Sénégal : sur les pas de «Vivre ensemble-Madesahel»

Mais que se passe-t-il donc dans ces séjours de rupture dont on dit beaucoup de choses positives ou négatives, sans trop savoir de quoi il retourne vraiment. Lien Social s’est rendu sur place pour comprendre comment tout cela fonctionne. Reportage.

Après quatre années de stabilisation, le cours de la vie d’Axel connut, en quelques semaines, un coup d’arrêt brutal. Exclusion de son lieu de vie, rupture avec son milieu familial, accueil dans un foyer d’urgence, passages à l’acte multiples et divers (mises à pied du collège, fugues, colères, altercations richement dotées de mots d’oiseaux) ... Ce n’est pas que l’adolescent adoptait des comportements gravissimes. Mais, sa quête affective et les difficultés à gérer ses impulsions ne pouvaient que le rendre intolérant aux frustrations et à l’autorité de l’adulte. Un tableau bien connu des services éducatifs de protection de l’enfance. Très vite, ce qui s’imposa c’est l’idée de faire une pause. Il était temps d’arrêter cette dérive, avant qu’elle ne devienne incontrôlable. La solution d’un « séjour de rupture » émergea alors. Sa préparation ne fut pas simple : trouver l’association idoine, convaincre le Conseil général de le financer, régler les problèmes sanitaires et administratifs (vaccins, passeport biométrique) … Ce 21 décembre, Axel prenait enfin l’avion pour le Sénégal. Une semaine après son départ, plusieurs ados très agressifs et décidés à en découdre, vinrent le réclamer dans son ancien foyer : il y avait du règlement de compte dans l’air ! Il était temps qu’il aille voir un peu ailleurs. Axel avait adhéré au projet. Il était néanmoins méfiant et inquiet : il s’était payé une dernière petite fugue de quelques jours, rien que pour le fun, jusqu’au matin de son départ.

 

Sénégal côté cour

Plonger au cœur de l’Afrique, c’est entrer dans un univers aux couleurs peu familières à l’européen. Un aéroport où se massent des jeunes et des moins jeunes prêts à offrir leurs services pour porter les bagages contre un généreux pourboire ; une route parfaitement rectiligne qui s’allonge sur des centaines de kilomètres ; des embouteillages mêlant des charrettes à cheval, de vieux cars où s’accrochent des grappes humaines, des voitures rafistolées de toute part ; la poussière ocre de cette région aux portes du désert du Sahel ; des déchets ménagers qu’aucun service de ramassage d’ordure ne récolte jamais ; des coupure d’électricité ou d’alimentation en eau plusieurs fois par jour ; des chèvres en liberté broutant les quelques arbrisseaux sur le bord de la voie ; une activité économique installée le long de la route : ferronnerie, menuiserie, garages, des étals ouverts jusqu’à tard le soir offrant quelques fruits et légumes ; de tout petits échoppes vendant des produits à l’unité et puis une population aux vêtements chatoyants, qui semble toujours afférée, traversant de façon anarchique une voie aux passages piétons bien rares : bienvenue au Sénégal ! Le contraste est saisissant avec nos contrées et ne peut que déstabiliser celui qui n’en est pas familier. C’est justement sur ce décalage qu’ont voulu jouer Grégoire et Michèle Buron-Millet, quand ils décident d’ouvrir un lieu d’accueil à M’Bour, ville de 500.000 habitants située à 80 kilomètres au sud de Dakar. Le centre est conçu comme un véritable village. Aux cinq cases initiales sont venues s’en rajouter bien d’autres. Une dizaine de jeunes français sont accueillis ici en permanence pour des périodes moyennes de 9 mois. Les entrées et sorties sont permanentes, au gré des places qui se libèrent.

 

Gérer l’ingérable

Une trentaine de professionnels éducateurs spécialisés et moniteurs éducateurs formés dans les écoles socio-éducatives sénégalaises, sans compter les six veilleurs de nuit, assurent l’encadrement. Cette proportion importante du nombre des adultes par rapport aux jeunes accueillis, permet d’assurer une forte présence, favorisant une continuité et une contenance particulièrement efficaces. Les adolescents ne viennent pas ici dans le cadre d’un voyage touristique ou culturel. Ils débarquent de France avec leur souffrance, leurs troubles du comportement, leurs très mauvaises habitudes. Chacun arrive avec sa propre problématique à laquelle il faut faire face. Il est souvent à la fois victime d’abandon ou de désinvestissement familial, de maltraitance de toutes sortes et à la fois acteur de comportements à risque, de délinquance, d’une déscolarisation plus ou moins longue, coutumier d’un langage ordurier, d’attitudes de défi et rebelle à l’autorité adulte. C’est toute cette complexité qu’il faut prendre en charge. A Madesahel, il va trouver un cadre bienveillant, mais ferme. A la moindre de ses colères, à la première manifestation verbale insultante, au début d’une crise de violence tournée contre lui ou contre les autres, il est très vite entouré, rassuré, canalisé, voire immobilisé par trois ou quatre adultes. Aucune transgression n’est tolérée. Il y a toujours une réponse apportée. Mais, les punitions traditionnelles sénégalaises à l’égard des enfants, à base de chicote (fouet), n’ont ici pas de droit de séjour.

