Del Rey Angélique - Démarche qualité

Enseignante en philosophie, Angélique del Rey a écrit plusieurs ouvrages critiquant les méthodes pédagogiques fondées sur l'évaluation et la notion de compétence. Outre sa remise en cause de l’idée d’une société basée sur le mérite et l’effort, elle conteste la possibilité même de mesurer ces notions. Elle dénonce un recul de l’humanisme face à une économie marchande toujours plus envahissante.
 
JDA : d’où provient la pratique de l’évaluation ?
Angélique del Rey : l’évaluation est le produit de la modernité. Les idéaux révolutionnaires portant notamment l'idée d'une société « méritocratique », dans laquelle les places seraient distribuées en fonction des « mérites », plutôt que de la naissance et du sang, accouchèrent d’un système scolaire fondé sur l’effort comme moyen principal d’acquisition des compétences. Dans la continuité, s’est imposée l’idée selon laquelle le salaire devait être proportionnel à la longueur des études et donc à la qualification obtenue. Parallèlement à cette construction de la société méritocratique, s’est développée l'évaluation de l’activité salariée. Au départ, le travail était prescrit aux ouvriers sous la forme de tâches simples à contrôler et faciles à exécuter. Celui qui accomplissait correctement ces tâches était considéré comme un travailleur efficace. Il n’était pas rémunéré au mérite mais à la conformité à ce qu’on lui demandait. Le système change à partir des années 1960, sous la pression des mouvements ouvrier et d'éducation populaire qui revendiquent une reconnaissance des acquis de l'expérience, ainsi que davantage d'évolution possible dans la carrière, voire la possibilité d'une formation continue. De leur côté, les milieux industriels réclament davantage de polyvalence et de flexibilité au travail. On passe alors de la « logique de qualification » à la « logique de compétence ». Les « bilans de compétences » commencent à faire leur apparition afin de recruter, d'évaluer, ainsi que de rétribuer au « mérite » les salariés.
 
JDA : ce système n’est-il pas finalement le meilleur moyen de reconnaître les plus méritants ?
Angélique del Rey : En fait, c'est compliqué d’évaluer tout autant le résultat de la qualification, que celui de la compétence. Pour ce qui est de la qualification, on peut affirmer que l'éducation et la formation permettent leur acquisition. Mais, comment faire la part de ce qui est dû à l'école et de ce qui est dû à la naissance ou, comme le diront les sociologues des années 1970, à la culture transmise par la classe sociale à laquelle on appartient ? L'évaluation par la compétence se heurte à autant de problèmes, en commençant par sa définition. Dans le cas de l'animateur, par exemple, est-ce amener beaucoup de personnes à fréquenter une animation ? Est-ce permettre qu'il y ait moins de violence ou plus de solidarité ? Comment va-t-on réussir à mesurer cela ? Est-ce que si on lance une activité qui ne marche pas cela veut dire qu'on n'a pas été performant ? Ce qui amène un autre problème : comment peut-on savoir de quoi l'animateur est lui-même responsable ? Est-ce de sa faute si « ça ne marche pas », ou est-ce de la faute du contexte ? Certains Directeurs de ressources humaine un peu médiatiques, comme par exemple Xavier Baron, n'hésitent pas à dire que l'évaluation a pour unique fonction de faire accepter aux gens des différences de traitement et de salaire (plutôt que de les fonder sur une distribution juste). 
 
JDA : l’évaluation, en s’appuyant notamment sur les statistiques, ne présente-t-elle pas une garantie objective et scientifique ?
Angélique del Rey : Effectivement, beaucoup d'évaluations s'appuient sur des statistiques perçues comme des vérités objectives et irréfutables. Elles exercent, de ce fait, un pouvoir sur l’opinion publique qui y croit et n’interroge ni ses fondements ni les autres possibilités de procéder. Or, la réalité des chiffres cache plusieurs opérations qui n'ont, en elles-mêmes, rien d'objectif, ni de scientifique. Premièrement, une construction d'objet. Se demander, par exemple, combien il y a de chômeurs en France implique d'avoir unifié dans cette catégorie des situations très disparates. Deuxièmement, un choix des critères permettant d'évaluer. Comment évalue-t-on l'efficacité d'une psychothérapie ? La disparition du ou des symptômes ou un travail de fond effectué par le patient ? Enfin, une interprétation des résultats qui dépend avant tout de l'idéologie de ceux qui vont leur donner du sens. Les statistiques ne fondent pas une vérité, mais une vérité possible. Elles sont des réponses à des questions tout à fait orientées que l'on se pose sur la réalité et ne sont honnêtes qu'à condition de faire voir l’orientation choisie, permettant ainsi de laisser une possibilité à la critique et d'en proposer d'autres.
 
JDA : quels sont les effets pervers de l’évaluation des politiques publiques ?
Angélique del Rey : Depuis qu'elle existe, l'évaluation des politiques publiques est passée par plusieurs phases. Une évaluation bureaucratique d'abord, consistant en un contrôle de l'application des lois, règles et normes introduites par le débat démocratique. Une évaluation technocratique ensuite, consistant en un contrôle d'efficacité fondé sur la fixation d'objectifs. Puis, avec l'apparition et la généralisation de ce qu'on appelle le Nouveau Management Public, une « évaluation par la performance », fondée sur la capacité à s'adapter à une société en pleine mutation, ou encore à innover pour faire dans l'idéal « mieux avec moins » (ce qu'on appelle l'efficience). Or, tout ceci a pour effet pervers de placer les individus comme les institutions dans une espèce d'instabilité délétère, remettant en question tout ce qui a été acquis jusque là comme savoir-faire et pratiques, considérés comme devant être revus, modifiés et réformés.
 
JDA : existe-t-il une bonne et une mauvaise évaluation ?
Angélique del Rey : L'évaluation spontanée n'est pas l'évaluation instituée. L’évaluation spontanée est essentielle à la pratique humaine en général. Un homme en activité évalue son travail de bien des façons différentes, sans formalisation nécessaire : le retour et le lien avec les supérieurs et les pairs, les effets dans le réel, l'apprentissage à travers l'expérience... L'évaluation instituée apporte une formalisation renvoyant à des institutions, des règles, des exercices codifiés, des normes, des instances compétentes, une certaine façon autorisée d'interpréter des résultats. Si cette évaluation instituée laisse subsister la possibilité d'une multiplicité de façon de juger de la valeur et du sens des pratiques, en fonction du contexte, alors elle cohabite avec le développement de la vie sociale, s'y articule et en fait partie. Par contre, si elle prétend devenir la seule forme pour mesurer, apprécier et comparer la réalité, alors elle devient tyrannique. C’est ce qui arrive aujourd'hui avec le développement tout azimut des pratiques d'évaluation dans tout le tissu social. La tendance contemporaine à tout ramener au calcul de performances économiques revient à dire : combien as-tu rapporté aujourd'hui ? Rien ? Alors tu es un zéro : adieu ! C'est cela qui est catastrophique. 


Lire le dossier : L’animation est-elle compatible avec la démarche qualité?
 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°148 ■ avril 2014