Basaran Ali - Immigration

« C’est par une citoyenneté pleinement appliquée que pourra se réaliser l’intégration »

Médiateur au CRAVIE : Centre de Ressource d’Alsace Ville-Intégration-Ecole (structure appartenant à l’Académie de Strasbourg) Il travaille plus particulièrement avec les familles originaires de Turquie sur Strasbourg et sa région

Que pensez-vous de la place faite aux immigrés, aujourd’hui dans notre pays ?

Ali Basaran : d’une manière générale, les immigrés ne se sentent pas acceptés dans leurs différences et dans leurs façons d’être. Il existe une discrimination de tous les jours qui persiste. Il est difficile de comprendre pourquoi, par exemple, quand on est là depuis des décennies, on n’a pas le droit de vote, alors que des ressortissants de la communauté européenne obtiennent ce droit, après seulement six mois de présence. Rappelons qu’en Europe, sept pays accordent ce droit aux étrangers. Un certain nombre d’entre eux ont même plusieurs élus issus de l’immigration récente dans leur parlement national. Une telle situation met mal à l’aise toute une population qui n’a pas grand chose à dire, au niveau politique, quant à son avenir. Il est aussi difficile de comprendre pourquoi on ne peut apprendre la langue maternelle de ses parents à l’école, alors qu’on apprend bien l’anglais, l’italien, ou l’allemand. L’image négative systématiquement associée aux gens venus d’ailleurs fait que malgré parfois l’acquisition de la nationalité française, on ne se sent pas toujours citoyen à part entière. La présence d’une personne d’origine « étrangère » donne lieu à des comportements hostiles. Si la situation m’oblige à vous dire des choses négatives, c’est dans l’espoir de les voir changer. En même temps, il y a des démarches positives de la part de personnes, de groupes et d’associations qu’il faut saluer. Mais je pense que de façon générale, la France a beaucoup régressé par rapport, par exemple, aux pays nordiques qui ont su, ces dernières années, évoluer sur ces questions.

 

Quelle est la  pression subie au quotidien des préjugés xénophobes et racistes ?

Ali Basaran : il y a de fortes exclusions qui commencent dès l’école. Trop souvent, : le système scolaire se réfugie dans une homogénéité et une conformité qui rassurent. Dès lors, toute diversité présente le risque de s’inscrire dans la conflictualité. Souvent, les élèves d’origine immigrée ne commencent pas à l’école avec les mêmes repères et acquis que les nationaux. Leur parents ne croient pas qu’ils puissent faire de longues études, parce qu’ils sont convaincus qu’on leur barrera le chemin bien avant. Travaillant au sein de l’Education Nationale, je suis bien placé pour confirmer cette crainte. Ainsi, un nouvel arrivant commence par passer une année scolaire à apprendre la langue. Il est ensuite orienté dans le cursus ordinaire. Il est très fréquent qu’il soit affecté dans une SEGPA. Or, la SEGPA n’a jamais été conçue pour accueillir des élèves qui ne maîtrisent pas encore la langue française. L’exclusion se manifeste aussi dans d’autres domaines comme l’emploi ou de logement. Mais ce qui pèse le plus, c’est ce harcèlement moral quotidien : la façon dont les gens vous regardent, la façon dont ils vous renvoient dans vos démarches. Le pire se constate lors des campagnes électorales, quand l’immigration devient un débat national et permet à certains partis d’obtenir plus de voix. 

 

Comment les jeunes générations vivent-elles leur place au carrefour de deux cultures ?

Ali Basaran : les jeunes sont fatigués de porter l’étiquette « immigré », « jeune turc », ou « jeune arabe » qui leur colle à la peau, alors qu’ils sont français depuis parfois trois générations, qu’ils sont nés et ont grandi en France et qu’ils sont le produit d’un environnement social et culturel très marqué par la région de l’hexagone où ils vivent. Il y a par ailleurs la pression du discours très négatif sur leurs parents. On diffuse une vision peu valorisante de l’immigration et peu respectueuse des origines. Cela entraîne un grand risque de perturbation pour ces enfants qui en viennent parfois à avoir peur d’aller vers l’inconnu. Bien qu’aussi intelligents que les autres, il leur arrive de bloquer dans l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture. Coincés entre leur culture familiale et celle de l’école, ils manquent de confiance en eux et n’arrivent pas à faire le pas vers l’autre. Le vide culturel dont ils souffrent tient au fait qu’ils n’appartiennent finalement ni à la culture du pays d’origine de leur famille, ni à celle de leur pays de naissance. L’acculturation se manifeste lorsque deux cultures se confrontent et agissent l’une sur l’autre. La crise identitaire qui en découle les encourage à s’enfermer dans des slogans. « Puisque vous me reprochez d’être arabe, je revendique de l’être » Mais derrière de telles déclarations, le contenu est vide : ils ne maîtrisent pas grande chose de cette culture dont ils se réclament et qui ne leur fournit pas assez de repères clairs ni de références.
L’adolescence est une période de crise pour tout le monde ; c’est l’âge de provocation, de l’affirmation de soi,… Le jeune est en recherche de repères. Sans appartenance, sans racines, le jeune est déstabilisé. Il faudra le réconcilier avec son passé.

