Le piège de l’identité
MOUNK Yasha, Éd. L’observatoire/ Livre de poche, 2023/2025, 558 p.
La lutte contre les discriminations a constitué pendant longtemps l’ADN d’une gauche revendiquant l’égalité des droits humains et la solidarité universelle. L’auteur, de nationalité américaine, dresse la chronologie des dérives identitaires initiées dans son pays et qui s’étendent aujourd’hui à l’Europe.
La déception face à la persistance des discriminations, dont souffrent encore un certain nombre de minorités, a fait naître une conviction qui progressivement se répand : l’impérative nécessité tant d’accorder une attention particulière aux groupes marginalisés, que de créer des droits qui leur soient propres. Ces revendications impliqueraient de renforcer leur fierté identitaire, en se recentrant non sur ce qu’ils partagent avec le reste de l’espèce humaine mais sur ce qui leur est spécifique.
De nouveaux discours se mirent à émerger, privilégiant une métamorphose de normes devant se transformer fondamentalement, en s’inspirant dorénavant de l’« essentialisme stratégique ». La valorisation de son groupe affinitaire prit progressivement le pas sur la solidarité humaine universelle. Chaque communauté devait se replier sur elle-même et considérer sa voisine comme incapable de dépasser ses propres schémas et donc d’accéder à une compréhension mutuelle.
Les jeunes générations furent encouragées à se concentrer sur leur identité de race, de genre et d’orientation sexuelle. Des revendications apparurent pour créer des lieux spécifiques où chaque minorité pourrait se retrouver dans l’entre-soi : dortoir, remise de diplôme, cours d’éducation physique, classe scolaire, etc... La répartition des soins au moment de la Covid fut demandée dans les hôpitaux, non en fonction du degré d’urgence vitale ou de vulnérabilité, mais dans une stricte répartition répondant à la logique d’équité raciale.
S’enclencha alors une surprenante métamorphose des anciens standards se muant en de nouvelles normes inédites jusque-là. La dénonciation de l’appropriation culturelle s’opposa à l’émulation universelle de la création. La proscription de toute offense imposa la censure de toute opinion jugée blessante. La cancel culture, dite de l’annulation, lança une lutte intransigeante pour supprimer tout ce qui pouvait venir souiller la pureté morale de chaque communauté.
Cela se traduisit par des autodafés de livres jugés offensants. Des concerts furent annulés, parce que le chanteur arborait des dreadlocks, sans pour autant appartenir à la bonne race. Un traducteur blanc fut interdit de traduire une poétesse noire. La liberté d’expression fut jugée propice à la suprématie blanche. Aucune critique ne fut jugée dorénavant admissible sur les vérités émises par une minorité, dès lors où elle provenait d’une personne qui n’y appartenait pas.
La plus noble des actions contre l’oppression contient les germes des formes nouvelles d’asservissement, affirme l’auteur qui se revendique de la gauche américaine. Chacun(e) d’entre nous est capable d’une forte empathie envers son groupe de référence et d’une cruauté sans limites envers ceux considérés comme lui étant étrangers. Dans un long plaidoyer, Yasha Mounk dénonce les pièges de ce qu’il désigne comme la « synthèse identitaire », lui opposant un à un sa contre-argumentation, tout en évitant les anathèmes et les ostracismes si courants chez les partisans de la défense de la pureté du combat des minorités.
Et que la montée inquiétante des propos, des agressions et des discriminations racistes, sexistes, xénophobes, antisémites, grossopobes ; négrophobes ; transphophes, homophobes etc… ne soient pas brandie pour légitimer ou minimiser les dérives identitaires. Aucune outrance extrémiste ne peut se justifier au prétexte qu’elle répond à une atteinte à la dignité humaine dont sont si souvent encore victimes les minorités opprimées.