CAT de l’Iroise et Galvelpor - Brest (29)

Quand l’utopie devient réalité

5 février 1999 : près de deux cents invités se sont retrouvés en présence de Marylise Lebranchu, secrétaire d’Etat des petites et moyennes entreprises, au commerce et à l’artisanat pour fêter le dixième anniversaire d’un partenariat des plus singulier : l’intégration de 15 adultes handicapés mentaux au sein d’une entreprise. Occasion de montrer que “ ça marche ” et d’inciter les acteurs tant économiques que sociaux à s’inspirer de cette initiative.
 
Galvelpor est une PME qui a signé, il y a de cela quelques mois, une charte avec ses 75 salariés au terme de laquelle ceux-ci s’engageait à manger du porc trois fois par semaine, ceci afin de contribuer à enrayer la crise de la filière porcine ! Ce n’est pas un hasard : l’entreprise est leader dans le secteur des équipements de porcherie. L’entreprise installée à Landerneau, à quelques kilomètres de Brest, fournit aux éleveurs de porcs des installations allant de la nursery aux récupérateurs de lisier en passant par les cages de gestation et autres caillebotis.  Au cœur de l’usine où résonne le bruit et où règne cette ambiance si particulière à la métallurgie, 14 travailleurs handicapés du CAT de l’Iroise disséminés au milieu des autres ouvriers débitent, cisaillent, plient, poinçonnent, assemblent, soudent.
L’expérience n’est pas nouvelle. Elle vient de fêter ses 10 ans. Les artisans de cette action pour le moins originale ont démontré qu’une rencontre entre l’économique et le social était non seulement possible mais aussi féconde sans pour autant que personne n’y perde son âme.
 
 

Du côté de l’économique

A l’origine, il y a Graham Holden, un entrepreneur comme on en trouve des milliers. Il est là pour faire fructifier son affaire. Il n’est animé par aucune ambition particulièrement philanthropique. S’il est doté d’une sensibilité à l’égard du handicap, pour autant, comme tous ses pairs, il est avant tout préoccupé par la rentabilisation de son entreprise. Il ne supporterait les syndicats que dans la mesure où ceux-ci ne lui poseraient pas de problème. De fait, il n’y en a pas chez lui. C’est un authentique capitaliste et il le revendique. Toutefois, ce qui le distingue et en fait un patron original, c’est une culture anglo-saxonne qui l’incite à croire fermement et sincèrement à la possibilité d’intégrer des travailleurs handicapés. Il n’admet pas qu’un CAT vienne lui faire dans son secteur d’activité une concurrence qu’il estime déloyale. Le dernier qui s’y est risqué dans les Côtes d’Armor ne s’en est pas relevé. Graham Holden prétend que chacun doit faire son métier. Ce qui n’empêche pas une collaboration. Il en donne la preuve depuis 10 ans. Le début de son aventure avec le CAT de l’Iroise commence par une recherche de sous-traitance avec le secteur du travail protégé. Le premier accord concerne la production de sangles à coche et de connexions d’abreuvoir qui sont assurés dans les locaux du CAT. Puis, très rapidement, début 1989, c’est dans un atelier de son usine de Landerneau que se trouve intégrée une équipe de six travailleurs handicapés. Dès l’année suivante, deux changements majeurs vont intervenir : une deuxième équipe est formée et les surfaces allouées préalablement sont abandonnées au profit d’une intégration des adultes du CAT sur des postes aux quatre coins de l’entreprise au milieu des salariés “ ordinaires ”.
La difficulté des adultes handicapés à trouver une place dans les entreprises tiennent pour une part aux employeurs qui ne voient pas d’un bon œil tout ce qui peut contrarier la rentabilité et la compétitivité industrielle. Pour l’autre part, il y a la méfiance des salariés. Il n’est pas facile d’accepter le handicap à ses côtés, dans le quotidien. Le doute plane sur les compétences de tels salariés, sans compter la crainte qu’une telle main-d’œuvre à bon marché ne vienne faire pression sur les salaires et sur l’emploi … Le personnel de Galvelpor, s’il n’a pas manifesté la violente opposition qu’on a pu constater en d’autres lieux n’en a pas moins exprimé sa défiance et son scepticisme : “ avec leur handicap ils ne pourront pas réaliser le travail à notre place… ” exprimait l’un, “ ils vont prendre tout notre boulot … ” craignait l’autre. Dix ans ont passé et cela fait longtemps que la présence des travailleurs du CAT a été banalisée : “ nous sommes surpris de leurs capacités et satisfaits du travail réalisé … ” constate un ouvrier qui semble porteur du sentiment général. Mais, il ne faut pas imaginer que l’adaptation des uns aux autres s’est produite d’une manière idyllique. Il a fallu apprendre à vivre ensemble et à parler le même langage. L’entreprise a du s’adapter aux problématiques induites par les travailleurs handicapés : pauses plus fréquentes et plus longues, temps de travail plus court incluant les activités de soutien, baisse brutale et subite de productivité survenant ponctuellement chez tel ou tel travailleur handicapé (la population reste fragile et susceptible de passage à vide), tolérance face à un coulage ponctuel de la production (500 pièces ratées d’un coup, ce n’est pas forcément facile à accepter)… Toute une phase d’adaptation a été nécessaire pour identifier et sélectionner les opérations techniques les mieux adaptées au personnel handicapé, calculer les temps standards dans la production de chaque poste et pouvoir ainsi déterminer le taux de rentabilité de chaque salarié du CAT (qui est payé en conséquence). Pour autant, l’entreprise a beaucoup appris de cette collaboration. Elle a aussi acquis une capacité d’adaptation et de souplesse qu’elle n’avait pas toujours auparavant. Les conditions de travail y ont trouvé leur dompte elles aussi, à l’image de cette attention particulière apportée aux modalités de sécurité des adultes handicapés qui par ricochet a modifié les pratiques de l’ensemble du personnel. Autre innovation l’introduction de deux femmes handicapées au sein d’une usine traditionnellement constituée d’hommes a ouvert la porte à l’emploi de salariées femmes. Graham Holden le reconnaît lui-même : il a fallu 18 mois pour rentabiliser l’opération. En 1989, le taux d’efficacité de l’équipe du CAT plafonnait à 38%. Elle a atteint 55% en 1997, soit sur 20.000 heures de présence, l’équivalent de 11.000 heures qui –compte tenu du coût salarial d’un travailleur handicapé- a apporté une économie annuelle de 123KF à l’entreprise.
 
