Educatif et milieu fermé

L’éducatif est-il soluble dans l’enfermement ?

Certains débats qui agitent les milieux éducatifs et judiciaires français ont été tranchés depuis bien longtemps à l’étranger. L’action éducative qui semble chez nous impossible en milieu fermé y est pratiquée au quotidien. Vérité en deçà des Alpes et erreur au-delà ? Reportage.
 
Il est de bon ton, dans les milieux socio-éducatifs, de considérer qu’il ne peut y avoir de dimension éducative en milieu fermé et qu’en tout cas, ce n’est pas la place des éducateurs spécialisés que d’y intervenir. Les salariés de la Protection Judiciaire de la Jeunesse ont manifesté à plusieurs reprises leur crainte d’être instrumentalisés par la tourmente répressive et de se voir réduire au seul rôle de surveillant et de porte-clés au sein de centres protégés par de hauts murs et des rangées de fil barbelé (effectivement préconisés dans une récente circulaire du ministère de la justice). On n’est pas loin de considérer les associations qui ont accepté de gérer des centres éducatifs fermés comme traîtres à la cause... Dans une ambiance largement marquée par des réactions très idéologiques et « politiquement correctes », il est toujours un peu risqué de ramer à contre-courant. Notre propos de ce jour relèvera pourtant d’une question iconoclaste : et si l’on pouvait accomplir une œuvre éducative dans un contexte de haute contention ? Nous nous garderons bien de trancher cette interrogation qui sent le souffre, préférant fournir les éléments du débat. Il faudra que Lien Social aille se rendre compte sur place, en allant visiter ces CEF tout neufs qui fonctionnent, malgré la réprobation de la profession. Pour l’heure, il nous a semblé intéressant de nous tourner vers une expérience qui vient de boucler ses 23 ans d’existence : l’Institution publique de protection de la jeunesse de Braine-le-Château. Cet établissement ne se situe pas dans l’hexagone mais chez nos voisins belges. Nous sommes allés y rencontrer Fernand Uytterhaeghe, son fondateur, qui y a exercé comme directeur jusqu’en 1996. La Belgique mérite qu’on regarde de plus près son réseau judiciaro-médico-social qui a répondu, bien avant la France (en bien ou en mal d’ailleurs), à beaucoup de problèmes qui nous font encore trébucher.
 
 

Comment tout a commencé ...

