Beaury Jérôme - Tomber le masque

dans Interviews

Quand il faut tomber le masque…

Comment assumer un passé d’enfant placé ? Jérôme Beaury nous explique le cheminement qui lui a fait passer de la publication de son récit de vie sous un pseudonyme à l’officialisation de son identité.
 
Qu’est-ce qui vous a amené à révéler que derrière le pseudonyme de Pierre Duhamel, il y avait Jérôme Beaury ?
Il y a un temps pour tout : un temps pour se protéger et un temps pour se découvrir. Plusieurs facteurs ont contribué à me préparer à dire qui se cachait derrière mon pseudonyme. La publication de mon livre m’a d’abord permis d’effectuer de belles rencontres. Nombre d’étudiants m’ont contacté sur la page Facebook, que j’ai créée au nom de Pierre Duhamel, me demandant de les aider, leur formateur leur ayant demandé de travailler sur mon livre. La nécessité d’être honnête envers eux et donc envers moi s’est progressivement imposée. L’anonymat s’est mis à me peser de plus en plus. J’ai aussi été encouragé par Juliette, une collègue documentaliste proche, à lever ce secret. Elle a su me faire comprendre que je pouvais accepter mon étiquette d’« enfant de la DASS », dès lors où celle-ci n’avait pas vocation à se substituer à toutes les autres facettes de mon identité. Je suis investi en effet dans bien d’autres domaines : formateur à l’IRTS, délégué au CHSCT, père de famille, administrateur de la MECS où j’ai grandi. Je ne suis donc pas qu’un enfant placé ! J’ai enfin réalisé un test auprès d’une quinzaine de collègues formateurs dans l’IRTS où je participe à former les futurs moniteur-éducateurs. Leurs réactions m’ont rassuré. Je n’ai lu ni dans leur regard, ni dans leurs attitudes la suspicion ou la défiance que j’appréhendais de voir apparaître. Tout au contraire : s’ils m’ont dit leur surprise, ils ont tout autant reconnu la force de cette révélation. Tous les voyants sont donc au vert. Je sais désormais que mon enfance n'est pas une excuse mais sans aucun doute un formidable puits de ressources. Aujourd’hui, je me sens prêt à faire tomber le masque tant par rapport à ma famille et à mes lecteurs que dans mon travail.
 
Justement, comment pourriez-vous conseiller un enfant ayant vécu un placement en foyer de se comporter pour se débarrasser de cette stigmatisation qui semble parfois peser tout au long de la vie ?
Je ne peux vous parler que de mon expérience personnelle. La première épreuve qui m’a pris beaucoup de temps, avant que je réussisse à la dépasser, c’est de comprendre que je ne n’étais aucunement responsable du placement que j’avais subi. Cette culpabilité m’a poursuivi pendant longtemps, faisant peser sur moi un sentiment de faute, voire de honte qui m’empêchait d’assumer mon passé. Aujourd’hui, j’ai enfin accepté de me dire « je n’y suis pour rien ». La seconde étape, ça a été d’intégrer que ces différents placements durant plus de 20 ans de mon existence, faisaient partie intégrante de ma construction personnelle et de mon histoire de vie. Chacun d’entre nous a accumulé des expériences plus ou moins heureuses qui font de nous ce que nous sommes. Dès lors où cette partie de moi ne m’apparaissait plus comme déshonorante, je n’avais plus à la cacher. La troisième phase de mon parcours, après la compréhension et l’acceptation, c’est celle dans laquelle je suis rendu aujourd’hui : la transmission. Je souhaite que ce cheminement puisse servir à d’autres. C’est pourquoi, j’ai décidé de répondre positivement aux invitations des salons du livre (le premier se tenant le 16 février) et aux media, en commençant par Lien Social à qui je voulais proposer de m’expliquer.
 
