Fondation d’Auteuil - 2006 - Les jeunes en difficulté

Construire un questionnement sur les jeunes en difficulté

Les adultes qui côtoient des adolescents en difficulté sont confrontés à des comportements complexes qu’ils doivent tenter de décoder s’ils veulent privilégier la compréhension plutôt que le jugement moral, l’éducatif plutôt que la seule répression ainsi que l’accompagnement plutôt que le rejet.
Mieux identifier les racines des problèmes permet de canaliser ceux-ci, en connaissance de cause, en  prenant en compte le jeune en tant que sujet de son histoire, de ses actes et de son avenir.
Le projet qui peut être élaboré avec lui commence bien souvent au moment de la première rencontre.
Nous proposons dans cette intervention de définir les axes des questionnements qui peuvent structurer la recherche des problématiques à l’origine des échecs de scolarisation, de socialisation et d’insertion. 

 

1- Aux sources des troubles du comportement

Un enfant qui se place dans une position de toute puissance et qui ne tolère pas qu’on puisse décider pour lui, n’a pas la volonté de nuire à autrui. Bien sûr, on pourra toujours trouver chez certains d’entre eux un sentiment pervers qui les incite à agir sciemment pour faire souffrir, tirant même parfois une jouissance de la douleur des autres.

Mais, ce n’est pas la majorité des cas. Pour la plupart, les comportements adoptés sont directement liés au sentiment qu’ils ont d’être en danger.

S’ils sont en bute aux autres, c’est parce qu’ils les vivent comme menaçants.

Leurs passages à l’acte doivent, dès lors, être interprétés comme autant de réactions de défense et de protection, de manifestations de leur instinct de survie et de protection.

Le tableau que nous allons dresser dans les lignes qui suivent, ne correspond en aucun cas à une “ figure type ” ou à profil complet. Chaque enfant peut développer plus particulièrement ou au contraire ignorer telle ou telle des quatre dimensions que nous allons à présent  présenter:

▪       un seuil de frustration extrêmement bas. Tout un chacun vit avec une certaine irritation la non satisfaction de ses désirs. Il n’est jamais agréable d’être confronté à la déception, à la désillusion ou à la contrariété de ne pas voir aboutir ce à quoi on aspirait. Mais ce qui aboutira pour la plupart d’entre nous à de l’amertume, à une tristesse ou à une mauvaise humeur passagères, submerge l’enfant présentant des comportements difficiles. Il est littéralement envahi d’un sentiment incommensurable d’insécurité et d’anxiété. Chez lui, toute pulsion se doit d’être satisfaite : les bornes qui l’en empêchent, quelles que soient la sagesse ou la pertinence qui ont présidé à leur choix, provoquent une explosion dont l’ampleur résulterait chez tout autre enfant, du résultat d’une terreur extrême ou d’une grave maltraitance. Ici, l’enfant ne possède comme seul moyen d’expression et de réaction que la violence. Il ne peut se libérer des violents sentiments qui l’assaillent que par la fuite, l’attaque féroce ou la destruction.

▪       Une non intégration de l’expérience : autre trait distinctif, la faible résistance à la tentation. Son expérience propre ainsi que l’action éducative de l’adulte permettent à l’enfant de s’équiper de signaux d’alerte face aux situations qui pourraient conduire à un danger ou à une forte culpabilité. L’enfant qui se brûle une fois à la flamme d’une bougie n’y remet en général pas son doigt. Le mécontentement ou la colère d’un adulte, face à l’un des ses passages à l’acte agissent au bout d’un moment comme un marqueur qui va le préparer à se méfier et à s’abstenir la prochaine fois que se présentera une situation analogue. Bien sûr, cela ne s’effectue pas instantanément. Mais, à force d’y revenir, cela finit par rentrer. Tout  se passe comme si chez l’enfant en difficulté, il y avait incapacité de mémoriser un vécu douloureux antérieur et ainsi de contrôler ses réactions face à des faits proches de ses expériences passées. Il se laisse guider par l’attrait du moment, vivant dans l’instantanéité, ne mesurant ni les conséquences, ni les risques encourus, alors même qu’il a déjà vécu des circonstances proches. La problématique de la projection dans le temps et de la capacité à différer la satisfaction d’un besoin, y renonçant pour l’instant dans la perspective de mieux y répondre par la suite est une constante chez l’enfant, l’adolescent et parfois même chez certains adultes. Notre société de consommation a élevé au rang de principe de vie, la pulsion du “ tout, tout de suite ”, la commodité de l’achat par crédit la favorisant amplement. La fragilité des enfants en difficulté face à la tentation serait donc l’illustration poussée à l’extrême d’une société qui favorise amplement la satisfaction immédiate des désirs.