 

Du côté du social

Le CAT de l’Iroise, géré par les Papillons blanc du Finistère, développe son activité avec beaucoup de dynamisme comme beaucoup d’autres établissements du même type à travers la France. Fort de ses 50 personnels (équivalent temps plein) qui encadrent 266 travailleurs handicapés, il propose des activités dans une multitude de directions. Cela concerne les prestations de service aux entreprises (tri, étiquetage et expédition de documentation, conditionnement divers, petits montages électriques et mécaniques, entretien d’espaces verts, blanchisserie, restauration) mais aussi la production dans la signalétique/signalisation, la menuiserie, la réparation navale, la floriculture, les cadeaux et souvenirs. Cette sous-traitance constitue une activité classique des CAT, notamment en raison de la loi de 1987 qui prévoit que les entreprises peuvent par ce biais se libérer de l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés en leur sein.
En ce qui concerne l’intégration directe, le chemin qui reste à parcourir est encore long. Le CAT de l’Iroise a tenté plusieurs expériences dont la plus importante a concerné la collaboration avec l’entreprise Surgélation Bretonne. Cette société dès la création de son usine de production de Saint Divy, avait prévu sur les 45 postes, 18 au titre d’un atelier protégé (tri, épluchage et conditionnement de légumes). Différents facteurs ont contribué à l’échec de cette tentative : l’autonomie limitée des adultes handicapés tant dans le transport que dans la prise des repas du midi, le traitement médical de certains d’entre eux rendant difficile le respect des horaires de travail, un faible rendement (entre 35 et 50% contre les 70% minimum requis)... Au bout de 2 ans, l’établissement ayant été racheté par Ducros, un terme a été mis à la collaboration avec le CAT. Les leçons de cet échec ayant été tirées, le partenariat avec Galvelpor a été conçu par pallier. La montée en charge s’est faite progressivement. Les deux éducateurs techniques chargés de l’encadrement ont été choisis pour leur savoir-faire. En provenance eux-mêmes de la métallurgie, ils ont su se faire reconnaître du fait de leurs compétences. Habitués au fonctionnement de ce secteur industriel, ils sont intervenus en interface entre les adultes handicapés et les salariés de l’entreprise (qu’ils soient contremaîtres ou ouvriers). Disponibles par leurs conseils techniques tant pour les uns que pour les autres, ils n’ont pas pour autant perdu de vue leur rôle social, sachant prendre le temps avec les premiers pour décompresser une tension ou écouter une souffrance et rappelant toujours aux seconds la problématique propre au handicap mental. Il ont joué un rôle essentiel dans le succès de l’opération.
Quant aux principaux concernés, les adultes handicapés, pour rien au monde, ils ne changeraient de place. L’équipe constituée au départ est à peu près la même aujourd’hui. Ils ont tous été volontaires pour venir. Et ce malgré les réticences de certaines familles qu’il a fallu convaincre, tant le travail dans l’industrie pouvait leur apparaître par trop peu valorisant en comparaison de l’horticulture ou la restauration. Ceux atteints de trouble du caractère et du comportement se sont stabilisés. Les facteurs de sociabilité et d’ouverture aux autres les ont littéralement transformés. L’identification a fini par se réaliser plus à l’égard des ouvriers que du CAT. Au point que l’un des membres de l’équipe a réussi à cacher à son entourage que son travail à Galvelpor se faisait par l’intermédiaire du CAT (sa grande inquiétude en cette période de médiatisation de l’expérience étant d’apparaître dans la presse sur une photo ce qui découvrirait le pot au rose ! …). Grande fierté de tous : l’embauche directe par Galvelpor d’un adulte de l’équipe en contrat à durée indéterminée (notons néanmoins que la continuité de cet emploi est rendu possible grâce à la présence et au soutien des éducateurs techniques).
L’équipe bénéficie d’une formation professionnelle continue assurée par un grand lycée technique de Brest. Des qualifications ont pu ainsi être obtenues en soudure et même en soudure inox satisfaisant pleinement les exigences de qualité et contribuant notablement à améliorer la productivité. Pour autant, il n’a jamais été question de constituer un groupe homogène en matière d’efficacité. Certains atteignent 70% de rentabilité, pendant que d’autres ont du mal à décoller de 25 ou 30%. C’est bien la globalité de l’équipe qui importe. L’esprit de la Loi qui impose aux CAT la double finalité de la mise au travail et des conditions d’aménagement et de soutien est respecté. Les activités sportives et de décompression font partie intégrale de la période de travail, y compris la traditionnelle semaine de croisière organisée chaque année. Le travail reste un support et un moyen de l’accueil et non une finalité. Cela n’a pas été simple de faire admettre ce fonctionnement à l’entreprise. Mais il était essentiel que le social préserve sa fonction. Ce qu’il a réussi à faire.
 
