle. Il n’y a pas si longtemps, chez les médecins généralistes, c’était les épouses qui effectuaient le secrétariat… et le ménage. Aujourd’hui encore, ce sont les femmes de boulanger qui assurent la vente au magasin, pendant que leur mari est occupé au fournil dans l’arrière-boutique. Il est fréquent qu’elles passent alternativement de la partie privée attenante pour s’occuper de ses enfants, au magasin pour servir les clients. Ce qui n’a d’ailleurs pas été sans poser problème pour toutes ces femmes qui fournissaient un travail gratuit, non reconnu qui ne leur permettait donc pas de bénéficier d’une retraite. En tout cas, ces scènes sont représentatives de ce qui se passait massivement à une époque pas si éloignée où la notion de séparation entre vie privée et vie professionnelle ne se posait pas. Cela a commencé à changer avec l’industrialisation et la généralisation du salariat.
 
A quelles conditions la vie privée peut-elle faire irruption dans la vie professionnelle, sans poser de problèmes majeurs ?
Lise Gaignard : On ne peut poser la question comme vous le faites, car ce serait considérer que l’un s’opposerait à l’autre. Alors qu’on est bien plus dans une logique de continuum. Pour illustrer mon propos, je pourrais comparer avec le ruban de Möbius que l’on peut fabriquer en collant les deux bouts d’une bande de papier, après lui avoir fait subir une torsion d'un demi-tour. On obtient alors un objet étonnant qui ne possède qu'une seule face et qu'un seul bord. Pour ce qui concerne la vie privée et la vie professionnelle, c’est la même chose. On n’est pas d’un côté ou de l’autre, mais des deux à la fois, puisque finalement il n’y en a qu’un seul univers avec deux facettes ! Cette intrication étroite intervient dès le choix d’un métier. Si, pour l’exercer, il faut obtenir un savoir-faire en suivant une formation et un processus de qualification, on n’y entre pas de la même façon selon l’histoire que l’on a vécue, la classe sociale dont on est originaire, le lieu où l’on est né ou sa couleur de peau. Ainsi, ce ne sera pas la même chose de devenir animateur en étant issu d’une famille de mineurs des Ardennes qui considère ce projet comme une promotion sociale ou en venant d’une famille de polytechniciens qui voit cette activité comme un moyen pour leur enfant de se faire un peu d’argent, l’été. La vie privée se trouve donc convoquée au cœur de la vie professionnelle, comme c’est le cas lorsqu’on recrute un cadre supérieur sur la base de son mariage avec un conjoint qui a suivi la même formation, mais qui a arrêté de travailler. On pense alors que la vie du couple va stimuler la professionnalité du salarié.
 
A l’inverse, peut-on affirmer que la vie professionnelle intervient aussi dans la vie privée ?
Lise Gaignard : Effectivement, il est fréquent que la vie professionnelle vienne influer sur la vie familiale. C’est le cas tout particulièrement pour les salariés qui sont soumis à une organisation du travail posté en 3X8 ou à des horaires flexibles. Pensez aux caissières de supermarché qui alternent plusieurs périodes de travail et de repos dans la même journée. Mais aussi, ces cadres qui possèdent un ordinateur portable qu’ils ramènent chez, ce qui leur permet ainsi de continuer à travailler après avoir quitté leur bureau. Ce sont là des circonstances qui perturbent les rythmes de la vie personnelle. On peut aussi évoquer le cas des assistantes maternelles à la journée ou à temps complet (qui prennent en charge les enfants placés) dont le lieu de travail est le domicile : toute la famille participe aux tâches éducatives demandées. L’interaction entre ces deux univers qu’on voudrait distincts est donc bien plus fréquente qu’on ne l’imagine, jusqu’à ces conversations qui rapportent le vécu de la journée et qui peuvent agacer le conjoint qui n’a pas forcément envie de connaître les soucis ou problèmes qui sont vécus dans la vie professionnelle.
 
