Dégraissez-moi çà ! Petite ballade dans le cauchemar américain

Michael MOORE, édition La découverte, 2000,212 p.

Le spectateur qui a eu le privilège d’aller voir le film « The big one » a pu découvrir Michael Moore, ce truculent journaliste américain sillonnant son pays pour remettre le premier prix au PDG ayant à son actif le plus grand nombre de licenciements ou rencontrant le PDG de Nike pour lui offrir un billet d’avion pour la Thaïlande afin qu’il constate les conditions de travail imposées par sa firme aux ouvriers de ce pays. On retrouvera avec plaisir la verve et l’insolence de ce personnage dans un ouvrage décapant qui présente les USA sous un jour, débarrassé des mirages du rêve américain. Le Mythe d’un pays prétendant offrir à ses habitants la possibilité de se faire une vie décente, pour peu qu’ils s’en donnent la peine, s’effondre. Avec 7.226.000 chômeurs officiels (auxquels se rajoutent près de 5.378.000 non officiellement comptabilisés), mais aussi 4.500.000 salariés à temps partiel et 2.500.000 à temps plein (mais dont le salaire se situe en dessous su seuil de pauvreté), on atteint près de 20 millions de personnes qui ne dépassent pas le minimum vital. Cette situation n’a rien d’étonnant quand on connaît le régime auquel est soumis la population d’un pays où 40% des richesses nationales appartient à 1% de ses habitants et où tout est fait pour accroître cette tendance. Les PDG des 300 premières entreprises du pays gagnent 212 fois plus que les salariés moyens !  Celui de General Motors a ainsi accumulé 34 milliard de Dollars au cours des 15 dernières années après avoir licencié 140.000 personnes. « Personne n’est en sécurité. Alors, on apprend à accepter en silence de travailler plus longtemps pour moins d’argent » (p.25) A l’image de cet employé « dégraissé » à qui on a proposé de reprendre le même poste de travail... payé moitié moins cher, mais avec un statut de travailleur temporaire. Selon une étude réalisée par des économistes de l’université de l’Utah, chaque fois que le chômage augmente de 1%, le nombre des homicides s’accroît de 6,4%, les agressions criminelles de 3,4%, les atteintes à la propriété privée de 2,4% et les décès pour cause de crise cardiaque ou d’apoplexie respectivement de 5,6% et 3,1%. Mais aux USA il n’y a rien de plus urgent, quand des milliers de salariés sont jetés à la rue que de réduire massivement les programmes sociaux : ceux-ci ne représentent plus que 50 milliards annuels de Dollars, alors que dans le même temps les aides directes aux entreprises s’élèvent à 170 milliards de Dollars ! La réduction des déficits concerne toujours les premiers, jamais les seconds. Les assistés de l’Etat Providence qu’on se plaît tant à dénoncer ne sont finalement pas ceux qu’on croît ! La criminalité elle-même est marquée au fer rouge de l’inégalité sociale : vols et cambriolages ont coûté à la nation américaine en 1994 quatre milliards de Dollars, les malversations des délinquants en col blanc représentent quant à elles deux cents milliards. Petite devinette : qui retrouve-t-on le plus dans les prisons ? Le cadre indélicat ou le voleur de pomme ? Les victimes d’armes à feu sont au nombre de 15.000. Celles d’accidents du travail et de maladies professionnelles, 56.000. Qu’est-ce qui provoque le plus l’indignation : le caissier qui succombe à un braquage ou le caissier qui meurt dans un incendie parce que son patron a négligé de faire réviser son installation électrique ? Michael Moore lance contre cette réalité proprement révoltante de véritables scuds jubilatoires bourrés d’un humour ravageur. L’élection présidentielle américaine ? 60% de la population ne prend pas part au vote, profondément convaincu qu’entre démocrates et républicains, c’est bonnet blanc et blanc bonnet...  et l’auteur de suggérer une autre méthode bien plus efficace à son avis pour départager les candidats : « avaler cul sec 20 verres de tequila (avec ou sans verre de terre). Le premier capable de réciter la déclaration des droits de l’homme tout en maintenant le verre en équilibre sur le nez a gagné » (p.36) En 1992, à la suite de l’acquittement d’un policier qui avait lynché un noir, les émeutiers ont mis à sac leur propre quartier à Los Angeles. L’auteur consacre un chapitre à leur conseiller plutôt de s’attaquer aux quartiers riches (il leur fournit même un plan et un mode d’emploi). Les cas de détresse sociale s’accumulent aux quatre coins du pays ? Michael Moore prend contact avec les ambassades des principaux pays donateurs aux nations du tiers-monde (les USA étant en la matière ceux qui donnent le moins en proportion de leur PIB). Et ils leur demande de s’associer à des programmes d’urgence au peuple américain : construire des logements sociaux dans la réserve indienne du Dakota du Sud qui manque cruellement d’habitations, installer les systèmes d’évacuation des eaux usées dans les 1.400 villages regroupant 500.000 immigrés au Nouveau Mexique, lutter contre les 26.000 nouveaux cas de tuberculose non soignés (le Kenya n’en a seulement que 22.930) etc ... La situation de la communauté noire est marquée par une profonde inégalité : le revenu annuel d’une famille de couleur est d’un peu plus de la moitié de celui d’une famille blanche, un bébé noir est frappé deux fois plus par la mortalité infantile qu’un bébé blanc, un homme afro-américain sur trois est soit incarcéré, soit en liberté surveillée, soit en attente de jugement. Face à une telle discrimination, l’auteur n’a pas hésité à s’adresser à l’ambassade d’Afrique du Sud pour demander l’intervention de Nelson Mandela. Ce livre qui se lit avec beaucoup de plaisir fourmille de pieds de nez sur des sujets graves qui sont traités avec humour sans jamais tomber dans le dérisoire. L’auteur lance un appel au lecteur français : « ne laissez pas la France ressembler au pays injuste et perfide que sont devenus les Etats Unis, où trente cinq millions de citoyens vivent dans une pauvreté abjecte et quarante cinq millions sont totalement dépourvus de couverture sociale. Les drapeaux de nos deux pays contiennent les mêmes couleurs. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour que la ressemblance s’arrête là » On fera en sorte, Monsieur Moore, on fera en sorte.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°585 ■ 19/07/2001