▪       Une grande contagion face à au groupe : s’il y a bien une habitude que les adolescents pratiquent avec une facilité déconcertante, c’est cette aptitude à se reconnaître entre eux. Par quel mystère y arrivent-ils? Curieuse alchimie faite d’allures extérieures, de façon de marcher ou de parler, sans compter ces ressentis inconscients à la base des reconnaissances réciproques. Il n’en va pas différemment des adolescents en difficulté qui poussent à l’extrême cette identification et la double d’une forte tendance à l’imitation. Le groupe constituant un lieu protecteur et rassurant (leur comportement individuel étant confirmé par celui des autres), est vécu de façon fusionnelle, la liberté de choix s’annihilant pour beaucoup alors au contact de ses pairs. Plus que tout autre, l’adolescent en difficulté est sensible au chahut, à la transgression, au conflit et à l’affrontement à l’adulte. Q’un seul commence et ceux qui connaissent les mêmes difficultés que lui seront prompts à le suivre...  L’attraction du groupe a aussi pour fonction de neutraliser toute culpabilité. Car quand tout le monde est responsable, personne ne l’est vraiment.

▪       Une désorganisation face à la culpabilité : toute société fixe à ses membres des règles de vie en commun que l’éducation tend à inculquer à chacun de ses membres. La régulation des comportements au regard de ces principes s’appuie sur deux dimensions. L’exercice d’un contrôle extérieur : c’est le rôle des adultes garants du respect de la règle. L’exercice d’un contrôle intérieur : c’est le sentiment de culpabilité qui s’active dès lors que la conscience perçoit une transgression des valeurs morales intégrées. Le cheminement de l’enfant vers l’adulte est marqué par le remplacement progressif du contrôle externe par le contrôle interne (même si cette substitution n’est pas totale puisqu’il est nécessaire encore que des forces répressives -police et justice- viennent à tout âge exercer une pression et une menace). L’adolescent en difficulté semble être resté bloqué dans cette progression. Il apparaît, dans bien des cas comme inaccessible au sentiment normal et sain de culpabilité, réagissant avec une agressivité infinie et une haine boudeuse face à ceux qui veulent le provoquer chez eux. Tout au contraire, cherche-t-il à évacuer les maillons de contribution personnelle à la chaîne causale. Il oublie leur participation à l’évènement, zappe sa responsabilité ou minimise son rôle, nie ses intentions initiales, comme une ultime protection contre une démarche qui pourrait développer en lui une culpabilité qu’il vit comme insupportable, car persécutrice.

L’un ou l’autre de ces fonctionnements peut mener le jeune à des comportements violents. Il faut toutefois être attentif à ne pas confondre agressivité et violence.

 

2- Agressivité et violence

Qu’est-ce qui pousse les être humains à entrer en opposition ?   

La psychanalyste Christine Arbisio explique l’enfant qui vient au monde n’a d’autre choix que l’agressivité s’il veut exister en son nom. Il lui est nécessaire de s’extirper de la fusion parfaite et de la complétude absolue qui le relient à sa mère. S’il veut accéder à une vie psychique différenciée, il va devoir opérer le meurtre de cette relation archaïque. Grandir constitue dès lors un acte agressif fait de séparation et d’individuation. « La relation à l’autre est initialement empreinte de jalousie et de rivalité. » explique-t-elle. La maturation sexuelle et psychique de l’adolescence vient réveiller la brutalité de ces pulsions, un moment assagies. L’agressivité apparaît donc ici comme une pulsion indispensable en ce qu’elle permet la différenciation et l’affirmation individuelle.