 

Un débat oppose les partisans de l’assimilation au pays d’accueil à ceux plus favorables à une intégration plus respectueuse des cultures d’origine : quelle est votre position ?

Ali Basaran : l’assimilation consiste à demander aux personnes de renier ce qu’elles sont, pour devenir comme les autres. Cela passe par la suppression de toute différence religieuse ou culturelle. Je ne suis pas partisan de cette démarche. Même si on voulait l’appliquer, ce serait impossible, car nous sommes dans une époque où la communication permet de vivre physiquement dans un pays, tout en étant en contact permanent avec son pays d’origine. Cela peut se vivre 24 heures sur 24, grâce aux paraboles qui captent les télévisions étrangères, au téléphone, à Internet ou aux SMS qui permettent d’échanger instantanément avec le pays dont on est originaire. Il reste la politique d’intégration que revendique la France depuis quelques années : reconnaître aux étrangers le droit de conserver des références culturelles propres, du moment qu’elles ne s’opposent pas aux fondements essentiels de la société française. Je pense que c’est une bonne démarche. Mais pour la concrétiser, il faut d’abord une parole politique forte sur les droits et devoirs qui doivent être les mêmes pour chaque citoyen sans distinction et le statut identique accordé tant aux minorités de culture étrangère qu’aux nationaux. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Il faut aussi que tous les acteurs sociaux s’engagent dans ce combat pour le respect du principe républicain d’égalité en matière d’accès aux droits, à l’emploi, à la formation à la culture, aux loisirs, au logements,  etc ... Les inégalités de fait (culturelles, économiques, sociales, intellectuelles, physiques,...) ne justifient pas des inégalités de droit. L’intégration ne se réalisera pas si l’on reste dans la théorie et qu’on ne surmonte pas les contradictions qu’on rencontre dans la pratique. C’est bien l’accès à la citoyenneté qui permettra que les problèmes se résolvent : il ne suffit pas d’être citoyen, il faut aussi pouvoir user des prérogatives qui en découlent.

 

Votre action consiste à aider les jeunes d’origine turque à retrouver leurs racines : quels en sont les objectifs  et les modalités ?

Ali Basaran : je considère qu’il est essentiel de prendre en considération les origines de chacun. La référence à des valeurs fortes qui fait l’économie d’un retour aux racines peut plonger le jeune dans des contradictions insurmontables. Ce que je constate, c’est une situation où des jeunes nés et élevés en France arrivent à l’école maternelle sans connaître un mot de français. Le turc qu’ils ont appris à parler dans leur famille ne leur permet pas forcément de bien maîtriser cette langue. Ils ne connaissent pas plus les éléments essentiels de la culture turque (littérature, poésie, théâtre, cinéma...) qui par leur universalité leur permettraient de s’ouvrir. Quand ils rencontrent la culture de l’école, ce n’est pas pour bénéficier de ce qu’elle peut leur apporter comme ouverture vers l’autre : ils l’assimilent au travers de ce qu’ils vivent dans leur quartier. Ils se trouvent dans une situation où à force d’être entre deux cultures, ils passent à côté des deux. Or, je suis convaincu qu’avant de pouvoir se les approprier toutes les deux, il faut d’abord qu’ils soient  à l’aise dans leur peau. Pour y arriver, il leur faut faire la paix avec leur origine, et donc bénéficier en la matière de références culturelles solides. C’est justement le fait de ne pas maîtriser la culture d’où ils viennent qui les amène à s’enfermer davantage sur eux-mêmes, par peur de se perdre, par crainte de se dissoudre. C’est bien ce manque qui les incite à se fermer à l’autre. Si nous ne leur apportons pas les réponses nécessaires, d’autres s’en chargeront : les associations nationalistes ou cultuelles qui ne proposent pas les mêmes références tolérantes et ouvertes. J’ai fait tout un travail pour regrouper des contes populaires issus de la tradition orale turque (1). C’est ma façon de répondre aux extrêmes qui tentent de récupérer cette crise identitaire.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal de L’Animation  ■ n°46 ■ fév 2004