Le livre social a aussi son prix

Le nombre de prix littéraires foisonne : pas moins de 180. Un de plus s’est rajouté à la liste : le Prix de l’écrit social, décerné par un jury de (futurs) professionnels. 

La machine à remonter le temps est programmée au jeudi 22 janvier 2015. La plongée dans la fracture du continuum espace temps ne dure qu’un instant : c’est vraiment magique cette invention toute récente. Et voilà Lien Social propulsé au cœur de la cérémonie de remise du Prix de l’Écrit Social, il y a dix mois. Le grand amphi de l’ARIFTS de Rezé, l’école régionale de travail social des Pays de Loire, est loin d’être rempli. Un mouvement de grève mené dans la jounrée avec succès par les étudiants, les a fait déserter aussi cette remise de prix de fin d’après-midi : dommage ! Les deux lauréats, quant à eux, sont bien présents : Fabien TRUONG,  pour son ouvrage « Des capuches et des hommes » (voir rubrique Lire) et Linda MAZIZ, notre collaboratrice, sélectionnée pour son reportage sur les mineurs isolés étrangers (1).

 

Le prix 2014

Comme il se doit, après la remise des prix, chacun(e) prend la parole. Mais surprise, aucun remerciement adressé aux propriétaires de la maison d’édition ou du journal. Pas plus qu’aux correcteurs, maquettistes, graphistes, imprimeurs, librairies, routeurs… quels ingrats, ces lauréats ! Non, juste un plaisir évident face à cette reconnaissance reçue comme autant d’encouragements à continuer à écrire. Nous sommes quinze jours après les attentats contre de janvier 2015. L’émotion est encore palpable. La célébration de la liberté d’expression que symbolise aussi le Prix de l’écrit social n’est pas un vain mot. Fabien Truong, le sociologue, explique la genèse de son livre, répondant volontiers aux questions des lecteurs et membres du jury qui l’ont couronné. Il raconte sa surprise, quand il a découvert que ses meilleurs élèves de lycée avaient deux vies : lycéens studieux face à lui et délinquants à l’extérieur. Linda Aziz, la journaliste, évoque ce qui l’a amenée à choisir d’exercer son métier dans la presse sociale. L’émotion qu’elle a ressentie face à ces mineurs isolés étrangers décrits dans son article, qui tentent d’être sélectionnés pour dormir au chaud, est encore intense. Deux articles de Lien Social avaient alors été retenus. « Ils ont tout de suite attiré le jury », explique Carole Palierne, formatrice à l’ARIFTS et maîtresse de la cérémonie. « Mais c'est celui de Linda qui a le plus convaincu les lecteurs, à cause du thème. C'est le rapport entre le sujet et sa méconnaissance par beaucoup qui a vraiment intéressé ».

 

Genèse

Remonter encore un peu plus le temps est un jeu d’enfant. Une fois le curseur fixé à l’année 2011 et en un instant, nous voilà propulsés, quatre ans en arrière. C’est Carole Palierne qui a imaginé ce Prix. La direction de l’ARIFTS est tout de suite séduite par son idée : « Les étudiants en travail social lisent peu ; ils ressemblent à s’y méprendre à leurs contemporains qui entretiennent souvent une relation opportuniste avec les écrits produits sur les questions qui les intéressent, le temps d’une certification par exemple. Le Prix de l’Ecrit Social a été initié pour, comme le faisait Marcel Duhamel avec les lecteurs de la Série Noire, « attirer leur attention », leur faire savoir que le savoir ne cesse de se renouveler, que certains ont pris le temps d’un retour réflexif sur leurs pratiques et leurs expériences ou sur celles d’autres parmi nous pour qui prendre la plume ne va pas de soi, qu’il y a là, à portée de pensée, matière à réfléchir, à se réfléchir dans son identité professionnelle balbutiante, consolidée ou outragée », commente Bruno Le Capitaine, son Directeur général. En 2012, un comité de pilotage se met en place et élabore le règlement du dispositif. L’objectif fixé, c’est de couronner chaque année un livre et un article de presse. Les éditeurs contactés sont enchantés, eux aussi, à l’idée que leur publication soit mise sous les feux des projecteurs. Ils s’engagent à fournir quatre exemplaires des livres sélectionnés qui vont tourner entre les membres du jury. La première remise des prix aura lieu le 9 janvier 2013.