 

Le régime des sanctions

Un panneau, installé à l’entrée du centre, proclame sous quelles auspices fonctionne Madeshel : il énumère les premiers articles de la Convention internationale des droits de l’enfant. Quand un jeune ne respecte pas les règles, il va, selon la gravité de l’acte posé, être sanctionné selon diverses modalités. Première d’entre elles : suspension de son argent de poche. Il ne lui en est, de toute façon, versé qu’une partie, le montant qu’il devrait recevoir selon les modalités habituelles en France, correspondant aux ressources d’un petit agriculteur. Le reste lui sera reversé à son départ sous la forme d’un pécule. Il peut ensuite se voir imposer une marche à travers la savane, épreuve qu’il accomplira aux côtés d’un ou de deux éducateurs. Sanction maximale : un séjour d’une ou de deux semaines dans l’un des quatre villages d’agriculteurs avec qui travaille le centre, toujours accompagné par ses éducateurs. Le jeune qui y est placé participe à la vie quotidienne, y rendant notamment des services aux personnes âgées ou démunies qui y vivent. Ces hameaux sans eau courante, ni électricité, proposent des conditions de vie bien plus dures qu’au centre. Mais la générosité de leurs habitants qui, malgré leur extrême pauvreté, donnent le meilleur de ce qu’ils ont, constitue une puissante leçon d’humanité et d’humilité. Ils accueillent les jeunes français avec toute l’hospitalité dont ils savent faire preuve. L’adolescent d’abord centré sur sa propre souffrance, s’ouvre progressivement, touché par ces rencontres humaines tant avec les adultes qu’avec les jeunes de son âge. Il ne ressort jamais indemne de cette expérience marquante. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’il demande à  y retourner, non pas sous le régime de la sanction, mais rien que pour le plaisir de retrouver ses habitants.

 

Permettre la rencontre

On l’aura compris, l’atout principal de Madesahel, c’est la rencontre, la rencontre avec des adultes portant sur chaque jeune un regard inconditionnellement positif. L’adolescent est considéré, écouté, accueilli, à partir de ce qu’il montre. Les rapports que les services placeurs adressent à l’association sont étudiés en amont. Mais ils restent en France. L’équipe éducative sénégalaise n’en a pas connaissance. Elle travaille entièrement sur ce que le jeune veut bien présenter de lui, dans l’ici et le maintenant. Peu importe ce qu’il a fait auparavant. Cela ne viendra pas influencer la disponibilité, la bienveillance, la considération avec lesquelles il est entouré. L’objectif du centre est de stabiliser le comportement du jeune, de structurer chez lui dans le temps de nouveaux réflexes (d’où l’importance d’un séjour qui ne soit pas trop court) et de développer l’image positive qu’il a de lui-même. Bien sûr, les passages à l’acte sont repris et sanctionnés, mais non dans une dynamique d’enfermement dans le négatif de ce qui a été commis, mais dans une volonté d’ouverture à ce qui va pouvoir être accompli ensuite de positif. Tous les supports du quotidien sont tournés vers cette quête d’une reconstruction identitaire. Les cours de remise à niveau scolaire, les activités sportives, les chantiers humanitaires, les stages … tout est orienté vers un seul et même but : modifier le comportement, structurer les façons d’agir, corriger les réflexes acquis, afin de rendre possible, lors du retour en France un nouveau départ.

 

Suivre l’évolution

Cette progression du jeune fait l’objet chaque semaine de deux réunions. L’ensemble de l’équipe éducative se réunit chaque jeudi dans la case à palabre, grande enceinte ronde simplement chapotée d’un toit de paille tressée, pour la placer à l’abri du soleil. Longue réunion qui permet de faire le point sur la vie du centre, son organisation et surtout de passer en revue la situation de chaque adolescent. Parole est donnée au référent, puis à toutes celles et à tous ceux qui ont côtoyé le jeune pendant la semaine. C’est Fadibou Sy, éducateur du service éducatif du ministère de la justice sénégalais (équivalent de notre PJJ) qui préside avec intelligence et tact à cette rencontre, apportant le recul et la distance nécessaires aux professionnels en prise directe avec les jeunes. Cette rencontre est relayée le lendemain vendredi par une autre réunion qui, cette fois-ci, regroupe les dix jeunes et leur référent respectif. Cette instance est systématiquement présidée par un adolescent. C’est lui qui va faire respecter l’ordre du jour et distribuer la parole, les adultes devant lui demander l’autorisation de s’exprimer. C’est le lieu où chacun fait le point de sa semaine, ce qu’il a vécu de positif et de négatif, évoquant ses projets pour le week-end et ses demandes particulières à venir. C’est à cette occasion qu’il lui est fait retour des remarques et des encouragements ou reproches formulés la veille par l’équipe éducative.