Ce fonctionnement est tout aussi vrai dès qu’il entre en relation avec ses pairs. Lorsque deux êtres se rencontrent, chacun veut légitimement faire prévaloir ses propres besoins, ses propres désirs et ses propres intérêts. Dans sa relation à autrui, l'homme est spontanément amené à se faire respecter et à se faire reconnaître. Ce qui l’anime et lui permet de tenir sa position face à l’autre, c’est encore et toujours l’agressivité. Cette dynamique qui gît au fond de chacun(e) d’entre nous constitue une puissance de combativité et d'affirmation de soi, sans laquelle nous serions constamment en fuite devant les menaces potentielles que les autres font peser sur nous et nous serions incapables de tenir notre place.

Nous ne pouvons donc que rentrer dans un conflit, celui-ci étant tout à fait naturel. C’est cette conflictualité qui est à l’origine de notre créativité et de notre capacité d’évolution.

Mais, là où cela n’a rien de naturel, c’est quand ce conflit prend une forme violente ayant conséquences fréquemment destructrices. La violence est une perversion de l'agressivité. Il y a d’autres voies permettant de transformer le mouvement vital ainsi exprimé en énergie créatrice. Cela peut notamment prendre la forme de la sublimation, mécanisme qui permet généralement d’évacuer une souffrance en investissant l’imaginaire, la créativité ou tout autre centre d’intérêt dérivé.

Deux actions permettent de développer cette compétence :
▪       La première n’est autre que l’éducation et la socialisation : le petit d’homme apprend, dès son plus jeune âge, le langage de ce qui est admis et de ce qui ne l’est pas, ainsi que la hiérarchie entre les actes commis.  Venir arracher le jouet de l’enfant d’à côté sera moins réprimandé que de lui assener un coup sur la tête. Lui dire un gros mot sera moins repris que de le mordre jusqu’au sang. Cet apprentissage de la socialisation doit lui permettre de canaliser et sublimer ses pulsions.
▪       La seconde se retrouve dans les règles de vie en commun et leur arbitrage. Les citoyens ont renoncé à se faire justice eux-mêmes et ont conçu des lois et des règlements qui garantissent l’ordre et permettent de régler les conflits. Mais, pour que cela fonctionne, il est nécessaire que ce dispositif apparaisse comme légitime. Et cette légitimité ne peut exister que si chacun se sent protégé et préservé en toute équité par des droits et des obligations qui s’appliquent à tous comme à chacun. La violence peut aussi émerger d’un sentiment d’injustice.

Et le sentiment d’injustice est parfois bien prégnant, du fait même du fonctionnement du système scolaire.

 

3-  Les inégalités scolaires n’ont pas disparu

Si, aujourd’hui, la quasi-totalité d’une classe d’âge atteint la 3ème contre moins de la moitié 30 ans auparavant, l’écart entre le pourcentage des enfants de cadre qui accèdent au BAC et le pourcentage des enfants d’ouvriers qui font de même est passé de 40,70% en 1962 à 41,5% en 1980 !

Si 70% des fils (81% des filles) de cadres entrés en 6ème accèdent en terminale, 19,6% seulement des fils d’ouvriers (28,7% des filles) font de même.

Statistiquement, à sa naissance, un enfant dont le père est cadre supérieur et la mère enseignante a cinquante fois plus de chances d’intégrer polytechnique qu’un enfant d’ouvrier. Si  donc le niveau global monte, les écarts se sont donc maintenus au détriment des enfants d’origine populaire.

On peut donc affirmer que l’inégalité des destinées scolaires n’a non seulement pas disparu de l’école mais continue à en être l’élément central.

Gabriel Cohn Bendit, professeur aujourd’hui à la retraite, résume bien ce marché de dupe : « auparavant, dans l’enseignement qu’on pourrait définir comme ségrégatif, le fils de prolo ou de paysan allait en apprentissage après son certificat d’étude primaire. Celui issu des classes moyennes allait dans les lycées et à l’université. C’était clair : les enfants de pauvres suivaient une filière pour les pauvres, ceux de riches allaient dans une filière réservée aux classes moyennes et supérieures. Aujourd’hui, cela n’a pas fondamentalement varié : le collège prétend donner les mêmes chances, alors que les filières continuent à exister, même si c’est de façon non officielle. Par contre, ce qui a changé, c’est qu’on fait croire à tous les enfants qu’ils ont un espoir de promotion et que s’ils ne réussissent pas c’est de leur faute. On fait peser sur eux, la responsabilité de leur échec. Le collège développe une culture à mille lieux du vécu des gamins. Il fait la même chose aujourd’hui avec la quasi-totalité d’un groupe d’âge qu’il faisait il y a cinquante ans avec seulement 20% d’entre eux. Comment s’étonner alors qu’ils veuillent s’affirmer autrement. Si on ne peut briller en classe, il ne reste plus qu’à devenir un caïd dans la cour. »

Si le jeune en difficulté, privé de la possibilité d’exister en tant que bon élève, peut parfois essayer de briller dans la transgression, il serait abusif de résumer la problématique de la délinquance à cette seule dimension.

