La tyrannie du plaisir

Jean-Claude GUILLEBAUD, Seuil, 1998, 391 p.

Dès qu’on aborde la question de la morale sexuelle, on passe facilement pour un moraliste nostalgique ou pour un laxiste. On échappe difficilement soi-même à la subjectivité ou au manichéisme. Jean-Claude Guillebaud s’attache ici à déconstruire la vision simpliste que nous avons en la matière et de rétablir toute la complexité d’une réalité historique qui n’a que peu à voir avec l’idée que nous nous en faisons. Ainsi l’opinion commune prétend-elle à une évolution contemporaine venant abolir des siècles d’obscurantisme et de répression inaugurés avec l’avènement du christianisme. L’antiquité n’était pas, en fait, aussi permissive qu’on le prétend, y compris en ce qui concerne l’homosexualité. En fait, les critères moraux de l’époque étaient seulement différents. Ce qui importait n’était pas alors tant le sexe du partenaire que son statut (homme libre ou esclave) et le rôle actif ou passif adopté lors des rapports physiques. Ainsi l’homme libre risquait la mort, non du fait de ses relations homosexuelles, mais parce qu’il avait eu des relations passives avec un esclave. Quand le christianisme s’imposera, son attitude face aux interdits sexuels, variera selon les époques. Elle reproduit alors des conceptions pour la plupart héritées du paganisme (le plus souvent en moins draconiens). Le moyen âge sera sévère sur les principes, mais modéré dans ses pratiques : les transgressions ne seront guère sanctionnées que par des jeûnes ou des carêmes. Ainsi de l’instauration des sacrements du mariage qui coïncide avec l’émergence de l’individualisme en ce qu’elle impose le libre consentement des époux là où les communautés traditionnelles avaient pour coutume d’imposer leur choix d’alliance. Le durcissement puritain intervient avec la périodes des lumières, les penseurs agnostiques étant plus sévères en la matière que bien des hommes d’église. Le rationalisme scientiste prend très vite le relais : l’onanisme est traité telle la pire des maladies. Quand la révolution sexuelle de la fin des années 60 emporte les vieux préjugés, elle est très vite récupérée par le règne de la marchandise, l’argent devenant “ un policier du désir infiniment plus brutal et plus injuste que toute les morales de la terre. ” (p.109) Toute révolution entraîne des désordres sexuels bientôt suivi par un rêve de purification et de vertu.  Après une vague de neutralité sinon de bienveillance, dans les années 70-80, à l’égard de la pédophilie et de l’inceste a succédé “ presque sans transition la brutalité unanimiste du lynchage ” (p.21). Le retour à l’ordre moral et l’opposition à cette tendance devient le débat central. De fait, il a toujours existé sous tous les cieux et en tous temps une résistance aux normes, un arrangement avec la règle, une contre-culture sexuelle. “ Aucune liberté véritable n’a été substituée aux prétendues tyrannies du passé. Les contraintes ont changé de nature, ce qui n’est pas la même chose. Une morale traditionnelle a été rejetée et remplacée par une autre tout aussi normative, même si c’est d’une façon différente. ” (p.377) Prêtres et moralistes ont été chassés et remplacés par le médecin et le juge à qui l’on demande d’édicter une valeur et une nouvelle norme.

 

Jacques Trémintin – GAVROCHE  ■ n°102 ■ nov-déc 1998