Rosenczveig J-Pierre - Jeunes errants

« il faut à la fois une généreuse politique d’accueil et une coopération pour développer le tissu économique et social de leur pays d’origine »

Jean-Pierre Rosenczveig est Président du tribunal pour enfants de Bobigny. Il préside de nombreuses associations dont la section française de Défense des Enfants International. Jean-Pierre Rosenczveig se sent d’autant plus concerné par la question des jeunes errants qu’il est amené régulièrement à voir se présenter devant son tribunal ces mineurs étrangers en situation irrégulière. L’analyse et le regard qu’il nous propose ici apportent un éclairage tant sur l’origine du problème que sur ses perspectives.

De quand date le problème des jeunes errants dans notre pays ?

Jean-Pierre Rosenczveig : En tant que juge des enfants, j’ai toujours connu des jeunes errants qui commettaient des vols. Mais c’était alors dans une moindre proportion et disons le crûment, d’enfants qualifiés de « roms » . Si l’on a longtemps considéré comme iconoclaste d’appliquer le concept d’enfant des rues à notre pays, ce l’est aujourd’hui beaucoup moins. C’est à partir des années 1995/1996 que ce problème a pris toute son ampleur. Cela correspond à l’effondrement des régimes de l’Est qui a suivi la destruction du mur de Berlin. Au flux des enfants d’Europe, se sont rajoutés ceux venant du Maghreb, d’Asie et notamment de Chine. Mais, si la majeure partie des enfants des rues est née à l’étranger, il ne faut pas négliger ceux qui d’origine française, sont issus de familles en difficulté et sont en fugue. La montée de la pauvreté mondiale et l’ouverture de certaines frontières sont à l’origine de l’afflux de ces jeunes migrants, mais ces deux facteurs n’ont fait qu’accélérer un phénomène qui existait déjà auparavant. Car, il y a toujours eu des familles qui adoptaient des stratégies pour échapper aux conséquences de la misère, en envoyant leurs enfants en France pour qu’ils aillent à l’école ou y travaillent. Les refoulements massifs  décidés par les autorités politiques françaises ont eu pour résultats de modifier les modalités d’arrivée. Ils n’entrent plus dans notre pays par la voie officielle de Roissy où ils se faisaient d’ailleurs souvent volontairement repérer, mais dans les soutes des  bateaux, dans les remorques des camions ou par train. Une fois arrivés, ils errent dans les rues jusqu’à ce qu’on veuille bien les prendre en charge, quand ils ne se présentent pas spontanément aux juridictions.

 

Comment le dispositif socio-judiciaire réagit-il à ces vagues de mineurs ?

Jean-Pierre Rosenczveig : D’une manière très hétéroclite. La décentralisation a eu pour effet de créer autant de politiques sociales qu’il y a de départements. Sans compter que ces politiques peuvent évoluer dans le temps. Certains Conseils généraux ont accepté que l’aide sociale à l’enfance prenne en charge ces gosses au nom du fait qu’il y avait carence de l’autorité parentale ; d’autres ont refusé de le faire. Il est donc difficile de parler d’une réponse unique et linéaire sur l’ensemble du territoire. Par exemple, en Seine Saint Denis, nous n’avons jamais sollicité la protection administrative. Nous avons toujours pratiqué l’intervention judiciaire, en considérant que les enfants qui venaient soit tout seul au tribunal, soit de la zone d’attente de Roissy, via l’audience des 35 point ter (en provenance de l’étranger et sans parents) étaient en danger. Ensuite, il est toujours possible d’affiner la démarche socio-éducative, pour ceux qui sont réellement en situation difficile. Selon qu’on se situe à Brest ou à Strasbourg, à Lille ou à Marseille, l’action engagée peut donc être très différente. J’ai ainsi entendu, un jour où je me trouvais à Perpignan, que le parquet avait donné pour consigne aux gendarmes de ne pas interpeller les enfants qui semblaient être en transit entre l’Espagne et l’Italie. Pour lui  ces enfants n’étaient pas si en danger que cela et si on les accueillait au foyer de l’enfance, ce ne serait pour eux qu’une étape qui leur permettait certes de se restaurer, se doucher et de se reposer (ce qui finalement n’était pas si mal), mais qu’ils n’y resteraient pas plus de 24 heures. Pourquoi perdre du temps ?

 

Quelles sont pour les options éducatives que vous souhaiteriez voir privilégier ?

