Je souffre, donc je suis

BRUKNER Pascal, Éd Grasset, 2024, 318 p.

Pascal Brukner est connu pour ses prises de positions réactionnaires. Il ne manque pas ici de jérémiades conservatrices contre la réduction du temps de travail, pour l’allongement de l’âge de la retraite ou les vertus de l’effort en éducation. Mais le lecteur aurait bien tort de s’en tenir à ces quelques refrains rétrogrades, sans s’ouvrir à une réflexion qui interroge notre société. La cible de son dernier livre s’en prend à l’idéologie victimaire.

Une involution majeure est survenue dans notre civilisation. L’optimisme, attaché à l’espoir dans le progrès, a été balayé par l’accumulation des conflits, des génocides et des exterminations de masse du siècle dernier, le 3ème millénaire ne s’annonçant guère plus clément.

Résultat de cette dégradation, la tradition christique qui nous faisait diviniser les plus fragiles s’est amplifiée. L’atmosphère a été envahie par une cacophonie des plaignants brandissant leurs brevets de victimes censés les élever au-dessus de leurs semblables. Des cohortes de vulnérables se forment en ligne pour partager leurs désolations ou leurs peurs. La compétition est ouverte, chacun(e) revendiquant être plus maltraité(e) que son voisin et/ou sa voisine.

Tout ce livre est traversé par une ironie piquante. Là où jadis les victimes étaient sacrifiées pour raccommoder les déchirements de la communauté, elles alimentent aujourd’hui la passion de la vengeance et du ressentiment avec pour seule ambition l’impérative nécessité de punir ses persécuteurs. Mais jusqu’où remonter dans l’histoire pour déplorer et commémorer les massacres qui la jalonnent ?

Le malheur a cessé d’être obscène, occupant toute la place et imposant le respect, la déploration et la commémoration. La souffrance est devenue à la fois un mal et une rente que l’on peut faire fructifier. Dans la compétition génocidaire, l’ennemi à éliminer n’est plus l’oppresseur, mais celui dont le tourment concurrence la vôtre.

Il faut amplifier ses malheurs pour être pris au sérieux. La peine est devenue déclarative et performative : il suffit de se dire affligé, pour être cru et intronisé comme tel. Le statut de réprouvé élève chacun dans les rangs d’une certaine élite, inversant le stigmate en gloire. La crédibilité et la légitimité sont rattachées au degré d’affliction dont on peut témoigner.

Dès lors qu’une communauté a été asservie, enchaînée, exterminée, ses descendants doivent-ils jouir d’un crédit d’indulgence pour l’éternité et obtenir en naissant un portefeuille de griefs à faire fructifier ? Ou l’humanité ne recommence-t-elle pas avec chacun d’entre nous, sans que chacun soit condamné à porter en soi les stigmates de ses ancêtres ?

Si l’on ne peut changer le passé, il est possible d’alléger le poids qu’il représente sur la conscience du présent. Là où l’histoire désacralise et explique les fautes du passé, la mémoire les condamne et les foudroie, en les enkystant et en enfermant dans une querelle des appellations contrôlées, faisant des « damnés de la terre » une profession héréditaire.

Voilà une attaque particulièrement violente contre les revendications mémorielles des minorités opprimées d’hier et d’aujourd’hui. Certes, la posture est provocatrice et les intentions sous-jacentes pas forcément très progressistes. Mais il sera difficile de renier totalement cette dénonciation d’une victimisation contraignant à n’exister qu’au travers du malheur vécu ou poussant.

Surtout quand elle se prolonge dans une manie bien contemporaine : cette l’hypersensibilité à identifier et dénoncer, dans la moindre des réactions, une offense aux victimes de l’oppression, sans nuances. Il faut rester vigilant à toutes les dérives qu’elles soient discriminatoires ou identitaires. Comment ne pas partager, dès lors, cette réflexion de l’auteur : la meilleure façon de réparer les crimes commis par nos ancêtres est bien de combattre ceux du présent.

Le travail social cherche toujours à identifier, visibiliser et reconnaître les traumatismes vécus par les plus fragiles qu’il accompagne. Mais il prend bien garde de les confiner dans les ressentis de leurs malheurs, en les aidant plutôt à s’en émanciper pour (re)construire leur existence. Le questionnement de l’auteur sur la nécessité de ne pas assigner les victimes à la rumination de leurs épreuves rejoint d’une certaine manière ces préoccupations.