Pour mieux comprendre la genèse de Braine-le-Château, il faut remonter à 1952. Cette année-là, un scandale fait la une des journaux belges. A une époque où notre pays ne s’émeut guère des passages à tabac et du cachot appliqués systématiquement au retour des jeunes fugueurs de ses maisons de redressement, le petit royaume découvre avec horreur les mauvais traitements qui sont monnaie courante au sein de l’institution de Saint-Hubert, située au cœur de la forêt des Ardennes. Le procès qui s’ensuit, aboutit non seulement à la condamnation des auteurs des sévices et à la fermeture de l’établissement, mais aussi à l’abandon du principe même de l’enfermement des mineurs. Décision courageuse certes, mais qui fut vite contournée par l’envoi systématique de jeunes délinquants francophones et germanophones dans la région néerlandophone du même pays (qui elle, continuait à faire fonctionner des établissements fermés) ! Ce pis-aller se perpétua jusqu’en 1977, date à laquelle les éducateurs flamands exigèrent la stricte application des lois linguistiques (qui préconisaient que toute prise en charge soit assurée par un dispositif fonctionnant dans sa langue d’origine). Il ne restait alors plus guère de solutions pour placer des mineurs engagés dans une délinquance répétitive et ne tenant dans aucune structure. Seule subsistait, une possibilité d’incarcération de 15 jours maximum. Cette situation n’inquiéta guère, dans un premier temps, le travail de milieu ouvert, qui avait alors la faveur des professionnels, pouvant donner l’illusion d’apporter une réponse globale efficace et adéquate. En 1981, un fait divers provoqua une forte émotion de l’opinion publique, obligeant les autorités à reposer le problème dans l’urgence. Un adolescent de 14 ans, en s’opposant à un nouvel accès de violence de son père, le tua d’un coup de fusil. Placé par un juge de la jeunesse dans un foyer, il en fugua à plusieurs reprises, contraignant la justice à le remettre à sa mère. L’adolescent ne tarda pas à commettre un second meurtre, se débarrassant radicalement d’un chef de bande concurrent. Il fut à nouveau placé en foyer, avec à la clé des exigences d’enfermement contraignantes. Les éducateurs de l’établissement, refusant la prise en charge d’un jeune qu’ils estimaient ne pas relever de leur compétence, déposèrent un préavis de grève. Le ministre de la justice prit alors la décision, le 3 juillet 1981, de créer une institution éducative fermée dont il exigea l’ouverture dans les semaines qui suivaient. Fernand Uytterhaeghe, alors Directeur-adjoint de l’Etablissement d’observation et d’éducation surveillée à Fraipont, se vit chargé de la mission de créer cette nouvelle structure. C’est donc dans la précipitation, mais en obtenant néanmoins quelques moyens pour le faire, que s’ouvrirent, aux abords de l’Institution publique de protection de la jeunesse de Wauthier-Braine, les deux sections de ce qui s’appela d’abord « centre de rééducation ». Cette structure de contention était destinée à accueillir deux groupes de dix mineurs âgés de 14 à 18 ans (avec une place d’urgence dans chacun). « Un établissement fermé n’est en aucun cas la panacée ; il s’agit d’un outil à utiliser avec discernement » explique Fernand Uytterhaeghe. La population admise est alors constituée soit de jeunes meurtriers, soit des adolescents délinquants ayant commis des actes graves et multipliant les passages à l’acte que rien ne semble pouvoir arrêter. Autre particularité fréquente : un itinéraire souvent chargé, avec succession de placements marqués par les fugues. Les seules exceptions à l’admission seront les problématiques de toxicomanie et de maladie mentale. Il n’était donc pas question de recevoir n’importe quel jeune.
 
 

