Manil Pierre - Humour

Pierre Manil est consultant et formateur dans le secteur socio-éducatif, il est licencié en psychologie clinique (Université de Liège). Il est le fondateur en Belgique de  l’antenne de l’association universitaire française pour le développement et la recherche sur le comique, le rire et l’humour. « L’humour est un dilemme gratuit » explique-t-il, en démontrant la richesse et l’effet comique du paradoxe qu’il véhicule.

Quelle est votre définition de l’humour?
Pierre Manil : Avant de répondre à votre question, il me semble essentiel de bien distinguer le rire de l’humour. Le rire qu’il soit franc, jaune, pincé ou simple sourire est avant tout un comportement induit. Il est provoqué soit par la chatouille (à condition que le récepteur soit consentant, sinon cela donne une gifle), soit par l’humour. La chatouille est une sorte de surprise épidermique. L’humour est une surprise psychique, qui intervient dans l’expression d’un bon mot, la chute d’une blague ou la fin d’un gag. Comment se fait-il que cette information produise un sentiment aussi agréable : on rit à l’extérieur et on a bon à l’intérieur ? C’est parce qu’elle n’est rien d’autre que le télescopage entre deux logiques incompatibles. L’embrouille que produit cette rencontre paradoxale tient à l’effet de surprise suscité par la « chute ». L’impasse que provoque ce cheminement illogique crée d’autant plus le rire qu’il n’y a pas de conséquences négatives. L’utilisation des mauvaises logiques dans la vie courante a plutôt pour effet d’excéder. Si pour démonter un boulon, vous prenez successivement une clé trop grande, puis une autre qui s’avère trop petite, cela va très vite vous énerver. Parce qu’il met en scène tous les emmerdes de la vie dans un scénario fictif qui se termine de façon joyeuse, l’humour peut se définir comme la façon de rire au nez de ce qui nous pend au nez !
 
Quelle place doit prendre l’humour dans l’éducation de l’enfant?
Pierre Manil : Je crois que l’humour en est un ingrédient essentiel. Une éducation qui s’appuierait exclusivement sur la nécessaire adaptation de l’individu aux normes de la vie commune relèverait du totalitarisme. Mais celle qui laisserait l’individu créer ses propres règles provoquerait une impossibilité de communication, basée sur le refus de tout consensus ou de toute vie coopérative. Le bien-être de tout individu nécessite la recherche d’un équilibre sans cesse renouvelé entre adaptation et autonomie, entre respect des valeurs de l’environnement social et la préservation de la personnalité de chacun. On est là en permanence dans le dualisme entre conformité et singularité : l’enfant est à la fois totalement dépendant de son milieu, tout en devant faire sa place en tant qu’être unique. Dans le processus d’éducation, on est toujours en présence de deux logiques qui sont susceptibles de s’affronter : soit l’acceptation de la raison de l’autre (l’adulte qui fait confiance à la capacité de l’enfant ou l’enfant qui se plie aux exigences de l’adulte) ou au contraire leur confrontation. L’humour peut justement se situer comme le compromis entre ces deux logiques incompatibles, en faisant en sorte qu’il n’y ait pas de gagnant, ni de perdant.
 
Faut-il pour autant toujours chercher un point d’équilibre entre la guidance de l’adulte et l’autonomie de l’enfant ?
Pierre Manil : Si l’humour donne les moyens de négociation et d’entente entre personnes adoptant des positions en apparence antagoniques, cela n’implique pas un quelconque laxisme. Il permet simplement de se situer dans une dynamique bien plus globale et relativiste. Tous les systèmes totalitaires, qu’ils se manifestent dans un régime politique, une famille, une entreprise ou une secte exècrent l’humour, parce que celui-ci est fondé sur une vision hétérodoxe du monde. Il est exactement le contraire de la pensée unique : tout individu qui possède une conviction intangible, irrémédiable et doctrinaire ne peut le supporter. Dès lors où, en éducation, vous laissez venir les transactions humoristiques des enfants (et ils en ont beaucoup) ou que vous provoquez des moments d’ambiguïté (non pas gênante mais jubilatoire) dans la communication, vous créez un climat qui permet d’éviter d’être en opposition permanente. L’humour crée un climat de complicité positive et constructive qui permet de trouver du bonheur dans des moments gratuits, mais aussi des échappatoires consensuels. Cela ne signifie pas que toute relation éducative doive se résumer à l’humour, ni qu’il faille fuir tout conflit qu’il est parfois nécessaire d’assumer. Cela donne un outil supplémentaire que l’on peut décider parfois d’utiliser à bon escient, pour débloquer une situation ou sortir d’une impasse.
 
