Paichard Marc - Sidération

Sortir de la sidération et se remettre à penser

Deux mois déjà sont passés, depuis que Jacques Gasztowtt a été assassiné. Ce meurtre est sorti très vite de l’actualité. Mais, pour les salariés du Service social de protection de l’enfance, le drame est encore dans leur quotidien. Comment tente-t-on de se relever d’un tel traumatisme ? Marc Paichard, son Directeur, nous décrit la progressive et lente reconstruction. 
 
On peut imaginer l’effroi, au moment du meurtre de Jacques Gasztowtt. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Le 19 mars, nous organisions la première réunion du nouveau Conseil d’établissement qui venait d’être élu, quand j’ai été prévenu d’une agression, au sein du service. Je me suis rendu sur les lieux,  sans imaginer un seul instant ce que j’allais découvrir. Nous avons toutes et tous été pris d’horreur, face à ce que nous ne pouvions pas concevoir. Nous avons très vite été plongés dans un état de sidération. On ne s’engage pas dans ces métiers par hasard. La volonté d’aider et de soutenir les plus fragiles, qui en est le moteur principal, est en complète contradiction avec cette brutalité.
 
Que s’est-il passé dans le jours qui ont suivi ?
Il fallait tout mettre en œuvre pour répondre à l’impression d’effondrement qui s’emparait de chacun(e) d’entre nous. Notre première réaction a été de nous serrer les coudes. Dès le lendemain, les collègues en retraite et ceux qui avaient changé de service nous ont rejoint. Il y a avait là notre Président et des membres du Conseil d’administration. Le soutien extérieur a été lui aussi massif. Les Directeurs et les travailleurs sociaux des autres services de protection de l’enfance se sont manifestés très vite. Plusieurs rassemblements ont été organisés avec notamment cette manifestation de près de deux milles cinq cents participants dans les rues de Nantes mais aussi dans plusieurs villes de France. Dans les heures qui ont suivi le drame,  le Président du Conseil général de Loire Atlantique, la Maire de Nantes, la Directrice de la PJJ sont très vite venus sur les lieux, pour manifester leur émotion. Madame Taubira, Ministre de la Justice, Madame Rossignol, Secrétaire d’État chargée de la famille et des affaires sociales se sont aussi déplacées pour rencontrer les salariés de l’association et décorer à titre posthume notre collègue de l’ordre national du mérite. Nous avons reçu des centaines de lettres et de courriels de professionnels de toute la France mais aussi de familles que nous suivons. Toutes ces manifestations de solidarité et de soutien ont été très importantes pour nous.
 
Comment avez-vous réussi à dépasser cet état de choc ?
Nous avions bien conscience qu’il nous fallait nous remettre à penser. Nous ne pouvions rester dans l’entre soi. Il était nécessaire de nous faire aider par des personnes extérieures. La première réponse a été de chercher à apporter un soutien à chaque salarié. Nous avons d’abord bénéficié de la cellule d’urgence médico-psychologique du CHU puis de l’intervention de psychologues du travail mis à disposition par le Conseil Départemental. Parallèlement, il nous a semblé essentiel de répondre au traumatisme institutionnel. C’est collectivement que nous avions été touchés, c’est collectivement qu’il fallait aussi répondre. Nous avons fait appel à un intervenant spécialisé pour nous aider à sortir de la sidération dans laquelle nous étions. Dans un second temps, nous avons cherché à tirer les enseignements de ce qui venait de se passer. Nous avons alors procédé à un inventaire de toutes les questions posées à la suite de cette agression, à commencer par celle du retour dans nos locaux compte tenu de leur charge symbolique et du fait que le Conseil Départemental avait mis à notre disposition d’autres bureaux. Après avoir organisé l’expression des salariés sur cette question, le Conseil d’Administration a décidé finalement de la réintégration, sous couvert de leur sécurisation.
 
