Lustière Anne-Marie - Humanitaire

Anne-Marie Lustière est titulaire d’un Beatep. Animatrice professionnelle depuis quinze ans et militante des Francas  depuis 30 ans, elle travaille auprès d’enfants âgés de 4-12 ans. Entre 1996 et 2003, elle a effectué de nombreux séjours dans les camps de réfugiés Sahraouis situés au sud de l’Algérie pour l’Organisation Non Gouvernementale Enfants Réfugiés du Monde. Elle nous parle du vécu de son expérience.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous engager dans ce projet d’animation humanitaire ?

Anne-Marie Lustière : Au cours des années où j’avais travaillé comme animatrice et où j’étais intervenue comme formatrice Bafa, j’avais eu l’occasion de réfléchir plus particulièrement sur la fonction du jeu et sur la façon de l’utiliser auprès des enfants. Dans le cadre d’une collaboration entre les les Francas et  Enfant réfugiés du monde, j’ai été sollicitée pour utiliser mon expérience dans ce domaine, dans les camps de réfugiés Sahraouis. Cette association utilise le jeu comme support principal de l’action qu’elle entreprend auprès des enfants vivant aux quatre coins du monde dans des camps de réfugiés. Cela ne pouvait que me convenir. J’étais très motivée par l’idée d’utiliser mes compétences au service de populations en difficulté qui sont confrontées à des problèmes d’alimentation ou de santé et qui vivent sans beaucoup de moyens. Je voulais aussi vérifier si les pratiques que je maîtrisais bien, pouvaient s’appliquer dans un contexte complètement différent. Je trouvais intéressant de prouver que le jeu est universel et que même s’il est pratiqué d’une façon spécifique par chaque société, son utilisation relève de la même logique. J’ai commencé par effectuer plusieurs petites missions de trois mois. Puis Enfant réfugiés du monde m’a proposé de m’engager sur une plus longue période. C’est ainsi que j’ai effectué deux séjours d’un an chacun.

 

Une fois arrivée sur place, comment cela s’est-il passé ?

Anne-Marie Lustière : avant que je n’intervienne, il y avait eu une mission exploratoire. Enfant réfugiés du monde avait eu des contacts avec le Mouvement de la Jeunesse, l’association d’éducation populaire Sahraoui, pour évaluer le nombre d’enfants concernés et recenser les besoins. C’est à partir de cette réflexion que j’ai participé à la mise en place de sept centres de loisirs sous tente, pouvant accueillir chacun 150 enfants âgés de 7-12 ans. Mon travail a consisté à organiser ces centres, à essayer de récupérer du matériel d’animation auprès de différents organismes internationaux, mais aussi à former les jeunes femmes qui allaient y assurer l’encadrement des enfants. C’est ainsi que nous avons sélectionné 27 personnes sur les 60 candidates initiales et que nous leur avons fait passer un diplôme professionnel d’animation. Nous avons conçu cette formation, en faisant attention de ne pas être dans la reproduction de ce qui se passe en France.  Nous l’avons d’ailleurs montée en collaboration étroite avec l’UJSARIO, un mouvement de jeunesse sahraoui, afin de tenir compte des spécificités du pays. Nous avons proposé des modules portant sur le jeu, sur la manière d’ouvrir un centre, d’accueillir les enfants, d’utiliser l’espace etc... Pour autant, nous avons pu développer nos convictions auxquelles nous tenons concernant la place de l’animation comme moyen d’éveil de l’enfant, comme contribution à son éducation en complément de l’école ainsi que le travail avec les familles. Cela a été d’autant plus facile que nous avons trouvé sur place une vraie sensibilité à ces questions de la place de l’enfant et du temps libre comme un temps à part entière, thèmes qui les préoccupent vraiment, et ce en dépit de leurs conditions de vie très précaires.

 

Qu’est-ce qui vous a semblé le plus difficile ?

