Lutz Benoît - S’éduquer chez le Kanaks

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Entretien avec Benoît LUTZ, éducateur spécialisé et cadre dans un service chargé des informations préoccupantes.          

« Les autres cultures constituent une richesse dont on doit tenir compte »

Expérience unique pour un travailleur social que d’être confronté à une ethnie aux antipodes des ses propres représentations et fonctionnements. Ce qu’a vécu Benoît Lutz en Nouvelle Calédonie a profondément influencé sa pratique.
 
 
Quelle est la situation de la Nouvelle Calédonie ?
Ce territoire est une colonie française peuplée de 260.000 habitants qui se répartissent en trois communautés principales : les Kanaks présents depuis plus de 3.000 ans, les Caldoches descendants des premiers colons français (dont 21.000 bagnards) qui se sont appropriés les terres des autochtones dès la moitié du XIXème siècle et un groupe minoritaire constitué entre autres par des migrants en provenance des îles Walllis et Futuna, de tahitiens et des populations d’origine asiatique. Si un métissage existe, il est surtout culturel, les communautés ne se mélangeant pas les unes aux autres : 60% de la population vit dans la capitale, à Nouméa, les 40 % restant sont installés dans ce que l’on nomme « la brousse » ou dans les îles. La Nouvelle Calédonie est divisée en trois provinces dont seule celle du sud est dominée par les Caldoches. Les accords de Matignon signés en 1988 ayant reconnu le fait colonial, un processus de décolonisation de trente ans a été programmé. Il doit se terminer en 2018 par un référendum d’autodétermination qui opposera les loyalistes qui défendent le rattachement à la France et les indépendantistes.
 
Comment êtes-vous arrivé en Nouvelle Calédonie ?
J’y ai vécu à deux reprises pendant mon enfance. Nostalgique des plages, de la pêche, de l’odeur des feux de bois et de la douceur de ma nounou Kanak, j’y suis revenu à 24 ans, tout jeune diplômé comme éducateur spécialisé. Je me suis fait recruter à l’APEJ (association de protection enfance et jeunesse) sur un poste en AEMO. Après un an d’activité dans la banlieue de Nouméa, on m’a proposé d’aller travailler aux Îles loyauté, en plein pays Kanak (appelées ainsi pour récompenser sa population de ne s’être pas ralliée à la révolte de 1878). J’ai accepté. Mais, pas sans appréhension. La veille de mon départ, j’ai fait un cauchemar : je me trouvais nu en pleine forêt poursuivi par des sauvages. J’ai vécu ainsi sept ans en tribu, à Lifou. Passionnante et inoubliable expérience qui m’a marqué à jamais.
 
Comment s’est déroulée cette immersion ?
Me voilà donc mandaté pour intervenir dans les familles, alors que je suis blanc, célibataire, sans enfants et sans aucune connaissance de la culture Kanak ! J’ai commencé par faire comme je l’avais appris : lire l’ordonnance du juge des enfants aux parents. Je me suis vite rendu compte de leur totale incompréhension de ce dont je leur parlais. Les signalements fondés sur l’article 375 du code civil qui provoquaient des mesures judiciaires de protection étaient effectués à 95 % par des instituteurs, des médecins, des infirmiers tous blancs complètement étrangers à une tradition qui donne une couleur particulière à l’éducation des enfants. Progressivement, j’ai appris à la connaître, en me tournant vers des personnes ressources qui m’ont expliqué toute la complexité du mode de fonctionnement Kanak : Jef Suhas mon directeur d’alors, le sociologue Kanak Jone Passa et l’ethnologue Patrice Godin.
 
Qu’a donc de spécifique cette culture ?
On peut d’abord l’illustrer par le système de parenté. Le mariage coutumier est conçu comme une alliance entre deux clans. Celui du mari qui apporte la terre, se chargeant de la construction de la case, selon un plan très précis. Et celui de la femme qui fournit le sang. L’oncle maternel confie l’éducation de l’enfant au clan du père, mais en reste garant, n’intervenant que dans une situation extrême. Lorsque l’enfant n’a pas de place ou une place bancale, il peut venir le rechercher et le ramener dans le clan maternel, lui redonnant place et nom. Si une jeune fille était enceinte, sans que l’on sache qui était le père, c’est encore l’oncle maternel qui, traditionnellement, intervenait en adoptant le bébé. La place symbolique de l’enfant est centrale dans le lien entre les clans : ne pas le respecter, c’est ne pas respecter l’alliance des clans. La pire des situations, c’est quand il n’en bénéficie pas : il devient un « enfant de la route », en errance. On imagine combien l’ignorance par les travailleurs sociaux de ce modèle de filiation peut entraîner de malentendus, de maladresses et de blocages pouvant invalider totalement leur action.
 