Cette sécurisation implique-t-elle un équipement de caméras et de portes blindées ?
Absolument pas. L’imaginer serait se fourvoyer totalement et ne rien comprendre à ce qui fait le cœur de notre action. L’essence de notre métier, c’est la rencontre humaine. Et, on ne tisse pas un lien de confiance avec l’autre, en se barricadant ou en se méfiant de lui. L’immense majorité des familles avec lesquelles nous travaillons sont en grande souffrance, mais ne sont pas violentes. Jacques Gasztowtt n’était pas visé en tant qu’éducateur (voir encadré). Quand est évoquée la notion de sécurisation, cela interroge le sens de notre engagement professionnel. Ce traumatisme a provoqué un véritable tremblement de terre venant réinterroger les fondements de notre action quotidienne. Une multitude de questions se sont posées à nous.
 
Qu’en avez-vous fait ?
Nous avons décidé de les traiter en réunissant plusieurs commissions. La première réfléchit au décalage existant entre l’exercice de la mesure qui nous est commandée et la dégradation de l’environnement sociétal : le chômage croissant, le logement de plus en plus difficile à trouver, la misère qui s’étend. Comment réussir à exercer sa parentalité, quand les besoins primaires ne sont pas satisfaits ? Une autre commission s’intéresse au déroulement des mesures qui nous sont confiées. Il faut que nous acceptions que tout ne soit pas possible malgré notre volonté d’aider les familles. Une troisième commission se consacre à la nécessaire adaptation de nos modalités d’intervention face à certaines problématiques, je veux parler notamment de la maladie mentale et des conflits conjugaux. La quatrième commission réfléchit aux indicateurs de violence et de dangerosité qui nous permettraient de situer plus aisément nos limites et celle des personnes accompagnées. Il est essentiel de déployer une bienveillance et une vigilance mutuelles, afin de savoir aussi nous protéger réciproquement : être plus à l’écoute de soi et s’aider les uns et les autres à se préserver. Ces commissions qui travaillent à raison d’une rencontre par semaine, doivent proposer un bilan d’étape fin juin. Elles finaliseront leurs conclusions pour le mois de septembre. La Ministre de La Justice, Madame Taubira nous a demandé d’organiser, à la fin de l’année, une journée de travail qu’elle se propose de venir conclure. Le bilan des commissions et d’autres contributions alimenteront le contenu de cette journée. Ce travail a été rendu possible grâce au gel d’attributions de nouvelles mesures par les magistrats en accord avec le Conseil Départemental.
 
Justement, la SSPE a-t-elle repris son activité auprès des familles suivies ?
Nous sommes habilités pour le suivi de 706 mineurs. Nous atteignons le plus souvent 740 à 750. Notre première décision a été de fermer nos locaux au public Dans les dix jours qui ont suivi le meurtre de notre collègue, une reprise de contact a été organisée avec les familles, par téléphone tout d’abord. Nous ne pouvions les laisser sans accompagnement, très longtemps. Ensuite, chaque professionnel a repris un rythme de visite, en fonction de son propre état psychique face au traumatisme. Le contre coup est parfois tardif. Sur cinquante salariés, sept dont actuellement en arrêt de travail. Deux mois et demi après, cette agression reste encore très prégnante pour nous. La reconstruction sera longue.
 
 
Chronologie des évènements
- Le juge des enfants prescrit une visite du père avec sa petite fille, dans un cadre protégé.
- Le père est reçu pour la signature du document individuel de prise en charge : il s’exprime peu, manifestant surtout sa hâte de rencontrer son enfant.
- Le 19 mars, il se présente au service en avance, un bouquet de fleurs à la main.
- Dès que sa femme arrive avec son enfant, il se précipite vers elle avec un couteau, pour l’agresser.
- Jacques Gasztowtt s’interpose pour protéger la mère : il est mortellement blessé.
- Le père poursuit sa femme qui s’enfuit et la frappe à plusieurs reprises dans la rue, avant d’être neutralisé par des témoins.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1167 ■ 09/07/2015