Anne-Marie Lustière : Ce que j’ai trouvé le plus difficile c’est d’abord l’adaptation à la traduction. Le Sahara Occidentale étant une ancienne colonie espagnole, on y parle plutôt cette langue. Il faut donc prendre le temps de bien découper les phrases, de trouver les mots les plus justes, de tisser un lien de confiance avec le traducteur afin qu’il retransmette le plus fidèlement possible ce qu’on dit. La seconde difficulté a été de garder en tête que nous ne sommes pas là pour amener la bonne parole, mais que nous devons prendre en compte les souhaits, les réflexions, les manières de vivre de celles et de ceux qui nous accueillent. Ce dans quoi on est engagé, c’est donc bien avant tout un échange sur les outils, les méthodes de travail, les conceptions. Ce serait sinon très facile de tout amener, d’apporter des photocopies et d’imposer son point de vue. Mais nous ne sommes pas là pour cela. Ce n’est pas parce qu’ils sont réfugiés qu’ils sont moins intelligents, moins ouverts à l’échange… Une autre difficulté a tenu aussi dans l’environnement  très désertique et très aride. Dans le sud algérien, il peut faire en hiver 0° la nuit et dès le mois d’avril, 40° dans la journée. Et puis, il y a ce manque total de moyens. Quand il n’y a que des lentilles ou du riz à manger, il faut bien s’en contenter. Nous n’avons pas de régime de faveur. On est sur le même plan que la population : dépendant des arrivages de nourriture ou de médicaments… mais aussi de matériel d’animation. Cela signifie concrètement qu’il y a très peu de possibilités pour organiser les activités de loisirs et qu’il faut vite apprendre à faire avec les moyens du bord. Des ballons de foot, il n’y en pas beaucoup… En Fance, il suffit d’aller au magasin du coin pour acheter ce qui manque. Là-bas il n’y a tout simplement pas de magasins !

 

Vous avez vécu des périodes qui, cumulées, représentent environ trois années de votre vie dans ces camps : qui a le plus gagné, vous ou les Sahraouis ?

 Anne-Marie Lustière : Pour moi, il n’y a pas un gagnant et un perdant, il y a eu une complémentarité enrichissante pour les deux parties. De mon côté, j’ai mis à disposition mon savoir-faire, mes compétences et ma réflexion sur la formation et la méthodologie possible, pour travailler au bien-être de l’enfant. En échange, j’ai reçu une grande leçon de vie, dans le contact avec une société qui m’a beaucoup apporté. J’ai pu vérifier qu’il y existait des jeux traditionnels très anciens et que le souci de l’éveil de l’enfant et de son éducation y était présent alors même qu’elle se trouve en situation de grande précarité. Ainsi, même quand se posent de façon constante des préoccupations vitales de nourriture et de santé et qu’il y a une pénurie généralisée, le temps du jeu n’est pas oublié. C’est un précieux enseignement pour moi qui suis issue d’un pays où l’on réclame toujours plus de moyens. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas les réclamer puisque notre société est suffisamment riche pour nous les donner. Cela signifie simplement que j’ai appris à  proposer une animation en m’appuyant sur d’autres valeurs. Celles qu’on retrouve par exemple dans ce sens de l’hospitalité qu’on a largement perdu dans notre pays. Dans les camps Sahraouis, on peut entrer dans n’importe quelle tente, on vous y accueille avec une grande chaleur humaine, en vous offrant ce qu’il y a de meilleur. Ceux qui vous reçoivent n’ont rien, mais trouve toujours quelque chose à vous proposer. L’enfant est pris en charge très collectivement, chaque adulte se sentant responsable de celui qu’il croise, même si ce n’est pas le sien. Cela fait tout drôle quand on rentre en France de constater l’isolement et l’individualisme qui y règnent, la consommation et les moyens matériels semblant avoir pris le dessus sur les valeurs humaines.

 

Quel profil faut-il avoir pour s’engager dans l’humanitaire ?

Anne-Marie Lustière : c’est je crois une question de personnalité. Il faut d’abord être doté d’une grande ouverture d’esprit et être capable d’entrer en relation avec un mode vie, une façon de penser et des comportements qui sont différents des siens. Ce qu’il faut ensuite, c’est posséder une capacité d’adaptation indispensable pour rebondir dans toute sorte de situation quand les circonstances le nécessitent. Il faut aussi être à l’aise dans le travail partenarial : savoir se retirer parfois pour laisser la place à l’autre, renoncer à ce qu’on avait prévu quand son point de vue n’est pas partagé. C’est frustrant, mais cela fait partie du profil demandé. Et puis surtout, il y a cette humilité qui consiste à ne pas arriver comme en terrain conquis, persuadé que l’on détient la vérité et que l’on sait ce qu’il faut faire. Cela nécessite de se plier aux coutumes et aux façons de vivre de populations qui vous accueillent. Au départ, il y a inévitablement cette forte envie d’aller aider, de rendre service. Mais ce sentiment positif ne doit pas venir à l’encontre du nécessaire respect qu’on leur doit. Cela passe par le renoncement à une attitude de sauveur. L’objectif est bien de faire en sorte que le relais soit pris et qu’on s’efface progressivement. Pour terminer, je dirais qu’on ne fait pas cela pour gagner beaucoup d’argent. On reçoit une indemnité mensuelle assez modeste et qui n’a aucune valeur auprès de l’ASSEDIC, quand on rentre en France. Il faut donc aussi prévoir le retour.

 

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°54 ■ déc 2004