Y a-t-il d’autres précautions que les professionnels doivent prendre ?
Deux autres dimensions sont spécifiques à cette culture : le temps et l’espace. Le temps occidental n’est pas en phase avec la chronologie Kanak. Toute la vie du clan est réglée par la culture de l’igname. Le temps social s’écoule parallèlement au cycle de ce tubercule qui détermine la date des grands événements : le sacre du chef, la naissance, le mariage, le deuil, les alliances. L’espace, quant à lui, est perçu selon une approche originale : la cordyline barrière, par exemple, est une plante de couleur rouge qui délimite  l’entrée du terrain, sur lequel est bâtie la case, le début de l’intimité. Franchir cette limite, sans y avoir été invité, est considéré comme une intrusion. C’est un peu comme si, ici en métropole, on entrait chez les usagers, sans s’annoncer, ni sonner, en allant directement s’asseoir dans leur salon. Ce n’est pas parce que ce peuple est sous tutelle française depuis cent cinquante ans que l’on va prétendre régler leurs problèmes, à sa place, en méprisant les coutumes qui régissent sa vie, bien plus que le droit inscrit dans les codes juridiques de la métropole. On ne vient pas civiliser des sauvages, car ils ont fabriqué de l’humain depuis de millénaires selon des logiques complexes qu’il nous faut comprendre et dont il nous faut tenir compte avant d’intervenir au sein de cette population.
 
La spécificité de la culture Kanak est-elle prise en compte ?
En partie. La loi prévoit qu’un enfant de statut coutumier ne peut être jugé par un seul magistrat. Celui-ci doit se faire seconder par des assesseurs coutumiers issus de la même région. Mais, cela ne fonctionne pas toujours bien, car il faut à la fois qu’ils soient légitimes aux yeux de la famille, qu’ils puissent réellement être les porte-parole de la cohérence du clan et que la justice leur donne les moyens d’occuper ce rôle particulier. Il est arrivé qu’un juge confie un mineur au conseil des anciens. En prenant soin de lui, le collectif a pu réussir à le canaliser, lui donner une place, là où sans doute un foyer n’aurait pas aussi bien réussi à le faire. Avec l’APEJ, l’association qui m’employait, nous avons organisé des rencontres des professionnels au sein des tribus au plus près des populations, afin de les familiariser avec une culture qui leur est si étrangère au départ, afin que leurs représentations sur « l’autre » puissent être mises à jour et discutées. En apprenant à tresser des paniers, des chapeaux, des nattes, en préparant un repas traditionnel ou en participant à une randonnée en forêt à la découverte des plantes médicinales ou de guerre, ils pouvaient ainsi mieux s’imprégner du mode de vie, des croyances et des traditions du peuple Kanak.
 
De retour en métropole, quels enseignements en retirez-vous ?
Nous vivons aujourd’hui des situations de migrations de populations persécutées fuyant la guerre en Syrie ou bien d’autres régions. Les professionnels à qui l’on demande une évaluation de leur problématique ne sont pas forcément outillés pour le faire. Ils se posent beaucoup de questions. Comment interpréter et décoder leurs coutumes ? Doit-on le plus vite possible en faire des citoyens français ou devons-nous faire un pas de côté dans notre posture de travailleur social, en intégrant leur culture, pour les accompagner avec ce qui pourrait faire sens pour eux ? Jusqu’où devons-nous nous adapter ? Je n’ai pas de réponses définitives à toutes ces questions. Mais, il y a au moins une conviction sur laquelle je ne suis pas prêt à transiger. L’affiliation à une nouvelle communauté n’est pas subordonnée au reniement de celle dont on est issu. L’autre ne saurait être une simple extension de soi. Je partage la pensée qui affirmait, dans l’esprit d’Aimé Césaire, le caractère inaliénable de l’altérité. 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1223 ■ 22/02/2018