Les principes éducatifs

En 1981, de son expérience de plus de 20 ans comme éducateur, puis éducateur-chef, sous-directeur pédagogique et enfin Directeur, le fondateur de Braine-le-Château garde trois principes pédagogiques qui vont le guider dans la mise en place du nouveau centre fermé. Le premier principe, c’est la nécessité de tisser une relation privilégiée avec le jeune : « rencontrer quelqu’un qui croit en vous : dans la vie, il n’y a vraiment que cela d’important » affirme-t-il. La plupart des jeunes accueillis ont connu de multiples échecs. Trouver un adulte fiable et bienveillant avec qui établir un lien de confiance constitue une opportunité qui peut permettre au jeune de modifier son comportement. Si le passage à l’acte délinquant peut être identifié aussi en partie, comme une façon de sortir d’un profond désarroi et de combattre l’angoisse de la néantisation, alors être reconnu par quelqu’un peut jouer un rôle notablement structurant. Mais est-ce possible de créer un contact chaleureux et affectif dans un contexte de contention ? C’est effectivement un défi à relever qui nécessite un fort investissement. Tout est fait pour favoriser cette interaction. A son arrivée un éducateur référent est désigné pour s’occuper du jeune dans sa globalité. Au bout de quelques jours, celui-ci aura la possibilité de se choisir dans l’équipe éducative un second adulte qui partagera sa référence. La réalisation effective de ce principe nécessite une attention particulière quant à la qualité professionnelle et humaine des personnels recrutés pour travailler dans ce type d’établissement. Parmi les valeurs principales qui leur sont demandées, on relève une authenticité et une grande disponibilité, mais aussi une capacité à l’empathie et à une affection non tributaire du comportement du jeune. En fait, une fois passé le temps de la révolte contre le placement, certains jeunes réussissent à exprimer leur soulagement de trouver un cadre et un contenant à leur errance. Encore faut-il prendre le temps nécessaire pour permettre au lien de se tisser. Et c’est là, le second principe de fonctionnement de Braine-le-Château : ne pas fixer au séjour une échéance qui serait déterminée à l’avance. Certes, la loi belge fixe un délai de trois mois renouvelable. Mais, « les magistrats intelligents à qui nous pouvions faire comprendre notre logique, parlaient plutôt de ’’ faire le point ’’ au bout d’un trimestre » note Fernand Uytterhaeghe « la durée d’une peine se mesure en fonction du temps qui reste à parcourir pour arriver à son terme. Une mesure éducative de cet ordre, elle, ne peut être considérée comme ayant porté ses fruits que lorsqu’on pense que le jeune a fait les progrès qu’on attendait de lui. Il est impossible de définir à l’avance le délai qu’il faudra pour le faire avancer suffisamment pour lui permettre de se réintégrer professionnellement et socialement. » Bien sûr, rien ne garantit qu’il ne fasse pas semblant, jouant la comédie pour sortir au plus vite. Et c’est là qu’intervient le troisième principe cher au fondateur de Braine-le-Château : la prise de risque sans laquelle il n’y a pas d’éducation possible. Après dix semaines passées à l’intérieur du centre fermé au cours desquels le comportement du jeune a été jugé satisfaisant, il peut sortir en compagnie de son éducateur référent. Visite à sa famille, sortie en ville, séance de cinéma ... Cette sortie, contrôlée et limitée d’abord, est appelée à devenir progressivement ensuite plus autonome et plus étendue dans le temps. L’enfermement du jeune répond d’abord à un souci sécuritaire de la société qui veut se protéger contre ses passages à l’acte. Chacune des sections de Braine-le-Château  est d’ailleurs dotée de deux cellules d’isolement utilisées pour contenir un jeune en crise (avec toutefois des garanties précises : 24 heures maximum, le juge de la jeunesse et l’avocat étant aussitôt informés). Mais ce qui compte, ce n’est pas la dimension punitive et répressive, mais la priorité éducative. Ce que l’on recherche, c’est bien que l’adolescent délinquant sorte de l’établissement, en ayant acquis les capacités à modifier la conduite gravement asociale qui l’y a fait entrer. Lui apprendre à tester sa liberté et à gérer sa responsabilité fait aussi partie du travail d’éducation qui doit lui permettre de trouver une nouvelle place dans la société. Dès lors, qu’il dispose d’une autorisation de sortir seul ... et qu’il revient, une étape a été franchie. S’il profite de la confiance qui lui a été faite, pour fuguer, il sera recherché. A son retour à Braine-le-Château, il devra à nouveau y rester pour dix nouvelles semaines au moins, sans sortir. De telles pratiques éducatives font fortement penser à du comportementalisme, pensera le lecteur clairvoyant. Et sa perspicacité sera récompensée : c’est bien cette approche qui est ici officiellement privilégiée.
 
 

