Croisière à la voile et réinsertion

Qu’il est loin le temps - pourtant pas si ancien - où les mers du globe étaient le terrain de prédilection des seuls marins pêcheurs et de quelques sportifs de haut niveau sous la houlette des Eric Tabarly et autres Alain Colas. Depuis 15-20 ans, la plaisance s’est démocratisée. Les façades atlantique et méditerranéenne se sont couvertes de dizaines de ports accueillant des milliers de bateaux. En haute saison, c’est par centaines que viennent mouiller les voiliers petits et grands dans les aires aménagées des différentes îles du littoral.

Le secteur socio-éducatif, qui cherche toujours des supports originaux et nouveaux à son action, a très tôt investi la mer comme outil de socialisation. On pense bien sûr aux plus médiatiques, tel le Père Jaouen et son vieux gréement qui reçoit des toxicomanes. Au cours des années, nombre d’expériences se sont succédé, plus ou moins éphémères, périclitant ou arrivant à se pérenniser au gré du dynamisme des associations qui les animent.

Exemple d’une action visant à utiliser le support de la mer dans un but de réinsertion, l’association Sillage, créée en 1993 par Alain Bertheloot qui a reçu les agréments DISS et PJJ en tant que « structure d’accueil non traditionnelle » et une reconnaissance de Jeunesse et Sport en tant qu’« Association de Jeunesse et d’Education Permanente ».

 

Lieu de vie en mer: mode d’emploi

Quelle est donc la recette adéquate pour faire vivre un lieu de vie pour personnes en difficulté sur quelques M2 ?

Au départ, bien sûr, il vous faut une compétence technique. Il n’est pas donné à tout le monde de prendre en charge des bateaux plus ou moins importants (pouvant aller jusqu’à 25 mètres de long, voire plus), avec un équipage de non-professionnels. De nombreuses années d’expérience et quelques heures passées dans de terribles tempêtes vous seront d’une grande utilité pour acquérir le savoir-faire et l’assurance nécessaires pour garantir un climat de sécurité et de sérénité dans le monde hostile de la mer.

Puis, vient le matériel: bateaux loués, ou mieux acquisition par exemple d’un « feeling » de 13,50 mètres adapté pour accueillir 10 personnes. Construit en 1986, il sera doté de tout un équipement moderne: radar, VHF, téléphone, routeur, G.P.S. (système de positionnement par satellite) etc... Une équipe technique en assurera la maintenance. Prévenue par radio, alors que le bateau est encore en mer, elle pourra intervenir au mouillage pour changer les pièces défectueuses et réparer au plus vite pour éviter une trop grande immobilisation.

Une fois le skipper et le bateau trouvés, reste à acquérir le « savoir-être ». S’adresser à une population en difficulté n’est guère chose facile. Il vous faudra beaucoup de patience, une dose d’optimisme à en revendre et une volonté farouche. Sur un bateau, selon la tradition, le capitaine est seul maître à bord -après Dieu, rajoutent les croyants. Pour autant, cela ne doit pas impliquer autoritarisme et absolutisme. Le but essentiel de l’opération est et reste quand même l’expérimentation de nouvelles valeurs et de nouveaux modes de relation pour ceux qui embarquent. D’où l’importance d’un judicieux équilibre entre le cadre qui est imposé et les échanges qui peuvent avoir lieu, entre un ferme rappel des consignes et la compréhension des réactions humaines, entre la nécessaire sécurité et l’élaboration collective des modalités de vie commune. Les manoeuvres s’opèrent sous une seule direction, le pont doit être rangé et les ordres de navigation impérativement respectés. Pour autant, un skipper tatillon, hurlant à tout propos et trop exigeant ne conviendra guère.

Enfin, si le technicien de la mer joue un rôle primordial, les éducateurs accompagnant la population présente sur le bateau ont aussi une grande responsabilité. Une juste articulation entre les uns et les autres s’impose comme garantie du succès du séjour. Si les qualités éducatives du skipper sont nécessaires et les connaissances en navigation des travailleurs sociaux parfois bien utiles (quoique non indispensables), chacun est conforté et reconnu dans la place complémentaire qui est la sienne.

Mais tous ces ingrédients ne sont pas suffisants en eux-mêmes. Encore faut-il le bon cuisinier qui sait les doser et faire monter la pâte. Alain Berthellot, en créant Sillage, a réussi à faire prendre cette recette et à la faire bien prendre. Jugez-en plutôt.

 

Trois années bien remplies

Du 27 Juin eu 11 juillet 1994, l’association organise sa première sortie en mer. Destination: les côtes espagnoles avec cinq jeunes et deux éducateurs du Comité de Probation et d’Assistance aux Libérés de Nantes. Le travail sur soi pour se faire aux rythmes des quarts de nuit, à la navigation et aux diverses activités agréables et ingrates donne à certains de ces jeunes une autre perspective dans leurs projets d’avenir et à d’autres l’envie de se prendre en main. A peine rentré, le bateau repart le 12 juillet pour quinze jours à nouveau mais cette fois-ci avec des jeunes en difficulté d’un Institut du Maine et Loire. A l’automne de cette même année, le projet qui s’accomplit est encore plus spectaculaire. Le lundi 3 octobre, deux fourgons cellulaires s’arrêtent en face du ponton N du port de Pornichet. En descendent 14 détenus de 18 à 33 ans qui embarquent sur deux superbes voiliers de 15 mètres affrétés par l’association. Deux skippers de Sillage, 3 surveillants et un éducateur vont encadrer les détenus. Deux journalistes filmeront l’équipée, document qui sera diffusé sur Arte. « L’objectif de cette entreprise était de nous  montrer qu’il existait autre chose que la banlieue, les conneries, le trafic ou la prison » commentera l’un des participants. Sept d’entre eux sont sortis de prison depuis et ont trouvé du travail.

