Jarrige François - Discuter le progrès
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« L’évolution technologique peut et doit pouvoir être discutée »
Rencontre avec François Jarrige - Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de BourgogneLa croyance dans le progrès s’est toujours accompagnée d’une réflexion sur ses effets pervers. C’est ce que nous démontre l’histoire des trois derniers siècles, explique François Jarrige. Mais, se préserver de toute naïveté et opter pour le sens critique face aux dernières innovations ne revient pas à désespérer de l’avenir, mais à accepter qu’il est toujours possible d’imaginer d'autres chemins.
JDA : à quel moment le culte du progrès a-t-il été remis en cause ?
François Jarrige : Pendant longtemps, ce culte n'existait pas. Une fois inventé, entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle, il n'a cessé d'être remis en cause par des groupes et des auteurs divers, à chaque phase de crise du capitalisme, de guerre de masse, de catastrophe.... Il n’y a pas eu une période de confiance unilatérale à laquelle aurait succédée une période critique, comme on l’affirme souvent. L’essor de la confiance dans le progrès technique n’a cessé d’être accompagné de doutes, d’interrogations, sans cesse marginalisées. La mécanisation du début du XIXe siècle, l’invention de l’électricité, de la chimie ou de l’automobile en sa fin suscitèrent résistance et interrogations. Puis, viennent les réactions face à la guerre 14-18 qui a utilisé le progrès à des fins meurtrières et la grande crise des années 30 qui a plongé les populations dans la misère. Les années 1970 interrogent la société de consommation et son appareillage technologique. L’essor de l’informatique et du numérique ont ensuite semblé apporté un nouvel espoir. Aujourd’hui, on constate l’impasse dans laquelle se trouve la société technologique dans la lutte contre les inégalités et l’effondrement environnemental.
JDA : la résistance à l’évolution technologique a-t-elle toujours existé ?
François Jarrige : Il n’y a jamais eu de résistance en général à l’évolution technologique pensée comme un tout, mais toujours des discussions, des débats et des doutes, voire des controverses et de conflits sur tel ou tel « progrès » et ses effets. On peut distinguer trois formes dominantes. Sociale, tout d’abord, de la part de femmes et d’hommes dont la vie était dégradée par certaines innovations, comme par exemple ce mouvement luddite détruisant les machines textiles qui les réduisaient au chômage en 1811-1812, en Grande Bretagne. La seconde forme de résistance est politique et intellectuelle : des écrivains, des penseurs, des philosophes, comme Jules Michelet dénonçant au XIXème siècle des prolétaires esclaves de leurs machines ou Jacques Ellul critiquant, en 1954, le totalitarisme technicien. La troisième forme, artistique, s’attache aux effets esthétiques défigurant la nature ou aux conséquences sur l’accélération des rythmes de vie.
JDA : en quoi le scepticisme actuel face aux techno sciences est-il différent ?
François Jarrige : Le monde a changé, la forme de l'innovation aussi, tout comme le système économique global. Les liens de plus en plus étroits entre le monde de la recherche scientifique et celui de la technique font qu’on ne peut plus les opposer. D’où le concept de « techno sciences » conçu dans les années 1970. Les formes de résistance ont évolué, elles aussi. On ne critique pas les cultures d’OGM créés en laboratoire et diffusées par les multi nationales comme on le faisait des machines ou du chemin de fer du XIXe siècle. L’affaiblissement des corps intermédiaires que sont les syndicats ou les associations encourage l’organisation de collectifs de citoyens, la structuration de Zones à défendre ou des mobilisations spontanées.
JDA : comment ne pas désespérer les jeunes générations face à l’avenir ?
François Jarrige : Que signifie espérer en l’avenir et imaginer une vie bonne ? Est-ce seulement attendre la nouvelle version du dernier Ipad ? Le doute face aux promesses publicitaires autour du High tech me semble essentiel. Il est nécessaire de découpler la notion de futur désirable de celle du progrès technique. Mais mon rôle d'historien ne consiste ni à rassurer les « jeunes générations », ni à leur donner confiance en l'avenir, mais à expliquer d'où nous venons et comment nous en sommes arrivés là. Ensuite, il leur revient à penser par elles-mêmes.
Son livre :
« Technocritiques Du refus des machines à la contestation des technosciences »
François Jarrige, Ed La découverte, 2016
Depuis une trentaine d’années, les grands projets technologiques suscitent des critiques croissantes et de nombreux conflits. Cet essai d’histoire globale retrace l’évolution et les spécificités des contestations de la technologie, du XVIIIe siècle à nos jours, en articulant une histoire des pensées critiques et une histoire sociale des contestataires.
Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°183 ■ novembre 2017