Jean-Pierre Rosenczveig : il y a eu des innovations tout à fait intéressantes, comme cette association « Les enfants hors la rue » qui, sur Paris, ouvre une table d’hôte offrant gîte et couvert pour une nuit. Au travers de cet accueil court, l’objectif est de recréer un lien de confiance entre le gosse et une institution sociale, pour voir s’il n’y a pas autre chose à faire. On est là dans le registre de la prévention. Mais, au sein des institutions d’éducation spécialisée, des initiatives tout aussi originales ont pu être menées, à l’image de ce qu’a entrepris l’association Concorde à Montfermeil, pour accueillir les enfants délinquants roumains confiés par le Tribunal pour enfants. Leur action a permis de diminuer considérablement les fugues jusqu’alors assez systématiques dans les jours qui suivaient leur arrivée. Mais cela restera toujours des bouts de ficelle. Il n’y a pas de réponses simplistes et manichéennes à une problématique complexe. La limite de notre action est bien illustrée par l’action de l’association « Jeunes errants » à Marseille qui ne s’interdisait pas de favoriser le retour des enfants dans leur pays d’origine, mais qui, en pratique, a d’énormes difficultés à y arriver. Car le problème est quand même lié avant tout à la grande pauvreté. Le salaire minimum en Roumanie est de l’ordre de 75 €uros par mois. Les familles roumaines ne prennent pas grand risque à envoyer leurs enfants en France. Au pire ils seront expulsés, au mieux ils auront reçu une formation et on aura pu leur proposer la nationalité française et dans l’entre deux, ils auront envoyé de l’argent au pays. Tant qu’il y aura un tel différentiel entre l’est et l’ouest de l’Europe et entre le nord et le sud, on aura des enfants des rues.

 

Vous n’êtes donc pas favorable au retour de ces jeunes dans leur pays ?

Jean-Pierre Rosenczveig : on a un bel exemple pour répondre à cette question, c’est l’utopie ou l’escroquerie, chacun retiendra le mot qu’il veut, de l’accord signé avec la Roumanie qui prévoit le raccompagnement des enfants dans leur pays. Le nombre de mineurs ayant bénéficié de cette mesure est infime et parmi ceux effectivement retournés chez eux, beaucoup sont revenus en France ! Cela s’explique d’abord par la dette due aux filières lors du premier voyage. Si pour les pays de l’est, cela représente 200 $, pour des pays comme la Chine, c’est considérablement plus important : jusqu’à 30.000 $. Ce n’est pas en rentrant au pays qu’ils vont pouvoir la rembourser. Les mafieux qui voient rentrer les enfants qu’ils ont fait partir peuvent se retournent contre eux et leur famille : il y a des risques physiques. Et puis, autre raison de l’échec du projet de retour, sur place, les politiques sociales n’ont pas suivi : la misère fuie est toujours aussi prégnante. Ces parents qui envoient leurs enfants à l’étranger ne le font pas pour fuir l’opulence. Et l’on ne peut imaginer de monter des dispositifs spécifiques aux enfants des rues rapatriés qui ne concerneraient pas le reste de la population mineure. Certains hommes politiques de gauche comme de droite argumentent qu’en gardant ces enfants dans notre pays, on ferait appel d’air et on en attirerait inévitablement d’autres. C’est bien pourquoi, parallèlement, une stratégie de coopération et d’aide au développement s’impose. En fait, il faudrait tenir les deux objectifs en même temps : ne pas tordre le cou de nos grands principes qui veulent que la France soit terre d’accueil - donc ne pas expulser les enfants de moins de 18 ans-  et en même temps mener localement une politique pour éviter que des enfants n’aient comme seule solution d’avenir que de s’expatrier, en faisant le pari que dans quelques années cette stratégie coupera court au flux migratoire. On peut aussi imaginer que la formation apportée à ces enfants sur notre territoire leur permette plus tard de revenir chez eux pour contribuer à développer leur pays. Mais, et c’est là où c’est complexe, cela n’est pas forcément automatique : un jeune qui a participé de la culture française où l’on trouve à boire à tous les carrefours et où la démocratie garantit les libertés fondamentales aura parfois bien du mal à retourner dans son pays, pour travailler au changement économique et social et non pour intégrer les élites corrompues qui perpétuent le marasme. Il faut du temps pour faire ces ajustements. Et pendant une période historique que je suis incapable d’apprécier on va devoir à la fois accueillir et mener une politique locale : c’est bien sur ces deux plans qu’il faudrait intervenir.

 

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°778 ■ 15/12/2005