A l’effort de l’enfant doit répondre celui des travailleurs sociaux : que faudrait-il qu’ils fassent pour que le vécu d’enfant placé ne soit plus une lourde charge à porter ?
Comme un enfant malvoyant développe un sixième sens pour suppléer sa vue défaillante, l’enfant victime des carences affectives de sa famille, va chercher une compensation venant contrebalancer les manques qui le font tant souffrir. Il est donc important d’identifier ses passages à l’acte, comme autant de tentatives lui permettant de tenter de réparer ce qui a été cassé. Ce n’est pas toujours approprié, notamment quand cela passe par la violence, la délinquance ou les comportements à risque. Mais ce sont là, avant tout, des tentatives pour exister. Et la meilleure des façons pour les professionnels d’accompagner ces enfants, me semble être cet attachement que l’on pourrait résumer par le triptyque : proximité affective, lien de confiance et continuité dans la relation. Se sentir important aux yeux de quelqu’un est essentiel pour grandir en se sentant reconnu et respecté. S’il fallait évoquer une autre condition pour accompagner au mieux ces enfants, ce serait peut-être de les insérer dans le milieu où ils vivent. Ne pas être marqué au fer rouge, comme « celui qui vient du foyer ». Quand je fais mes visites auprès des étudiants au sein des établissements où ils sont en stage, je suis toujours satisfait quand je tourne un peu en rond pour trouver la bonne adresse. Cela prouve que la structure est anonymisée dans son quartier. Mais, dès qu’elle est balisée par des panneaux tous les kilomètres, je me dis que ceux qui y résident ont plus de difficulté à se noyer dans la masse. Vous vous doutez que mes propos ne font que refléter ma propre histoire. C’est là ma façon de transmettre les conditions qui, à mes yeux, ont favorisé ma résilience. 
 
Justement, jusque là vous transmettiez votre savoir expérientiel d’une manière implicite, sans vous dévoiler : que va changer de le faire d’une manière explicite ?
Il est de tradition de demander aux étudiants quand ils arrivent en première année de penser leur projet de formation : ce qu’ils viennent faire là, les motivations qui les ont poussés à se présenter au concours d’entrée et comment ils se projettent. J’ai toujours été étonné qu’on ne fasse pas la même démarche, en tant que formateur. Comme si nous devions faire l’impasse sur le cheminement personnel qui nous a amené à la fonction professionnelle que nous occupons, peut-être pour préserver notre relation hiérarchique. Pourtant, nous ne cessons de parler de nous à travers les formations que nous dispensons. Pourquoi faudrait-il que nous ignorions ce lien ? Je pense sincèrement que le parcours qui a été le mien peut me faire davantage comprendre les étudiants qui ont parfois du mal à s’assumer. Comme d’autres collègues peuvent s’appuyer sur les richesses de leur propre histoire et les mettre à profit pour accompagner d’autres aspects du processus de formation d’autres étudiants.
 
Après l’officialisation de votre passé, qui est peut-être plus un secret de polichinelle que vous ne le pensez, comment pensez-vous arriver à assumer cette étiquette d’« enfant de la DASS » ?
Je ne sais pas si le secret a tenu ou si on ne m’a jamais dit qu’il avait été éventé, par prévenance ou respect. Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, je peux en parler ouvertement et même affirmer en être fier, comme on peut tout autant l’être d’appartenir à telle ou telle famille. Je n’ai pas à renier ce passé ou à le cacher comme une période inavouable. Mais, j’aurais bien garde de ne m’y enfermer, comme le font parfois certaines victimes qui ne semblent exister qu’à travers le traumatisme qu’elles ont subi. C’est une partie de moi que je revendique, le seul point commun entre Pierre et Jérôme.

Jérome Beaury a publié en 2017 sous le pseudonyme de Pierre Duhamel « Le bal des aimants ou le parcours d’un enfant placé » Ed. L’Harmattan. Il est formateur à l’IRTS de Normandie

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1245 ■ 21/02/2017