Fautes de preuves

TURCHI Marine, 2021, Éd. Seuil, 412 p.

Notre justice rencontre un vrai problème avec les violences faites aux femmes. Le livre de Marine Turchi en fait une démonstration particulièrement éclairante. Son enquête est riche, approfondie et toujours soucieuse du contradictoire. Elle a rencontré des centaines de témoins, arpenté le territoire, recoupé les informations. Détaillant, avec précision, les accusations portées contre des personnes connues (Ruggia, Luc Besson, Gérald Darmanin, Polanski) ou contre d’autres qui le sont moins (Jean-Christophe M. policier de son état ou une société de nettoyage), elle n’a rencontré ni affabulatrices voulant se venger, ni hystériques à la recherche du buzz, ni d’actrices voulant se faire mousser. L’état des lieux dressé est des plus consternant. Les délais des procédures sans fin sont inversement proportionnels à la notoriété des mis en cause et à la médiatisation de l’accusation portée contre eux. L’épreuve que constitue un dépôt de plainte est très loin d’apporter le soulagement et la reconnaissance que l’on serait en droit d’en attendre, s’apparentant plutôt à un parcours du combattant rempli de chausse-trapes et de désillusions. Tous les étages de la société semblent encore largement imprégnés par les préjugés machistes, depuis la justice, jusqu’au pouvoir politique, en passant par l’opinion publique. Comment s’étonner que la presse soit saisie pour faire le travail que ne fait pas la justice ? La fréquence avec laquelle ses enquêtes sont traitées de « tribunal médiatique » n’est pas sans poser question : s’agit-il d’un circuit court donnant satisfaction immédiate aux victimes ou d’un travail d’investigation faisant partie intégrante de l’ADN du journalisme ? Autre question centrale : la présomption d’innocence est-elle supérieure à la liberté d’information ? Crier au voleur, quand on vous arrache votre sac dans la rue, n’est jamais identifié à une atteinte à l’honneur du délinquant : c’est la dénonciation d’un délit ! L’auteure donne aussi la parole aux protagonistes du débat autour de la prescription : faut-il abolir l’oubli, dans les affaires d’agression sexuelle, ou le préserver ? Le plus important reste néanmoins d’améliorer les conditions d’accueil et d’accompagnement des victimes et de permettre à la justice de faire son travail. Projet des plus ambitieux sur la toile de fond d’une société qui peine encore à faire reculer les inégalités homme/femme, le sexisme et les rapports de domination.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1312 ■ 01/03/2022