 

4-  La dimension multifactorielle de  la délinquance

Les actes de délinquance effectivement ne peuvent tous être placés sur le même plan.
▪       On peut distinguer tout d’abord la délinquance occasionnelle consécutive à une beuverie ou à un entraînement réciproque. L’impulsivité et l’attirance pour l’activité festive fréquentes à l’adolescence favorisent des passages à l’acte ponctuels.
▪       Vient ensuite, la délinquance réactionnelle propre à un âge prompt à s’opposer et à repousser les limites du possible.
▪       On peut aussi évoquer les “ accidents de parcours ”, ces états passagers liés aux périodes de souffrance et d’angoisse que peuvent traverser des jeunes en pleine phase de puberté.

Ces trois états se caractérisent par l’absence de risque majeur de réitération de l’acte délinquant. Différentes sont les situations qui suivent.
▪       La délinquance sociopathique se réfère à des comportements répréhensibles socialement mais conformes au milieu d’origine : c’est le cas par exemple de la banalisation du vol  ou de l’agression que l’on peut trouver dans certaines familles.
▪       Le syndrome carentiel, quant à lui, caractérise le déficit affectif vécu depuis le plus jeune âge et qui peut provoquer une immaturité cognitive : le jeune n’a pas conscience de la gravité de ses actes, cherchant avant tout, à travers eux, à retrouver cette affection à jamais perdue.
▪       Les états dépressifs peuvent aussi être l’occasion de comportements désespérés qui ne respectent plus les règles, le sujet ayant l’impression qu’il n’a de toute façon plus rien à perdre. La délinquance névrotique se manifeste, quant à elle, sous de multiples formes, mais se fixe toujours sur des attitudes figées qui sont plus fortes que la volonté du sujet (cas par exemple de la kleptomanie).
▪       La délinquance d’ordre psychotique s’identifie à partir d’un enfermement du sujet dans son monde et son inaccessibilité aux règles d’une société qui lui semble étrangère.
▪       La délinquance caractérielle se reconnaît au refus de toute contrainte, à la faible tolérance à la frustration, au besoin de satisfaction immédiate, à la prédominance de l’agir sur la fantasmatisation, de la pensée concrète sur l’abstraction, à la vie dans l’instant présent et la difficulté de la projection dans le temps.

Ce tableau est contestable s’il doit être utilisé comme un étiquetage. Il peut être utile s’il permet d’appréhender la question de la délinquance juvénile non comme une réalité unique, mais comme un comportement complexe à la rencontre d’une problématique individuelle et sociale, justifiant d’une réaction adaptée et personnalisée.

Quand un jeune va mal, il retourner sa violence vers l’extérieur. Il peut aussi la retourner contre lui-même.

 

5- Les conduites addictives

Depuis des décennies, notre société s’entête à diaboliser tel ou tel produit, en ne comprenant pas que ce qui compte ce n’est pas tant les effets (la prise d’un toxique qu’il soit légale comme l’alcool ou illégal comme le cannabis, l’ecstasy, et de plus en plus l’héroïne ou la cocaïne) que la cause (les raisons qui pousse les individus à consommer).

Confrontés à des adolescents qui consomment de tels produits, nous ne pouvons que nous inscrire dans le cadre de la loi en vigueur. Et en combattant notamment la rumeur qui laisse penser que la consommation de cannabis serait plus ou moins tolérée. La loi de 1970 amalgame tous les consommateurs, en les menaçant de peines tout à fait disproportionnées : très exactement jusqu’à 1 an de prison pour une consommation de Haschich, 10 ans pour sa détention, 20 ans pour sa culture. Même si la justice n’emploie pas avec autant de sévérité les armes répressives qui sont à sa disposition, il faut quand même rappeler que 80.000 personnes sont mises en examen chaque année pour simple consommation de cannabis.