 

Mode d’emploi

Depuis, le mode de fonctionnement a trouvé son rythme de croisière. Le comité de pilotage sélectionne six ouvrages parmi tous ceux parus dans l'année précédente. Cinq revues sont retenues. Sollicités, leurs comités de rédaction proposent chacune deux articles. Six d’entre eux seront retenus. C’est ensuite aux membres du jury d’entrer en lice. Il est composé de quatre collèges de douze personnes : quatre étudiants de l'Arifts, deux formateurs, quatre professionnels (éducateurs, moniteurs éducateurs, assistants de service social, ...) et deux partenaires extérieurs. Entre le mois de mars et la fin septembre, date des délibérations, ils lisent, lisent et lisent encore. Ils se rencontrent trois fois, pour échanger leurs impressions. Une boite de dialogue leur est ouverte en permanence, sur internet : à tout moment, les commentaires peuvent se croiser en toute liberté sur les articles ou livres sélectionnés. « Le seul conseil de lecture que je donne au jury, c'est l'exercice de leur subjectivité et rien que leur subjectivité », précise Carole Palierne. « Pas de grille de lecture préétablie, pas de critères autres que de l'envie de mettre de la lumière sur un auteur, un sujet, un point de vue. Il n'y a pas de texte qui vaut plus qu'un autre. Il n'y a que le message transmis et que le Prix de l'Ecrit Social veut défendre et même revendiquer. C'est la seule consigne : peut-on assumer ce choix là ? »

 

Retour vers le futur

La machine à remonter le temps fonctionne aussi dans l’autre sens. Une simple manipulation et nous voilà de retour en septembre 2015. Comme chaque année, le jury se réunit pour décerner le prix de la nouvelle édition. Ses membres ont été renouvelés. Pour 2015, les deux partenaires extérieurs sont l'Université d'Agadir (Ibn Zohr) et la Faculté des lettres et des sciences humaines de Nantes. Petite originalité, toutefois, la présence d’un jury résidant la région lyonnaise et participant, à distance. La qualité des livres de la sélection est là encore au rendez-vous (2). L’ouvrage de François Dubet a un peu déçu. Celui d’Edwy Plénel a intéressé certains et exaspéré d'autres. L’énorme ouvrage sur la prison de Didier Fassin a beaucoup impressionné, faisant l’objet de beaucoup de commentaires élogieux. Mais, la seule à avoir fait l'unanimité de par l'intérêt du thème, l'originalité de l’approche et le plaisir qu'elle donne à lire, c'est Danièle Linhart et son livre « La comédie humaine du travail » qui sera finalement choisie. Pour ce qui est des revues sélectionnées, Lien Social n’a pas été retenu (3). Normal : deux prix remportés en trois ans (4) : il faut quand même laisser un peu leur chance aux autres ! Le prix 2015 a finalement couronné Corinne Chaput-Lebars qui a publié dans l’excellente revue le Sociographe « Le housing-first, l'expérimentation à la française ». La cérémonie de remise des Prix se tiendra le 4 février 2016. En prolongement de la cérémonie, cette journée sera l’occasion de rencontres entre les étudiants, les professionnels, les associations invitées et les deux auteurs. Décloisonner tout et tout le monde, mélanger les genres et partager les savoirs : telle est l’ambition de cette rencontre. Ensuite … en route pour la cinquième année !

 

« Il y a une différence entre les livres qui font débat, ceux qu'on aime et les livres pour lesquels on vote. Tous les ans, on rit beaucoup à lire à haute voix des passages de livres « illisibles ». Même si ces ouvrages ont un intérêt, ils sont trop l'affaire de lecteurs spécialistes pour être soutenus. Même si on se moque, il y a toujours quelqu’un pour dire qu'il faudrait s'y attarder vraiment, car on sent bien que l'exigence de lecture n'est pas indépassable pour certains  lecteurs. Une année, une étudiante éducatrice de jeunes enfants a défendu de belle manière un de ces livres illisibles, car écrit dans le jargon d'une spécialité et très complexe dans sa progression. Elle s'en est tenu à son avis et a voté pour ce texte. En fait, les lecteurs du Prix de l’écrit social aiment les auteurs, ils aiment les livres, les articles qui ont une âme, qui revendiquent, voire qui prennent des risques. » Carole Palierne

 

(1) Linda MAZIZ: « Mineurs, isolés, étrangers... et indésirables », Lien Social, 1104 & Katia ROUFF : « Prévention de la récidive. Une réforme à la peine » Lien Social, 1134
(2) On peut consulter la liste des livres sélectionnés à  l’adresse suivante : http://www.arifts.fr/index.php/la-selection/ouvrages.html
(3) On peut consulter la liste des livres sélectionnés à  l’adresse suivante : http://www.arifts.fr/index.php/la-selection/articles.html
(4) avant Linda Maziz en 2014, Monique Castro avait déjà obtenu, en 2012, le Prix de l’écrit social pour son article « Regar. Trente ans de réponse à l'exclusion »

 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1179 ■ 18/02/2016