Le suicide en prison

Nicolas BOURGOIN, L'Harmattan, 1994, 269 p.

Durkheim établissait une relation étroite entre l'anomie sociale et l'égoïsme individuel d'une part et le suicide de l'autre. Pour lui, c'est avant tout la conscience collective qui porte en elle la valeur de l'existence. Ainsi, plus une société est en crise, plus son taux de suicide augmente. Si la tendance au suicide est inversement proportionnelle à la pression coercitive, on pourrait s'attendre en conséquence à la faiblesse de ce phénomène dans les conditions d'incarcération. C'est d'ailleurs la conclusion à laquelle arrivait le Docteur Lisle en 1856 : "Il semble que l'homme se rattache avec d'autant plus de ténacité à la vie qu'il est misérable ou plus corrompu, C'est ce qui explique pourquoi la mort volontaire est si rare dans les bagnes".

Avec une progression de 42 suicides en 1973 à 96 en 1992, les prisons françaises sont venues infirmer ces théories. Nicolas Bourgoin, démographe et sociologue tente dans cet ouvrage d'apporter une explication à cette contradiction. Pour y ar­river, il s'est appuyé sur une étude systématique des cas de suicides en prison du début 1982 à la fin 1991, soit au total 621 situations.

On peut d'abord essayer de tirer un portrait-type du détenu-suicidant. Si l'âge et le sexe jouent peu, la détention préventive ainsi que le choc de la condamnation, la nature de l'infraction (notamment quand elle est dirigée contre un proche) et la toxicomanie, l'éloignement géographique par rapport à la famille et l'absence de communication avec les proches sont autant de facteurs aggravants. L'acte définitif est le plus souvent précédé d'un certain nombre d'incidents : évasions, grèves de la faim, tentatives de suicide n'ayant pas abouti...

Le choix d'une conduite irrationnelle n'est-elle pas une réponse rationnelle à un certain type de situation ? On peut essayer de répondre à une telle question en s'intéressant aux lettres laissées par les suicidant. Certes dans la majorité des cas, il n'y a pas de traces écrites, dues en grande partie à des impossibilités matérielles (illettrisme, isolement extrême...). Mais, les documents laissés peuvent apporter une certaine compréhension quant aux motivations à l'origine de l'acte. Nicolas Bourgoin propose un modèle qui distingue 3 dimensions. Il y a d'abord l'orientation "performative" : il s'agit pour l'acteur de ce geste fatal de donner un sens et une nette interprétation de son acte. Il y a ensuite la dimension pragmatique : le suicidant se projette au-delà de sa propre mort en essayant de régler les problèmes personnels et matériels que celle-ci va poser. Enfin, il y a la légitimisation de l'acte qui vise à justifier le choix fait au vu des avantages attendus.

Un tel tableau comparé avec le suicide en milieu libre permet de tracer un parallèle quant aux logiques provoquant un tel acte. Pour l'auteur, la pression du milieu carcéral s'exercerait plus sur la fréquence que sur la nature du suicide qui reste en prison le moyen ultime qui permet à l'acteur de recréer un espace de décision au sein d'un environnement aux choix des plus restreints.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°303  ■ 20/04/1995