Le Pennec Yann - Délinquance des mineurs

Les travailleurs sociaux sont les otages de l’ordre établi 

Tant qu’ils resteront collés à une interprétation individualisante, les professionnels ne pourront pas répondre à la délinquance des mineurs. Yann Le Pennec en appelle à une prise de conscience.

Vous êtes très critique sur la manière dont la question de l’insécurité est abordée aujourd’hui ...

Yann Le Pennec : La Loi Sarkozy/Perben I a été préparée en urgence au cours de l'été 2002 et adoptée par la nouvelle majorité à l'issue d'une campagne électorale où tous les partis politiques ou presque ont voulu paraître pas moins sécuritaires que les autres. La volonté de « rassurer les français » les a poussé à rapporter tous les enjeux de l'insécurité à la seule délinquance des mineurs. Deux ans plus tard, l'effet torche étant retombé, les médias ne traitent plus de la question au point que l'on pourrait penser que la prise en charge des jeunes délinquants multirécidivistes a été réglée par l'inflexion répressive. Les élections ont été gagnées sur la peur, en  évacuant les déterminants économiques, sociaux et politiques de  la montée de l'insécurité sociale. Ainsi les partisans de la déréglementation, de la flexibilité et du moins d'Etat en ce qui concerne les prérogatives du capitalisme et notamment la loi du profit, se sont révélés adeptes du plus d'Etat quand il s'agit des tâches répressives et punitives. Ils ont exploité l'imagerie populaire selon laquelle il suffirait d'extraire "quelques pommes pourries du panier" pour que les quartiers dits sensibles retrouvent aussitôt, calme et sérénité, les fauteurs de troubles à peine éloignés. Les stratégies de ségrégation et de contention que l'on voulait croire révolues, depuis l'extinction des maisons de correction, ont été réactivées, sans lésiner sur les moyens. Le prix de journée des C(E)F devait s'élever à 600 ou 700 euros par jeune accueilli avant que le poids des promesses électorales (8 jeunes encadrés par 23 ou 25 adultes) n'amènent les pouvoirs publics à les réviser à la baisse.

 

La formation des éducateurs spécialisés prépare-t-elle les professionnels à la confrontation aux jeunes délinquants ?

Yann Le Pennec : Si d’un côté, ils dénoncent, dans une plainte souvent fataliste, la misère du monde et de son aggravation contemporaine, les éducateurs et les travailleurs sociaux restent majoritairement aux prises avec l'idée que leurs missions répondraient à un seul dysfonctionnement, à un simple déficit de régulation du système qu'ils auraient à réduire (comme la fracture sociale). En l'absence d'une formation critique en économie, en sciences sociales, en philosophie politique, en l'absence d'une approche sociologique différentielle portant sur la reconnaissance des univers sociaux des publics qui leurs sont adressés, ils sont conduits à privilégier une approche individualisante, psychologisante et "familiarisante" des problèmes rencontrés. De sorte que, par delà les intentions humanistes affichées, ils n’interrogent jamais les effets des discours, des modèles éducatifs et comportementaux qu'ils véhiculent sur leurs relations avec les publics concernés par leurs interventions. Quand ils évoquent le contexte économique, ce n’est pas pour incriminer le système capitaliste pourtant générateur d'insécurité pour une masse croissante d'individus. Car, c’est ce même ordre social qui, prétendant gérer les vies, modeler les affects et conditionner les désirs, s’est  incrusté dans leur conscience. Sans une véritable analyse critique de leur fonction sociale et de leurs positions, leurs  interventions ne peuvent que  conforter la logique de domination des corps et des esprits et participer, à leur insu, au  maintien de l'ordre symbolique et politique.

 

Que faut-il faire aujourd’hui face à la question de la délinquance des jeunes ?

Yann Le Pennec : reconnaître que les pratiques des éducateurs et les travailleurs sociaux ne constituent pas un champ autonome ou du moins abstrait de ces enjeux politiques. Par-delà les problématiques individuelles psycho familiales, systémiques, transgénérationelles, il faut s’interroger sur ce que nous souhaitons former : soit des individus normalisés, conformes, dociles et flexibles, soit des citoyens titulaires de droits et de libertés, entraînés à en bénéficier et à en assumer les obligations et les responsabilités. Poser la question et débattre collectivement des options éducatives et des choix pédagogiques qui doivent d’abord privilégier l'initiative individuelle et l'organisation collective, reconnaître ensuite l'identité collective, matérielle, sociale et culturelle des publics, garantir enfin l’appréhension du sujet considéré dans la singularité des manifestations de sa souffrance et dans la place  que ces difficultés prennent dans son histoire et dans son actualité. S’il s’agit d'arrêter les récidives des jeunes délinquants, on peut s’interroger sur la nécessaire transformation des maisons d'arrêt qui pourraient être tout autre chose que des pourrissoirs dans lesquels les adolescents sont laissés sans contrainte, le jour et la nuit devant la télévision, exposés à la dégradation de leur estime de soi et de leur potentiel d'attachement. La situation actuelle n'est guère différente de ce qu’elle était avant que la frénésie sécuritaire ne s'empare de la représentation politique. Et déclarer, comme l’a fait un certain ministre de l'intérieur, que " la prévention, ça ne marche pas ", c’est ignorer démagogiquement que les mêmes causes produisant les mêmes effets, la répression, seule, ne parviendra jamais à réduire la délinquance, ni même et surtout à l'éradiquer....        

                                  

                                            Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°730 ■ 18/11/2004