 

Mais le point de vue éducatif impose de rechercher avant tout  le sens que donnent les jeunes à ces prises de produit. S’agit-il de pratiques ponctuelles, cherchant une ivresse récréative. Ou a-t-on à faire à une fuite régulière et systématique face à un quotidien vécu comme insupportable ? Nous sommes confrontés à des centaines de milliers d’adultes, mais aussi d’adolescents qui trouvent comme seule réponse à leur souffrance et à leur angoisse de l’avenir, une consommation non seulement de produits illicites, mais aussi tout à fait licites pouvant les entraîner dans une perte de toute notion de réalité. Croire qu’il suffit de leur crier bien fort « on peut très bien vivre heureux sans drogue, sans alcool, sans tabac » pour éradiquer ces pratiques, c’est vraiment faire preuve soit d’une grande mais dangereuse naïveté, soit d’une incommensurable stupidité. C’est un peu comme seriner à un dépressif « arrête de voir la vie en noir », ou à un anxieux « cesse donc de te faire du souci ».

Bien au contraire, c’est en reconnaissant cette angoisse existentielle et en nous donnant les moyens d’y répondre véritablement, que l’on pourra peut-être arriver à enrayer la toxicomanie. Ce qui importe le plus, face à toutes ces pratiques, c’est donc bien d’essayer de repérer à quoi elles correspondent.

Chaque jeune qui consomme un produit le fait d’une façon singulière. « Tout usage n’est pas abus. L’usage expérimental (par curiosité, goût de l’aventure), l’usage habituel (tous les week-ends sans que ce soit vraiment une dépendance), l’usage dysfonctionnel lorsqu’on perd le contrôle, la toxicomanie avec prise de risque. » explique Lia Calvacanti secrétaire générale de l’association Espoir Goutte d’Or, dans la revue « L’école des parents » de novembre 1998.

Il faut donc distinguer entre d’un côté l’expérimentation, la tentation de transgresser un interdit, l’envie de fête ou de convivialité (ce qu’on appelle une consommation récréative) et, de l’autre, une pratique compulsive, systématique, qui répond sous la forme d’une fuite à ce qui est vécu ou comme une réponse à une détresse. La réaction des adultes ne doit pas être la même.

 

▪       Dans le premier cas (consommation récréative), ce sera plutôt de la vigilance et un rappel aux lois qui structurent notre société, qui peuvent changer, mais qui doivent être respectées, tant qu’elles n’ont pas été modifiées.

▪       Dans le second (consommation compulsive), il s’agira bien plus d’épauler et d’accompagner le jeune dans ses difficultés afin de l’aider à trouver d’autres moyens de s’en sortir. A partir d’un certain niveau de détresse, l’intervention de spécialistes de l’aide peut être nécessaire : médecins, psychologues, travailleurs sociaux... Mais, tout un chacun reste compétent pour détecter une difficulté existentielle et y apporter une simple réponse humaine qui peut le plus souvent suffire : une écoute attentive et bienveillante, un accueil ouvert et tolérant, une présence rassurante et chaleureuse sont à la portée des parents, des animateurs, de l’entourage amical. La prévention commence aussi par le simple fait de s’enquérir comme va l’autre, comment il arrive à vivre avec ses problèmes et réussit ou non à les dépasser. La conduite addictive est aussi la fille de l’indifférence et de l’égoïsme au même titre que comportements à risque ou le suicide.

▪       Dans tous les cas, il est essentiel de maintenir le dialogue. Il convient alors d’essayer de distinguer ce qui relève de la consommation festive et ce qui correspond plutôt à la réponse à un mal-être. Face à des jeunes, il est possible d’échanger sur la façon dont ils voient la vie : sont-ils pessimistes ou optimistes ? Comment perçoivent-ils leur avenir ? Comment se comportent-ils quand ils vivent un coup dur (déception amoureuse, échec scolaire, conflit avec les parents...) ? Comment réagissent-ils aux frustrations, aux conflits, aux agressions ?

 

6- Quelle attitude professionnelle ?

La compagne de Stanislas Tomkiewicz présenta sa thèse il y a 25 ans, peu de temps avant de disparaître.