 

Et Axel ?

Nous avions laissé Axel, en début de cet article,  à son départ de l’aéroport. Nous le retrouvons cinq mois après en pleine savane sénégalaise. Il participe à un chantier humanitaire, dans le village de Sinthiau Mbadana, épaulant deux maçons qui construisent des logements. Il raconte volontiers son parcours. Son arrivée à « Vivre ensemble Madesahel » a suivi le même protocole que pur les autres jeunes. Ses valises ont été ouvertes, en présence de deux éducateurs. Echaudée par la découverte après coup d’alcool, de drogue, voire d’armes qui avaient transité au voyage aller, l’équipe s’est résolue à faire cette fouille systématique. Puis, les autres jeunes se sont chargés de l’accueillir et de l’affranchir des règles de fonctionnement. Axel, qui pour ce séjour sénégalais, s’est vu baptisé d’un second prénom local « Souleymane », n’a pas tardé à piquer ses crises de colère et à proférer ses bordées d’insultes. C’est là son plus mauvais souvenir : « ils ont du s’y mettre à quatre, pour me maîtriser ». Et de parler avec une certaines fierté tant des marches dans la savane (jusqu’à 25 kilomètres parcourus aux côtés de son éducateur), que des deux séjours en village-sanction (il demande à y retourner pour montrer les tâches qu’il y a accomplies et présenter la famille qui l’a logé). Souleymane montre un vrai plaisir à retrouver les adultes de l’équipe éducative : il se précipite vers Paco, Malik, Fatou, Goudjaly, Fatoumata, Adel qui sont de service ce jour-là, leur tombant dans les bras. Il n’y a pas de doute, il a trouvé ici des personnes qui lui portent de l’estime et pour qui il sent qu’il compte. « C’est une chance qui m’est donnée à tout le monde de rencontrer des gens biens à 6.500 kilomètres de chez soi » conclue-t-il. S’il attend de revenir en France, il se promet de revenir au Sénégal, plus tard, pour revoir toutes celles et tous ceux qu’il y a connus.

 

Pourquoi cela fonctionne ?

Quelles sont les raisons du succès de ce type de lieu de rupture ? On peut émettre, au moins, trois hypothèses. Première piste : le dépaysement, la perte de tous les repères antérieurs pour des jeunes qui, se trouvant insécurisés sur un continent inconnu où tout leur est étranger, sont aussitôt pris en charge dans un cadre structurant et particulièrement contenant, mais aussi chaleureux et bienveillant. De fait, ils ne sont pas livrés à eux-mêmes un seul instant, pendant leur 9 mois de séjour. Nombre de collègues d’internat confrontés aux soirées non dédoublées où ils font face à une dizaine de jeunes se feront la réflexion qu’avec plus d’une trentaine de personnels pour dix jeunes, c’est incomparablement plus facile. Bien sûr, les différences considérables de salaire (un éducateur français coûte huit fois plus cher qu’un éducateur sénégalais), peuvent expliquer que ce lieu de vie soit en mesure d’offrir un tel encadrement. Mais, rappelons que les Centres éducatifs fermés comptent 27 emplois équivalent temps plein pour 7 jeunes. Ce qui est dépensé pour la répression pourrait l’être aussi pour la prévention. C’est une question de choix de politique sociale. Seconde piste : celle du « vivre avec ». L’association propose aux jeunes qui le désirent des suivis psychologiques avec des thérapeutes extérieurs. Pour autant, le travail sur « l’ici et le maintenant » qui n’apporte pas une réponse à même de régler les origines infantiles de leurs souffrances, les aident néanmoins à faire face en portant malgré tout ce lourd bagage. C’est là une autre forme de thérapie, celle de la clinique du quotidien : l’intervention et la guidance au jour le jour menées par des professionnels constitue un atout essentiel. Enfin, troisième piste : le souci de valorisation. Même si les transgressions font l’objet d’une reprise systématique, c’est un regard inconditionnellement positif qui est posé sur le jeune. « On naît toutes et tous prince ou princesse, c’est la vie qui fait de nous des grenouilles ou des crapauds » dit joliment Michèle Buron-Millet, démontrant ainsi l’importance du rôle de ceux qui cheminent avec le jeune.

Mais un tel travail peut être voué à l’échec, si le retour en France devait ne pas être sérieusement préparé pour assurer un relais de qualité. Le séjour de rupture n’est efficace qu’en tant que maillon d’une longue chaîne d’interventions. L’inquiétude se situe bien plus dans l’(in)existence potentielle des structures prêtes à accueillir ensuite ces jeunes : par manque de place, par méfiance, par absence de préparation suffisante de la part des services français… De quoi ruiner en quelques semaines ou quelques mois ce qui a été construit avec tant de patience et de bonne volonté ou au contraire de permettre de transformer l’essai.

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Lire l’interview Buron-Millet Michèle - Sénégal

 

Contact : Grégoire Millet 02 43 40 14 76 / gregoire.millet@wanadoo.fr
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°985 ■ 16/09/2010