Le travail. Une valeur en voie de disparition

Dominique MEDA, Aubier, 1995, 358 p.

Un tel titre aurait de quoi destiner son auteur au bûcher ou pour le moins ses écrits à l’auto-daffé, si son propos n’était porté par l’échec patenté depuis plus de vingt ans de nos experts en économie et prospective, conseillers des gouvernements successifs qui ont montré l’inanité de leur logique.  Dominique Méda, agrégée de philosophie, nous propose dans cet ouvrage une dénonciation sans concession de notre aveuglement collectif et une critique acerbe et pertinente du marécage idéologique dans lequel nous pataugeons lamentablement.

S’il y a bien un sujet sur lequel les grands courants de pensée de notre siècle (humaniste, chrétien ou marxiste) ont fait l’unanimité c’est autour du concept de travail. Le travail serait l’activité fondamentale de l’homme, celle qui lui permettrait d’accéder au statut d’humanité. Ce serait en outre le facteur d’intégration normatif et sociétal par excellence. Aussi, toute dépréciation de cette fonction ne peut être interprétée que comme une catastrophe. C’est bien ce qui s’est produit au cours des 50 dernières années, alors que la forte augmentation de la productivité du travail a rendu celui-ci en partie inutile. Cette évolution a été perçue comme un mal social majeur et tous les efforts  ont tendu vers la création d’emplois à tout prix.

Or, il apparaît que le travail constitue une catégorie marquée historiquement correspondant à une situation politico-sociale particulière, qui plus est, fort récente. Pendant très longtemps, la fonction de socialisation s’est effectué par bien d’autre moyens que la production des richesses. Les sociétés primitives consacraient à la subsistance et à la satisfaction des besoins une infime partie du temps et des efforts. La civilisation grecque identifie le travail à une tâche dégradante et refuse même aux artisans le titre de citoyen. Le mépris qui les entoure alors tient en ce qu’ils agissaient non pour le plaisir mais pour le service des autres. Il faudra attendre la fin du moyen-âge pour voir revalorisé le travail face  aux prêtres et aux guerriers. L’intérêt personnel reste toutefois  proscrit: seule la notion d’utilité commune lui permet de trouver graçe aux yeux de l’opinion. La révolution technique et l’accroissement démographique amènent une évolution des croyances et des représentations. S’effondrent à la fois l’ordre narturel (la nature apparaît comme devant être domptée par l’homme) et les communautés traditionnelles (la hiérarchie ordonnancée par Dieu vole en éclat laissant place à l’individu). Dès lors, l’échange marchand vient remplacer l’ordre ancien. Des économistes comme Smith, Malthus ou Say mais aussi Marx rendent compte de ces modifications en faisant de la valeur travail la mesure de toute chose. Mais, en instaurant une relation de domination à la nature, l’Homme l’a étendue à ses congénères. Le travail né comme moyen d’atteindre des richesses est devenu un but en lui-même. Loin d’être un outil d’autonomie,  il est consacré à l’accroissement de la productivité. Nous ne savons plus concevoir le rapport social autrement que dans une logique de production et de consommation. Les autres relations au monde (écoute, contemplation, action ...) ont perdu toute pertinence. Réduire le lien social au seul travail salarié représente une dramatique réduction de la socialité aux seules fonctions de compétitivité et de concurrence.

Dominique Méda procède à une critique en règle de la « science » économique qui préside aux grandes décisions politiques. Elle dénonce la réduction de l’utilité sociale aux seuls échanges marchands basés sur l’intérêt individuel. Ainsi, la Comptabilité Nationale ne valide à aucun moment la qualité de l’air pur, la santé, la beauté, le haut niveau d’éducation, la paix et l’harmonie sociale. Elle ne retient que le rendement et les échanges entre individus. L’Homme n’est sensé obtenir bonheur et bien-être que par une augmentation indéfinie de la production et de la rentabilité.

Il est temps de se réapproprier la genèse du travail en le démystifiant. L’Antiquité et le Moyen-Âge avaient interdit la vente des capacités humaines considérant qu’il était indigne que l’Homme développe ses aptitudes dans le seul but d’en retirer un gain. Aujourd’hui, ces mêmes capacités ne sont reconnues que pour autant qu’on puisse en tirer du profit. A côté de la production il convient de faire la place à d’autres moyens de sociabilité, d’expression, d’autres façons pour l’individu d’acquérir une identité ou de participer à la gestion collective. Il s’agit bien à la fois d’éviter toute régression (tel le retour de la femme au foyer) ou tout repli sur la sphère individuelle, tout en accédant d’une façon dynamique et épanouissante à l’art, à la religion, aux institutions, à la politique, aux raisonnements, au savoir, toutes choses que le capitalisme à dévalorisé du fait même qu’ils ne profitent pas directement à l’échange marchand.

Le livre de Dominique Méda réussit en s’appuyant sur les textes philosophiques, à apporter une contribution tout à fait essentielle à la réflexion sur les mutations de notre société et les réponses à y apporter.

 

Jacques Trémintin –LIEN SOCIAL ■ n°369  ■ 17/10/1996