Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale

TEXIER Thibault, Éd. La Découverte Poche, 2022, 278 p.

Le travail social est progressivement instrumentalisé par la logique managériale. Démystifier cette gangrène devient primordial.

A l’image de métastases envahissant l’organisme, le management imprègne de plus en plus nos manières d’interagir avec le monde et avec nous-mêmes. Que la pensée critique se saisisse de cet objet s’avère urgent. Ce que nous propose l’essai de Thibault Le Texier qui déconstruit avec pertinence et justesse cette approche.

Tout groupe humain conçoit un modus vivendi qui lui garantit la cohérence de son rythme de vie, qui façonne son psychisme et polarise son identité ainsi que ses valeurs explique-t-il. Pendant longtemps, ce sont la famille, l’église et l’État qui ont rempli cette fonction. Aujourd’hui, la rationalité managériale les a remplacés.

Jusqu’au début du XIXème siècle, les termes d’économie, de rentabilité et d’industrieux étaient bien éloignés de leur signification contemporaine. Ils désignaient respectivement l’épargne et l’usage judicieux des ressources ; la productivité d’une ferme ; l’habileté, l’adresse et l’astuce individuelle.

Il en va de même pour l’idiome de management initialement étranger aux questions économiques. Jusqu’au début du XXème siècle, on manageait (« conduire et mener à bien ») dans l’agriculture, le soin médical, l’administration du foyer ou la direction d’une école. Autant de pratiques transversales s’appliquant à des réalités diverses.

C’est l’émergence des méthodes d’organisation scientifiques du travail, initiée par Frederick Taylor, qui révolutionna le rapport à la production des biens et des services. L’ambition clairement avancée était alors de la rendre fonctionnelle, efficace et performante.

Deux postures étaient jusque-là privilégiées. D’abord, l’ingéniosité et la maîtrise, la dextérité et la diligence, l’assiduité et l’intelligence de l’artisan fier de son tour de main. Mais aussi la surveillance du contremaître de la manufacture qui disciplinait et punissait les ouvriers soupçonnés de manquer de loyauté.

Le management change radicalement la donne. Il observe et absorbe, analyse et synthétise afin de rendre l’activité productrice quantifiable et optimisable. La moindre tâche doit être fractionnée en unités élémentaires mesurables, corrigibles et recomposables sans fin. Le travail est codifié et mis en chiffres, en équations, en tableaux, en graphiques, en courbes. Tout doit être encadré, même l’indéterminé et l’inattendu.

Les différents segments de l’organisation sont confrontés à une mutabilité permanente. Il se dissolvent dans un lacis de projets perpétuellement fluctuants. Le changement ne doit jamais cesser, quels que soient les résultats.

Le management a pour objectif d’arranger les facteurs de production et d’accroitre l’efficacité du facteur humain. A cet effet, il standardise les individus. Leurs rôles sont pré-écrits et intégrés à des scénarios établis à l’avance.

Ils doivent être facilement sélectionnables et interchangeables, prévisibles et reproductibles. Ce qui, dès lors, est exigé d’eux, c’est de se montrer flexibles, mobiles et distribuables selon un étalon de mesure générale et une nomenclature normative.

Le bon travailleur n’est pas reconnu pour sa sensibilité ou son expérience propre, son savoir-faire ou son intuition. En tant que force productive devant rendre un rendement maximum, il doit se montrer malléable et adaptable, en suivant les consignes prescrites.

A leur tour, les consommateurs vont être formatés par le marketing. Leurs désirs et leurs affects sont manipulés et leurs probabilités d’attitude comportementales sont canalisées. Leurs habitudes sont orchestrées. Leur volatilité, leurs infidélités, leur insouciance, leur inconstance, leurs pulsions immédiates sont supervisées et instrumentalisées.

La conduite de l’Etat est à son tour alignée sur la gestion managériale et la rationalisation administrative. La recherche d’efficacité et de performance, induites par le new public managment, fait passer le bilan comptable avant l’intérêt général.

Il en va de même de cette auto-régulation appelée, tout autant, à gérer ses propres compétences personnelles. Il faudrait s’auditer, s’organiser et se contrôler. Devenir le manager de sa propre vie devient la seule voie pour atteindre la plus grande des efficacités individuelles.

Pourtant, le management n’est ni une science, ni une idéologie. Cela reste une approche avant tout pragmatique qui ne cherche pas seulement à rendre l’action humaine plus efficace. Son ambition est, avant tout, c’est faire de l’efficacité un parangon universellement valable, seule source possible de progrès et de bonheur.

Il est devenu courant de le présenter comme le mètre étalon qui s’impose en tous lieux et en tout temps, comme seul mode d’organisation qui s’impose. C’est ignorer toutes les valeurs qui ont longtemps dominé (piété, tradition, mérite …). Et exclure celles qui constituent autant d’alternatives : la solidarité, la place du collectif, le sens donné à son travail, la lutte contre les injustices et les inégalités, le savoir-faire personnel, … Le management n’est qu’une conception du monde qui n’a pas toujours existé et qui n’a rien d’éternel. Il ne tient qu’à nous de refermer cet épisode en résistant à ses prétentions.