On y trouve des propos d’une grande actualité, redonnant ses lettres de noblesse à des comportements éducatifs qui, sous l’effet de la vague à technicienne et psychologisante, n’osaient plus, déjà à l’époque, s’afficher. On ne peut s’aimer soi-même si on n’a jamais vraiment été ni aimé, ni accepté, y explique-t-elle. Et pourtant, c’est cette auto acceptation qui conditionne ensuite l’amour envers les autres. Se pose donc la question de savoir comment combler ce grand vide qui, pour le jeune victime de carences affectives, constitue une terrible épreuve : confronté à cette absence, il ne peut se construire, n’ayant comme seul choix que celui d’exploser ou d’imploser. « Il est tout à fait illusoire et même pernicieux de vivre à côté d’un adolescent en « état de manque » affectif sans lui apporter le minimum d’attention affective qui provoquera un réamorçage des relations »

Or, on le sait bien, parler d’amour déclenche dans la profession des poussées d’urticaire intellectuel, renvoyant à la dame d’œuvre, au boy-scout, à la midinette, à l’éducateur rétro-catho ou pire à de douteuses motivations d’origine sexuelle … Il est de bon ton d’y opposer une saine référence professionnelle faite de prise de distance et de contrôle de la situation. Pourtant, rappelle l’auteur, chacun de nos actes est motivé par le désir d’être aimé ou par la peur de ne plus l’être, et cela que nous soyons thérapeutes ou usagers.

C’est donc à contre-courant des conceptions déjà dominantes dans la profession, que l’équipe du Centre familial de jeunes de Vitry où travaillaient Stanislas Tomkiewicz et sa compagne, a conçu la notion d’attitude authentiquement affective (AAA).

Le premier principe explicité par Claude Martin, est celui de l’authenticité qui s’oppose au « faire semblant ». Il n’est guère possible de manifester un intérêt fort et sincère à un adolescent, si au fond de soi-même, il inspire répugnance ou méfiance. D’ailleurs, le jeune sait très vite identifier et percer à jour l’adulte qui lui fait face et repérer s’il est aimé ou non de lui. Aussi, mieux vaut-il passer la main, quand on sent de profondes réticences en soi. Le reconnaître, c’est alors éviter bien des déboires dans la relation d’aide.

Second principe de l’AAA, l’engagement affectif qui s’oppose au principe de neutralité. Ce dont il s’agit, c’est de montrer à l’adolescent délinquant qu’il est doté d’une valeur et qu’à ce titre il mérite d’être aimé. Cette idée si séduisante au début, peut être très vite basculer dès lors que l’adulte se heurte aux refus, aux agressions, au vol d’objets personnels … d’autant plus fréquents que le jeune abandonnique cherche à mettre à l’épreuve celui ou celle qui cherche à établir une relation forte avec lui. L’AAA est donc fondamentalement double : engager à fond ses investissements affectifs, tout en gardant à l’esprit que l’adolescent garde à tout moment le droit de les attaquer ou de les nier. Et cela doit pouvoir se faire sans que la relation ne soit entamée, ni que la présence de l’un ou l’autre ne soit remise en cause. C’est justement cette continuité et cette persévérance qui montrent que si l’adulte visé a su résister à l’épreuve, c’est qu’il est peut-être digne de confiance.

Cette inconditionnalité constitue justement le troisième principe de l’AAA qui s’oppose à tout chantage affectif.  Affirmer à un adolescent délinquant qu’on ne continuera à l’aimer qu’à condition qu’il cesse ses passages à l’acte peut apparaître un bon moyen de pression. Il s’avère en réalité le plus souvent contre-productif et souvent destructeur. Car, c’est considérer que le comportement du jeune relève de sa seule bonne volonté. Ne pouvant parfois s’empêcher d’agir, celui-ci se vivra alors comme un mauvais objet qui n’a plus rien à perdre. Mais le chantage ne doit pas non plus fonctionner dans l’autre sens, l’éducateur cherchant à préserver ses bonnes relations, en évitant tout conflit. Il doit se montrer tantôt ferme, tantôt plus libéral, en fonction des seules circonstances.