Dans un métier de relations humaines, comme celui d’animateur, quels avantages ou inconvénients voyez-vous à cette interférence ?
Lise Gaignard : Il y a des animateurs comme des enseignants qui ressentent le besoin de raconter leur vie privée, ce dont les enfants n’ont rien à faire. Par contre, on peut demander à ces professionnels de s’abstenir devant les enfants, de certains comportements qui relèvent de leur choix privés, comme celui de fumer. Chaque métier construit des règles qui lui sont propres. Elles ne peuvent être assénées d’une manière expertale, par une autorité en surplomb. Elles sont le produit d’une époque donnée et évoluent au cours du temps, s’adaptant aux exigences de la société : on n’est pas animateur aujourd’hui comme on l’était il y a vingt ans. Mais s’il y a un usage auquel on a toujours été particulièrement attaché dans les métiers de l’éducation, c’est l’exemplarité de l’adulte. Pourtant, on se trompe quand on pense que ce serait à partir de ce que l’on vit à titre personnel que l’on va adopter l’attitude la plus adéquate face à l’enfant. Ainsi, interrogé sur sa vie privée, l’animateur peut répondre qu’il n’est pas là pour parler de cela. Ses hésitations et ses embarras constitueront de toute façon une forme de réponse. Le contenu formel de ce qui peut être alors évoqué n’est pas ce qu’il y a de plus important. Ce n’est pas du tout ce niveau là qui compte, mais bien plus la façon dont l’animateur va se mettre en situation quand il est au contact de l’enfant. Toute l’histoire de l’animateur en tant que sujet se trouve alors convoquée sans qu’elle n’ait besoin d’être racontée.
 
On éduque donc plus à partir de ce qu’on est qu’à partir de ce que l’on dit ?
Lise Gaignard : Effectivement. Face aux difficultés à surseoir un désir, à attendre ou à différer - toutes choses que l’enfant a souvent bien du mal à assumer- ce qui importe, ce n’est donc pas tant ce qu’on va raconter de son vécu personnel, que ce qu’on va montrer : quelle attitude va-t-on adopter quand, par exemple, accompagnant un groupe, on vient de rater le bus et qu’on va devoir patienter une heure pour prendre le suivant !  Mais, quand on parle de relations entre vie privée et vie professionnelle, il y a une autre dimension que l’on évoque rarement, c’est celle de la connaissance de la vie privée de l’enfant et plus particulièrement de l’intrusion des familles dans sa vie tant à l’école que dans les centres de vacances. Les parents sont entrés dans le Conseil d’école, accompagnent les sorties scolaires. Il y a même une circulaire Lang qui les autorise à pénétrer dans la classe. On ne mesure pas toujours les effets de cette immixtion. Pour se les représenter, il suffit à l’animateur de s’imaginer que sa mère vienne faire une activité pâtisserie, à ses côtés ! Il ne le vivrait certainement pas très sereinement, se sentant épié et pas très à l’aise pour faire ce qu’il a à faire. Que les parents soient invités lors d’une fête de fin d’année, passe encore. Mais que cette intervention ait lieu à tout propos au milieu de la vie extrafamiliale de leurs enfants, cela peut représenter, pour certains d’entre eux, un vrai cauchemar.
 
Pensez-vous que, dans les années à venir, l’articulation entre ces deux dimensions privée et professionnelle de l’existence humaine va se modifier ?
Lise Gaignard : l’évolution de ces dernières années a été marquée par un salariat qui se rapproche de l’espace intime, voire qui le réduit. C’est le cas du télétravail qui amène le salarié à remplir sa fonction depuis son lieu de résidence. Ainsi, certaines secrétaires médicales prennent en charge plusieurs cabinets médicaux et assurent les prises de rendez-vous par téléphone depuis chez elles, en disposant des agendas via internet. Autre illustration : le travail auprès des personnes âgées. Auparavant, les professionnels du soin et de l’aide ménagère intervenaient en maison de retraite. Aujourd’hui, ils le font de plus en plus au domicile même de ces personnes. Citons encore le cas de ces domestiques étrangères qui émigrent, en laissant leurs enfants pour s’occuper de ceux de familles riches de nos pays. Le mouvement a même atteint les entreprises qui développent de plus en plus un aménagement de leurs lieux d’activité en « open space ». Ces modalités suppriment le bureau individuel au profit d’un grand plateau, sans cloison où tous les salariés se retrouvent les uns à côté des autres. Dès lors que l’on se met à travailler chez soi et qu’au travail on n’a plus d’espace intime, c’est la meilleure démonstration de la frontière mouvante que j’évoquai en début de cette interview : il n’existe pas de séparation linéaire et franche entre ces deux dimensions de la vie.
 

Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal de L’Animation  ■ n°81 ■ sept 2007