 

L’expérience est-elle reproductible ?

Toute entreprise de plus de 20 salariés a pour obligation d’employer 6% de son effectif en travailleurs handicapés. Ce taux est actuellement d’à peine 4% dans le privé et encore plus faible dans la fonction publique. Le quart des entreprises satisfont à cette obligation en passant des contrats de sous-traitance avec des établissements de travail adapté. Résultat : les 1284 CAT (84.000 places) et les 382 Ateliers Protégés (13.500) voient leur liste d’attente s’accroître. Ainsi, rien que pour le CAT de l’Iroise, 150 adultes sont en attente (50 pour son Atelier Protégé). Un programme pluriannuel inscrit dans la loi de finances prévoit la création, à l’horizon 2003, de 8.500 places. Parallèlement, l’administration veut passer de 1 à 4% de sortie vers le milieu ordinaire (cf Lien Social n°470  p.25). Le partenariat avec Galvelpor apparaît donc comme exemplaire. C’est vrai qu’il a été initié dans une période faste (1989-1992 constitue une époque de forte croissance pour le secteur du porc). La crise actuelle de la filière n’aurait sans doute pas été propice au lancement d’une telle expérience. C’est vrai que la sensibilité et la conviction de Graham Holden constituent un facteur déterminant que peu de chefs d’entreprise partagent. C’est vrai que le personnel de l’usine ne s’est pas montré hostile (le CAT ayant toujours clairement affirmé qu’en cas de grave problème économique amenant à des réductions d’effectifs, il se retirerait). C’est vrai qu’il y a aussi l’histoire, le savoir-faire et la dynamique de l’équipe éducative du CAT de l’Iroise. Toutes ces caractéristiques expliquent certainement que cette expérience ne soit pas linéairement applicable ailleurs. Il faut que les partenaires suivent leur propre voie (voire encadré sur Fario). Pourtant Galvelpor n’est pas une entreprise dont les caractéristiques industrielles sont particulièrement adaptées à l’emploi de travailleurs handicapés. D’autres peuvent y trouver un plus grand bénéfice. Avec le risque d’une dérive concernant l’utilisation d’une main-d’œuvre à bon marché (option alternative à la délocalisation dans le sud-est asiatique ?). Une vigilance est nécessaire en la matière de la part des CAT.
Le CAT de l’Iroise et Davelpor ont voulu sortir de leur anonymat et faire profiter de leur expérience tous ceux qui voudraient se lancer. Ils offrent aux entreprises industrielles et établissements de travail adapté la possibilité d’un audit assuré par leurs propres techniciens pour évaluer la faisabilité et la rentabilité d’une collaboration. Les entreprises peuvent y trouver une solution rentable, les CAT proposer une forme originale d’intégration qui à la fois libèrent des places et diminuent les coûts d’encadrement. Quant aux travailleurs handicapés, cette solution, si elle ne leur garantit pas une source de revenus significativement différente par rapport à l’Allocation Adulte Handicapé de toute façon versée, elle leur propose une opportunité d’intégration au monde ordinaire tout à fait intéressante.
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°479 ■ 25/03/1999