Quelle est la différence entre l’humour des enfants et celui des adultes ?
Pierre Manil : comme nous venons de le voir, l’humour est toujours une pirouette par rapport aux logiques établies. Il faut reconnaître à l’enfant sa capacité créatrice, en la matière. Il peut tout aussi bien se montrer capable d’humour que l’adulte et ce, quel que soit son âge. J’ai une petite fille de 5 ans qui adore aider ma femme aux tâches ménagères. Un jour, elle se saisit de la serpillière trempée et affirme : « je la démouille ». Cela nous a fait beaucoup rire. Mais finalement j’aimerais que cette innovation entre dans la langue française, car elle est plus précise que la notion « tordre » qui n’implique nullement en faire sortir l’eau qui l’imprègne… Je peux vous donner un autre exemple, celui de mon fils qui, à quatorze ans, travaillait de façon chaotique à l’école. Nous étions à table et je venais de recevoir mon relevé d’impôt. J’annonce qu’avec ce que j’allais avoir à payer, nous allions devoir renoncer à nos projets de dépenses. Mon fils avec qui j’avais eu à régler des comptes, bulletin de notes à l’appui, quelques jours plus tôt, me dit alors : « tu vois, papa, qu’on n’est pas toujours récompensé des efforts qu’on fait… » Admirable ! Soit je suis un foutu despote et je lui mets une torgnole, soit tout le monde éclate de rire. Cette complicité qui venait de se créer démontrait qu’au-delà des mésententes passagères, je partageais une communauté de destin avec lui.
 
Jusqu’où peut aller l’humour ?
Pierre Manil : le problème que vous posez là peut se traiter de deux façons différentes. Il y a d’abord la dimension de ce qui se passe d’une manière spontanée. La perception d’une information pouvant être vécue comme risible est un réflexe. Or, un réflexe ne peut être ni autorisé, ni interdit. Chacun d’entre nous s’est trouvé un jour dans une situation dramatique au milieu de laquelle un détail loufoque lui a donné une franche envie de rire. Même si on s’est retenu de montrer à ce moment-là la jubilation que l’on ressentait, on n’a pu s’empêcher d’éprouver le comique, le cocasse ou l’absurde de cette circonstance précise. Il y a ensuite l’utilisation délibérée et volontaire de l’humour. Je ne considère pas qu’il existe des sujets qui devraient être soumis à la censure. Ce serait considérer qu’il y en aurait qui seraient sacrés. Or, le fondement de l’humour, c’est justement de se jouer des logiques les plus implacables et des circonstances les plus dramatiques. Rire de tout, c’est se montrer capable de relativiser les absolus et en premier de soi-même, au travers de l’autodérision. J’ai terminé, il y a trois ans, un cycle à l’école de santé publique de l’Université de Louvain consacré à l’humour dans le suivi en soins palliatifs. Même avec des personnes en train de mourir, il y avait encore une place pour un humour bien placé et bien senti. Celui-ci reste face à la mort, cette ultime insulte à l’espèce humaine, le dernier bastion de la liberté. C’est une défense narcissique très puissante. Pour autant, on ne peut rire de n’importe quoi ou n’importe qui, n’importe quand. On ne rit pas du cancer avec un cancéreux, sauf s’il amorce lui-même un discours dérisoire. Cela devient alors un rire respectueux et solidaire.
 
L’humour se cultive-t-il ou bien est-il bien difficile de l’acquérir quand on en est dépourvu ?
Pierre Manil : J’ai le privilège d’avoir assuré en Wallonie un séminaire de quarante heures sur l’humour au niveau Bac + 4, à des éducateurs spécialisés. Mais je signale qu’à Tel-Aviv et à Québec, la faculté de sciences humaines comporte une section consacrée à l’humour considéré comme un art au même titre que la peinture, la sculpture ou la musique. Donc, l’humour s’apprend. Il suffit pour cela de jouer avec les mots, avec les situations et avec les logiques et d’accepter de passer de la pensée linéaire à la pensée traversière, en sachant notamment utiliser les métaphores, les comparaisons, ainsi que les extrapolations. L’enseignement nous a depuis longtemps contraint et habitué à distinguer le vrai du faux, le bon, du mauvais, le beau du laid, le gentil du méchant, dans une dichotomie et un manichéisme tout à fait mécaniques. Ce sont ces distinguos que l’humour vient justement télescoper dans une dynamique irréaliste, voire absurde. Dès lors, où l’on s’autorise à pulvériser les frontières entre ces logiques, on peut progresser dans son apprentissage. Cela donnera des qualités différentes, depuis le résultat assez plat jusqu’à l’humour assez sophistiqué. Certains acquerront quelques compétences, d’autres s’avèreront avoir du talent, quand des troisièmes montreront du génie. Tout le monde ne peut devenir un Pierre Dac qui disait « celui qui est parti de rien pour n’arriver nulle part, n’a de compte à rendre à personne ». Mais, de la même façon que sans être un artiste accompli, on peut écrire un poème, composer une partition ou croquer un dessin, on peut donc arriver tout autant à imaginer une blague ou une situation cocasse.
 

Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal De l’Animation  ■ n°82 ■ oct 2007