Bouaziz David - Nos représentations

« Reconnaître et faire avec nos représentations »

David BOUAZIZ est Docteur et Chercheur en Sciences de l’Education et Directeur Général de l’Association Gestionnaire de l’Institut de Formation d’Educateurs de Normandie qui se situe au Havre.

 « Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison, rien ne cause autant de destruction que l’obsession d’une vérité considérée comme absolue » affirmait il y a 25 ans le Professeur François Jacob. Si David Bouaziz reprend à son compte cette conviction, ce n’est pas pour dissimuler les représentations derrière des discours neutres ou insipides, sans couleurs ni odeurs. Tout au contraire.

 

Y a-t-il une différence entre les représentations d’hier et celles d’aujourd’hui ?

David Bouaziz : Bien sûr que les représentations d’hier ne sont pas celles d’aujourd’hui et différentes de celles de demain. Poser cette question, c’est en fait se demander : « si hier c’est aujourd’hui et si aujourd’hui c’est demain ? » Les représentations naissent, s’élaborent et se construisent à partir d’éléments individuels, contextuels, sociaux qui sont relativement identifiables : l’évolution du monde dans lequel nous vivons, les conditions dans lesquelles nous évoluons, l’éducation que nous recevons, les modes des transmissions sociales, la solidarité, la citoyenneté… l’accompagnement social. Mais elles changent aussi et évoluent avec le temps, se construisent, se déconstruisent parce que le monde change, parce que des phénomènes sociaux prennent des formes de plus en plus « multi » ou éclatent en morceaux, parce que des repères sociaux fiables jusqu’alors ne sont plus que de vagues souvenirs de fiabilité. En matière de travail social, les représentations se modifient avec la perception de soi, et l’évolution de l’action à réaliser. Plusieurs aspects peuvent favoriser leurs évolutions : les textes de loi, le registre politique, le changement, l’innovation, la reformulation d’un projet social ou institutionnel… Ces représentations doivent constituer autant de balises pour nous rappeler que le travail que nous faisons est infiniment imprégné d’humanitude, d’humain, de relation…d’altérité… Elles nous rappellent que le relationnel est éminemment subjectif. Une représentation qui fluctue c’est un humain qui réfléchit à son positionnement, à ses postures, c’est un travailleur social qui se pose la question de la complexité du travail de soutien qu’il va devoir mener. Une représentation qui change, c’est une pensée qui se pose, c’est un humain qui se métamorphose, c’est le témoignage d’une maturation, d’une réflexion, d’une volonté de reconnaître que les phénomènes sociaux commencent par se présenter et se représenter par leur complexité. Le véritable problème c’est quand les représentations ne changent pas, alors que l’objet du travail, son contexte et ses formes mutent ou évoluent. Ce qui fait du tort au travail social c’est quand les représentations se sont cristallisées ou atrophiées. Par exemple en éducation ou en situation d’accompagnement, nous sommes confrontés quelquefois à des conduites et pratiques éducatives qui datent de la « nuit des temps ». Certains vouent les bienfaits d’une fessée, d’autres essaient de prouver à quel point ils sont meilleurs que la famille… d’autres encore pensent que seul le pouvoir qui fait peur et écrase est valide…

 

 Les travailleurs sociaux ne peuvent donc pas s’émanciper de leurs représentations ?

David Bouaziz : Tout acte éducatif se situe dans des processus d’interactions multiples entre des individus, des groupes, des institutions. Ces interactions présupposent des représentations sociales de l’éducation, qui au niveau plus large, s’inscrivent dans le champ de l’idéologie. A tous les niveaux hiérarchiques, du plus élevé au plus près du terrain, les travailleurs sociaux sont des êtres humains qu’on ne peut réduire à une fonction, des missions, des savoirs ou des techniques. Le niveau de leur être, de leur personne est très largement impliqué. Et il nous faut alors constater que des représentations sont à l’œuvre et opérantes dans leurs interventions et dans leurs intentions. Nul ne peut dans son processus d’intervention, faire totalement abstraction de sa vision idéologique et de ses représentations, ou de celle qui domine en société. Il peut et doit néanmoins pour les prendre en compte, savoir qu’elles existent, et qu’elles sont inhérentes à la mise en œuvre du travail social, de la relation d’aide, du travail d’accompagnement et de soutien des familles et des usagers. Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra évincer tous les poncifs et les discours de sens commun qui parlent d’objectivité sans afficher de valeurs, de philosophie de travail, de projet, d’utopie éducative pourtant sous-jacentes. Il est donc totalement impossible au professionnel de s’en émanciper. Reconnaître cette évidence, et en être conscient, semble sûrement un des meilleurs moyens de fonder des décisions sur des bases solides. Chercher à s’émanciper de ses représentations, c’est, il me semble ce qui arrive à tous ces travailleurs sociaux qui se considèrent et se décrivent comme des « techniciens du social », capables d’objectiver une relation, utilisant des discours empreints de « neutralité » d’où aucune représentation (trace affective concernant l’objet du travail) ne transparaît, ni même ne transpire…

 

Comment faire alors pour prendre de la distance à l’égard de ces représentations ?