 
Contact : René Guelmeur, directeur du CAT de l’Iroise, 8 rue André Colin, BP 191 29804 Brest Cedex 9 - Tél. : 02 98 41 43 45 – Fax : 02 98 41 46 51
  
 
Qu’est-ce qu’un C.A.T. ?
Les Centres d’Aide par le Travail ont une double finalité :
·  faire accéder, grâce à une structure et des conditions de travail aménagées, à une vie sociale et professionnelle, des personnes handicapées momentanément ou durablement incapables d’exercer une activité professionnelle dans le secteur ordinaire de la production(…)
·  tout en étant juridiquement des établissements sociaux (…), les Centres d’Aide par le Travail sont simultanément une structure de mise au travail  -ils se rapprochent à cet égard d’une entreprise- et une structure médico-sociale dispensant les soins et soutiens requis  par l’intéressé et qui conditionnent pour lui toute activité professionnelle.
     
“ Cette dualité constitue le fondement même les centres d’aide par le travail, aucun des deux aspects ne saurait disparaître sans que la vocation de l’établissement soit gravement altérée (...)
Deux extrêmes doivent donc être proscrits :
·  celui d’un établissement qui ne développerait aucune activité productive, et où les personnes accueillies ne seraient pas mises en mesure d’effectuer un véritable travail.(…)
·  celui d’une entreprise dans laquelle aucune action de soutien ne trouverait place (…)
Dans les deux cas, l’établissement considéré ne justifierait pas du statut du centre d’Aide par le Travail.(…)
Les différentes notions de soutien, activité professionnelle et extra-professionnelle se recouvrent en partie : il convient de les préciser.
Par activités productives, il faut entendre des activités procurant une valeur ajoutée, cette valeur ajoutée devant revenir aux travailleurs handicapés pour une part, la principale, et servir pour une autre part au maintien et au développement de l’outil de travail de l’établissement (…)
Les soutiens ou activités du second type correspondent à ce que le décret appelle activités extra-professionnelles ; il peut s’agir d’organisation de loisirs, d’activités sportives, d’ouverture sur l’extérieur, d’initiation à la vie quotidienne etc … (…)
Les soutiens du premier type, qui rentrent sous la notion large d’activités professionnelles au côté des activités proprement productives, sont ceux qui concourent à la mise au travail et à mettre le travailleur handicapé à même d’exprimer la plus profitable pour lui, sa faculté de travailler ; formation, préparation au travail, recyclage, éducation gestuelle, encadrement technico-éducatif permanent, etc … ”
Circulaire n°60 AAS du 8 décembre 1978 relative aux Centre d’Aide par le Travail
 
 
Du côté du Fario de mer
Le CAT de l’Iroise a le souci de favoriser des expérimentations sans chercher à les aligner sur le même modèle de fonctionnement.
Deux ans après le début du partenariat avec Galvelpor, s’amorce une autre initiative qui répond à des caractéristiques relativement différentes.
En 1991, une entreprise -Elsamer- se lance à Camaret (au sud de Brest) pour exploiter le Fario de mer, espèce créée par l’IFREMER et l’INRA à partir du Saumon et de la Truite de mer. Pari risqué, puisque le poisson élevé en eau douce est réintroduit en eau de mer quand il pèse 120 grammes et n’atteindra sa pleine maturité qu’au bout de trois ans, délai à partir duquel il devient commercialisable.
Le PDG embauche 20 salariés dont 4 du CAT. Après 6 mois de formation et quelques mois d’activité des modalités originales sont tentées. Le moniteur se retire de la production et n’interviendra plus sur le geste technique. Le travail de soutien s’effectue à distance, proposant chaque semaine à chaque travailleur deux rencontres, une journée passée au CAT et une prise en charge dans le cadre de l’hébergement. Nouveau défi donc répondant à des conditions singulières. L’entreprise est fragile : sa prospérité dépendant d’une tempête ou d’une pollution qui viendrait menacer la matière première. Mais l’intégration des adultes handicapés l’est tout autant, suspendue qu’elle est à la capacité du personnel de l’entreprise à gérer ses rapports avec les travailleurs du CAT hors la présence permanente de l’éducateur technique.