Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines

Damon Julien, Éd. Presse de Sciences Po, 2023, 210 p.

Nous y consacrons six mois de notre existence. En 2023, l’humanité en a produit 3 000 milliards de litres et 600 milliards de kilos. Et pourtant, la chose reste taboue.

Pourtant, rien de scatologique dans l’essai de Julien Damon. Les commodités en général et leur usage public en particulier constituent un défi central pour l’espèce humaine. Chercher à soustraire les déchets organiques à la vue, au contact, à l’odorat et à l’ouïe a existé de tout temps. L’affinement de la sensibilité en la matière est concomitant de la civilisation des mœurs.

D’abord par souci de bien-être. La pestilence produite par les effluves de la putréfaction des mixtures organiques n’a jamais eu bonne presse. Mais aussi face aux risques de transmission de maladie que présentent ces véritables bombes bactériologiques. La typhoïde, du choléra, des hépatites tuent alors massivement.

A chaque époque, ses pratiques. Système de drainage par des égouts dans l’antiquité romaine. Voirie du moyen-âge souillée par les eaux usées jetées par les fenêtres. Récolte publique de l’urine utilisée par les tanneurs. Latrines aménagées dans les tours des châteaux forts donnant sur les douves. Chaise percée depuis laquelle Louis XIV donnait audience à ses courtisans…

A partir du 18ème siècle, l’occident vit un mouvement qui va le faire passer du tout à la rue au tout à l’égout. Deux révolutions adviennent à l’orée du XXème siècle : la découverte microbienne de Pasteur et la gestion urbaine des eaux usées.

Partout dans le monde, les villes se mettent alors à protéger leurs habitants des effets pathogènes de leurs déjections. Rien qu’à Paris des kilomètres de canaux souterrains sont creusés : 96 en 1848, 600 en 1870, 1200 en 1914 … avec un total aujourd’hui de 2700.

Pourtant, là comme ailleurs, le monde est divisé en deux. Dans les pays riches, des équipements familiaux nettoyés à grand coup d’eau potable. Dans les pays pauvres, miction et défection à ciel ouvert. Si ces pratiques illustrent les mœurs et la culture de chaque civilisation, elles reflètent tout autant les inégalités.

Dans le monde, il y a plus de personnes disposant d’un abonnement à un portable qu’une connexion à un réseau d’eau potable et d’assainissement. Et plus de 3,6 milliards de personnes confrontées à des toilettes malodorantes et malpropres.

Le droit de tout individu à disposer d’équipements permettant de se soulager relève de la dignité humaine. L’ONU en a fait l’un de ses 17 objectifs de développement durable, à l’horizon 2030. Le 21 mars a été proclamé journée mondiale des toilettes. L’Inde s’est lancée dans une vaste opération d’équipements sanitaires. La fondation Bill Gate promeut une grande campagne mondiale « des toilettes pour tous ».

Mais dans les pays riches aussi, l’état des commodités publiques urbaines est aussi révélateur des inégalités. Car, pouvoir se soulager ne se limite pas au temps de l’intimité domiciliaire. La mobilité urbaine des citadins nécessite des toilettes publiques. Se succédèrent, au coin des rues, les barils d’aisance en bois, les chalets de nécessité, les urinoirs et cabinets d’aisance en fonte, les vespasiennes. Ce mobilier urbain fut régulièrement décrié comme encombrant et malodorant, malséant et impudique. Jusqu’à la révolution des sanisettes Decaux implantées avec succès dans les années 1980.

Un accès universel nécessiterait un investissement important.  La banque mondiale en a calculé le coût. Pas moins de 66 milliards de $ … Mais les gains pour la santé, la productivité et l’hygiène représenteraient plus de 600 milliards : un $ dépensé pour 6 de gagné ! …

La situation reste préoccupante, mais ne cesse de se bonifier. La proportion mondiale des besoins faits à ciel ouvert recule. Mais, les toilettes continuent à gaspiller de l’eau au Nord et à manquer au Sud. Le temps des grands réseaux centralisés est révolu. Place aux solutions locales et décentralisées.

Les solutions fourmillent. Toilettes sèches, guide en ligne sur internet des lieux de soulagement, délégation de service public aux établissements ouverts au public pour ouvrir leurs toilettes, densification du mobilier urbain dédié, réutilisation des déjections comme engrais.

Une contagion irréversible quoique bienvenue est en train d’envahir le monde, dont on ne peut que se réjouir : le désir de propreté et de salubrité s’accroît au fur et à mesure où ils s’étendent.