David Bouaziz : Mettre à distance… Ce n’est pas l’option que je prendrai… Je dirai plutôt « faire avec et ne pas les ignorer »… J’ai trop peur que « prendre de la distance à leur égard » puisse devenir synonyme de « neutralité » ou « d’objectivité ». Une connaissance approfondie de soi-même est un véritable avantage lorsqu’il s’agit de « mettre en commun » et de « partager ». Ceci peut permettre alors de réfléchir sur les ambiguïtés, les paradoxes, les ambivalences des postures professionnelles et des pratiques sociales qui s’effectuent en direction des « usagers » et qui sont influencées par les représentations. L’espace où peuvent se travailler ces représentations, c’est l’équipe qui, au travers des désaccords et de la mise en commun des images mentales qu’elle peut permettre, met en évidence les différentes influences, visions, éducations, pratiques de chacun… Ce travail met en demeure chaque travailleur social de mettre au grand jour son incontournable « subjectivité » indispensable à la recherche de complémentarités éducatives et professionnelles. Les représentations doivent, à mon humble avis, être ou devenir l’objet d’un travail institutionnel où chacun amènera du « personnel » au service de l’institutionnel où le projet collectif n’est, normalement, rien d’autre que l’expression de représentations communes collectivement élaborées. Le danger que l’on rencontre souvent dans les discours de chefs d’établissements, c’est que le « personnel » (privé et intime) doit rester au « dehors » ; au « vestiaire » comme disent certains. Or, sans représentations, aucun travail social n’est envisageable, puisque de cet espace psychique naissent les notions de « projet », les conceptions et les valeurs relatives à toute action éducative.

 

Comment la formation initiale et continue peuvent-elles contribuer à identifier ces représentations  et aider à faire avec ?

David Bouaziz : Concernant la formation initiale, je pense qu’elle doit rendre le sujet « apprenant » perméable et réceptif au « doute » et à la « complexité »… L’étudiant aura à cultiver ces notions et les faire siennes comme outils de travail incontournables d’appréhension du réel. Cette posture m’intéresse parce qu’elle révèle, chez le sujet concerné, une prise en compte de ses ambiguïtés, de ses contradictions et de sa créativité… La formation doit avoir pour effet de déstabiliser le sujet, de l’empêcher de fabriquer des certitudes, véritables remparts à la mise en condition de la machine à penser le réel complexe. La préparation à l’exercice du travail social ne peut être conçue comme seulement une formation à des tâches et à des techniques, à la simple acquisition d’une somme de nombreuses connaissances ou encore à l’assimilation des pré-requis d’une identité professionnelle. Elle doit aussi être élaborée comme un processus actif préparant l’étudiant à s’impliquer dans la dimension du savoir-être professionnel en étant capable de percevoir au travers de ses actes ses questionnements, ses contradictions, ses tensions ainsi que ses paradoxes. Il importe donc de permettre à l’étudiant et au stagiaire d’éviter des écueils que sont le plaquage de notions théoriques pour expliciter une pratique, la prise de recul insuffisante, voire la reproduction d’actes reposant sur une analyse approximative. Si la formation n’a pas pour but de produire un modèle professionnel standardisé et unique, elle doit proposer des références théoriques éclectiques en lien avec des pratiques  professionnelles réalistes, adaptées et transférables autant que faire ce peut. La démarche clinique semble être la plus pertinente car elle consiste à partir d’observations de situations à envisager et engager un détour théorique, une élucidation conceptuelle. La théorie devient alors un éclairage, un étayage, un outil de distanciation et de médiation et de compréhension. Ceci est déjà un travail sur son propre espace de représentations. Le travail sur les représentations peut aussi se réaliser en formation continue. Mais, il ne demeure pas une priorité, puisque nous travaillons, le plus souvent, sur des demandes ou commandes institutionnelles qui privilégient rarement cette dimension. Nous sommes plutôt sollicités pour transmettre une information (plus ou moins approfondie) sur des sujets très diversifiés concernant le travail social. Par contre, un travail de questionnement de représentations s’effectue obligatoirement lorsque nous intervenons en situation de médiation, de régulation ou de supervision d’équipe…de conflit ou de crise institutionnelle… Mais, c’est un travail qui s’avère difficile parce qu’il s’agit d’écouter ce que chacun a à dire, avec les propres représentations de l’humain qui se trouve derrière le superviseur. Se savoir « porteur de représentations », « les reconnaître », et ne pas les laisser trop transparaître constitue alors un véritable travail de médiation de soi au service des autres. La responsabilité des directions des services et des établissements du secteur reste et restera centrale afin d’éviter que les espaces de parole où peuvent se déployer les représentations ne soient verrouillés et ainsi chacun pourra « amener du  soi » au service des autres et de l’institutionnel.

 

Rencontre avec Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°824 ■ 18/01/2007