Aide Sociale à l’Enfance, IME, PJJ vont à leur tour profiter de ce lieu envoûtant. L’hôpital de Pen Bron propose un groupe de polyhandicapés. Stéphane, atteint de tétraplégie devient d’ailleurs en 1995 le parrain du bateau acheté par l’association.

 En août de cette même-année, ce sont huit hommes et femmes, sans domicile fixe,  au parcours chaotique (toxicomanie, prison, sida ...) qui embarquent. « La mer c’est pas mon truc. Mais il faut que j’affronte ça. Ca va me permettre d’apprendre à vivre en communauté. Habituellement, je ne fais pas attention aux gens. Je suis dans ma bulle, je parle à personne » confie Kamel, 23 ans, au moment du départ. A l’arrivée, Joël, autre membre du groupe raconte: « A terre, quand tu en as marre, tu t’en vas. Là, pas moyen de fuir. On est en face des problèmes et il faut les résoudre de suite, sinon la vie est infernale. C’est fort. » Et Marta: « Dur, dur, mais tellement formidable. On bute les uns dans les autres, on s’engueule, mais on est tous là dépendant des éléments et on s’entraide. J’ai appris à mieux me connaître. A un moment, il a fallu que je craque. Mais ça m’a fait grandir. Je me sens plus forte. J’ai l’impression d’avoir trouvé ma vraie place dans la vie ».

L’année 1996 a vu s’inscrire 160 journées de mer pour la saison printemps/été. La direction Bretagne-Pays de Loire de la PJJ organise un séjour du 6 octobre au 3 avril 1997 pour 5 jeunes placés par le Juge des Enfants. Ce séjour de rupture prévoit l’itinéraire suivant: Madère, Canaries, Ile du Cap Vert, Mauritanie, Sénégal, Guinée, Brésil, Guyane, Venezuela, Antilles, Acores et retour en France.

Alors: Miraculeux ? Certes pas: il s’agit surtout et avant tout d’un fabuleux outil qui permet non de créer à partir de rien mais plutôt de révéler les capacités de chacun, de donner un coup de pouce, de favoriser les prises de conscience. Pour ce faire, il faut bien sûr au départ que la personne soit volontaire et prête à tenter l’expérience.

 

Le support pédagogique du bateau

Que peut donc apporter la navigation à un public en difficulté ?

Ce petit bout de terre ferme (que constitue le bateau) qui se détache pour s’aventurer dans le milieu hostile de l’océan commence par créer un sentiment d’insécurité.

Le danger est potentiellement réel: toute fausse manoeuvre peut détériorer le bateau, une gîte trop importante peut déstabiliser une personne et la projeter à la mer, la bôme, cette pièce de bois fixée perpendiculairement au mât et qui peut passer subitement de bâbord à tribord (et inversement), peut, au passage, vous fracasser le crâne, si vous n’y prenez garde. Vivre sur un bateau nécessite dès lors le respect impératif de règles de sécurité. Les comportements à adopter n’ont rien à voir avec ceux du plancher des vaches. L’obligation de trouver de nouveaux réflexes est propice à faire bouger des choses chez l’individu.

Car, il y a bien rupture avec toutes les habitudes physiques et sensorielles antérieures. Se soumettre aux mouvement de roulis et de tangage qui déséquilibrent l’organisme et s’y adapter, perdre ses repères visuels en s’éloignant des paysages familiers, s’habituer à ces nausées et à ce mal de mer parfois si tenace... la nouvelle adaptation n’est pas chose facile. Il y a matière ici à une réorganisation relationnelle.

L’espace restreint rend difficile l’isolement et contraint à une cohabitation de tous les instants. Chacun doit à la fois trouver sa place et reconnaître celle de l’autre. Mais la solidarité, la confiance et le sens de l’intérêt commun apparaissent tout autant comme des facteurs de cohésion de l’équipage et des données élémentaires de survie. Chacun doit compter sur les autres, mais à certains moments, tous doivent compter sur un seul qui va, par sa vigilance ou par son rôle constituer la garantie et la sauvegarde de tous. Celui ou celle qui assurent à tour de rôle le quart de veille de nuit, qui participent à des manoeuvres dont la précision et la rapidité sont essentielles ou encore qui ont la tâche de barrer le bateau et de garder un cap qui permet d’éviter rocher, balise ou les autres navires, acquièrent une importance et un sens des responsabilités tout à fait originaux.

Par ailleurs, marée, météo, état de la mer obligent à des options aux choix limités du fait-même que ces éléments sont indépendants de  toute volonté humaine. Les contraintes apparaissent dès lors comme incontournables. La toute-puissance n’est ici pas de mise. Rythmes et règles de vie deviennent très vite nécessaires et indispensables à tous comme à chacun.

En mer, tout devient plus clair et plus net, sans pour autant être nécessairement plus facile. Trois jours de navigation sont beaucoup plus forts que 15 jours à terre ! C’est bien ce condensé où l’on retrouve à la fois la socialisation, la responsabilisation et la solidarité qui fait de la mer un support particulièrement propice à l’acte éducatif. Elle réveille les aptitudes, mobilise les énergies, assure l’affirmation de soi et la reconnaissance des autres.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°361  ■ 11/07/1996

 

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