Le fonctionnement au quotidien

L’institution est disposée sur quatre niveaux et comporte un espace de vie, une salle de jeux, un réfectoire, une salle de classe et un atelier. Elle est dotée d’un terrain de sport, d’une cour intérieure et d’une piscine, le tout cerné par un mur haut de plus de six mètres, prolongé par une double clôture pratiquement infranchissable. Les vitres des fenêtres sont renforcées et ne peuvent être brisées : on est là sans aucun doute dans un lieu de contention. La journée-type est bien remplie, répartie entre une remise à niveau scolaire, un atelier polyvalent proposant la découverte de trois métiers (bois, électricité et peinture) et des activités sportives (qui permettent aux jeunes de libérer leur agressivité de façon socialisée). Dix éducateurs interviennent pour dix jeunes (il n’y en a jamais plus de cinq par adulte). Dix surveillants sont présents la nuit comme veilleurs, mais aussi dans la journée, afin de libérer quelque peu les éducateurs des tâches de contrôle, de sécurité et de vigilance qui sont permanentes, dans un contexte d’enfermement. Toute la pédagogie de l’établissement est centrée sur l’appréciation du comportement individuel. Ce système a été élaboré au fil des années avec un double objectif : la tolérance aux symptômes et le découragement des désordres d’origine disciplinaire. On est là clairement dans le renforcement des comportements positifs et le découragement de ceux qui sont déstructurants pour le groupe tout autant que pour le sujet. Chaque intervenant (éducateur, enseignant, moniteur d’atelier ...) est chargé de donner quotidiennement une évaluation sur chaque jeune. Cinq indications peuvent ainsi être portées : Très bien, Bien, Satisfaisant, Insuffisant, Mal. En fin de semaine une appréciation générale est établie. Cette procédure apporte au jeune de précieux repères tant sur son attitude personnelle que sur son rapport aux autres. Elle propose une sorte de « fiche de température », à partir de laquelle il peut moduler son comportement. Des efforts de sa part se concrétiseront par des gratifications ... une mauvaise volonté, par des restrictions. Non seulement le montant de son argent de poche dépend de la « cotation » obtenue, mais aussi la perspective d’une permission de sortie.  Il faut dix semaines d’appréciations hebdomadaires positives, pour y avoir droit. L’appréciation hebdomadaire « insuffisant » retardant la sortie d’une semaine et l’appréciation « mal » la retardant de deux semaines. Cette procédure a été révisée et adaptée plusieurs fois pour la faire correspondre au mieux aux besoins de l’institution. Les biais et effets pervers ont vite été identifiés et corrigés. Un jeune en état de crise échappe à cette évaluation : on tient compte de la progression volontaire dont il fait ou non preuve, pas des moments où il ne peut se contrôler. L’appréciation ne doit pas être utilisée comme un chantage pour obtenir qu’il se plie. Elle doit  être prise par l’adulte, quand celui-ci n’est plus directement impliqué dans le conflit et quand la passion de l’interaction s’est atténuée. Autant dire, que le comportement du jeune doit faire l’objet d’un examen nuancé et distancié, en distinguant bien les faits des intentions qui en sont à l’origine (ce peut être de l’espièglerie, de la sottise, tout autant que du froid calcul ou de la pure méchanceté).
 
 

Une méthode contestée

Cette modélisation est fréquemment contestée dans le monde de l’éducation, car on lui reproche de se rapprocher du dressage. Mais, quand l’appel à la raison, à la logique et à la norme généralement admise a échoué, reste le conditionnement. La part de comportementalisme inhérente à tout processus éducatif est ici grossie au point de prendre une place centrale. La Belgique n’incarcère pas ses mineurs délinquants. La loi l’interdit, permettant seulement à un juge de la jeunesse de se dessaisir à titre exceptionnel, si le jeune est âgé de plus de 16 ans, ce qui le fait tomber dans le droit commun des adultes. Ce pays a choisi d’accueillir les plus difficiles de ses adolescents dans des centres fermés à vocation éducative. Cette solution évite une prison que Fernand Uytterhaeghe décrit comme « une fabrique de récidivistes, de névrosés, de handicapés moraux, sentimentaux et professionnels. » Le nombre de demandes non satisfaites équivalant au nombre de prises en charge annuelles, l’administration a décidé d’ouvrir à Braine-le-Château, en 2001, une troisième section et en 2004 une quatrième. Son ancien Directeur tempête pourtant contre la tentation sécuritaire actuelle qui voudrait privilégier des accueils sur une courte période (un mois) pour permettre un plus grand nombre d’accueils. Cette orientation fait perdre toute substance éducative à l’action engagée, ne laissant finalement subsister que la sanction. Il reconnaît que les résultats obtenus en vingt ans ne sont pas plus spectaculaires qu’ailleurs : « certains qu’on pensait avoir aidés à s’en sortir ont replongé, d’autres qu’on pensait difficilement réinsérables, ont réussi à faire leur vie. » Ne prétendant pas vouloir faire école, il conclut : « pour aider des jeunes délinquants, il n’existe aucun dogme, ni méthodes éprouvées, toutes les expériences sont valables : pour ce qui me concerne, ce que je peux vous dire, c’est ce que j’ai vécu. Aucune autre institution, fonctionnant avec des séjours moyens de six mois et accueillant des situations très graves, n’a pu obtenir une stabilisation positive équivalente. » Le débat continue, les colonnes de Lien Social accueillant volontiers les contributions qui viendront s’inscrire en faux contre l’expérience de Monsieur Uytterhaeghe.
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°730 ■ 18/11/2004