Il doit donner de l’entendement à la bienveillance qu’il déploie : c’est là le quatrième principe, celui qui peut être défini comme un investissement conscient tout à fait opposé au spontanéisme affectif. La relation à établir ne peut être de l’ordre d’impulsions librement exprimées, au gré des humeurs de l’éducateur qui ne contrôlerait plus alors ni ses réactions d’enthousiasme, ni ses réactions de dépits, ni ses comportements de séduction, ni ses comportements d’agressivité. L’adolescent subirait au prétexte d’authenticité, les états d’âme de l’adulte. Toute autre est l’AAA qui donne du sens à ses affects qui sont conçus dans un but précis : aider le jeune à retrouver une estime de soi et une valorisation personnelle lui permettant de progresser dans sa relation aux autres. Il ne s’agit donc pas que le professionnel utilise cette relation en la centrant sur lui.

Et, c’est là le cinquième et dernier grand principe que nous évoquerons ici : la relation affective doit bien être centrée sur le jeune et non sur la recherche du comblement d’un manque chez l’adulte. « Travailler avec des gens qui demandent, c’est prendre une assurance contre la mort, la solitude, le non-amour, la vieillesse, à côté d’autres motivations. Et, si nous nous gratifions au passage, c’est autant de gagné pour tout le monde (…) Encore, faut-il que ce bénéfice personnel, non négligeable ne soit pas le but ultime de notre action » (p.46).

A une extrémité, l’on trouve une relation qui se prétend neutre et qui est volontairement désaffectivée. A l’autre bout de la chaîne, un copinage qui abolit les différences de statut et de génération. Entre le face à face froid et distant d’un côté, le rapport fusionnel et confusionnel de l’autre, il y a cet engagement affectif, authentique, inconditionnel, conscient et centré sur l’enfant ou l’adolescent.

 

7-     Esquisse pour un questionnaire

Tous les éléments que nous venons de présenter peuvent venir alimenter la procédure d’admission.

D’une manière synthétique nous pouvons récapituler les questionnements évoqués :

▪       le jeune souffre-t-il un seuil de frustration extrêmement bas ?
▪       l’expérience fait-elle sens pour lui ?
▪       arrive-t-il à résister à la contagion du groupe ?
▪       comment fait-il pour s’affirmer ?
▪       comment gère-t-il ses conflits ?
▪       fait-il habituellement appel aux adultes ?
▪       les adultes constituent-ils pour lui une garantie, une protection ?
▪       est-il impulsif ?
▪       sensible à l’injustice ?
▪       aime-t-il l’activité festive ?
▪       est-il souvent amené à des passages à l’acte ?
▪       cherche-t-il à s’opposer et à repousser les limites du possible ?
▪       comment gère-t-il les périodes de souffrance et d’angoisse qu’il peut traverser ?
▪       banalise-t-il les vols et les agressions ou a-t-il conscience de la gravité de ces actes ?
▪       a-t-il l’impression qu’il n’a de toute façon plus rien à perdre ?
▪       a-t-il intégré la logique des règles sociales ?
▪       a-t-il une maturité cognitive adaptée à son âge ?
▪       se sent-il aimé par sa famille ?
▪       accepte-t-il les contraintes ?
▪       comment réagit-il quand il n’obtient pas ce qu’il veut ?
▪       réussit-il à se représenter son avenir ?
▪       supporte-t-il d’attendre avant d’obtenir ce qu’il veut ?
▪       comment réagit-il face à un quotidien vécu comme insupportable ?

 

Il s’agit en fait de faire le point sur les difficultés ressenties (ce qui importe, ce n’est jamais la réalité objective des problèmes, mais la façon dont on les vit), les compétences (une bonne estime de soi et un équilibre acquis permettent de résister bien plus facilement) et les aptitudes à être confronté aux contrariétés (capacité à rebondir, à trouver suffisamment de ressources en soi et autour de soi pour dépasser les écueils de la vie).

 

Jacques Trémintin - Août 2006

 

A lire : « Mauvais objet, mauvais sujet » Claude Martin, éditions Jeunesse et droit, 2004, (176 p)

 

Petit glossaire pour communiquer avec les jeunes

Balle (C'est de la) : Exprime l'enthousiasme, quelque chose de bien, de beau, de positif. Cette meuf, c'est de la balle (Je ne suis pas insensible aux charmes de cette demoiselle).
Bouffon : Qui ne s'apparente pas au clan. Nique lui sa race à ce bouffon ! (Rabats lui son caquet à cet individu qui ne s'apparente pas à notre milieu !).
Carotte : Du verbe carotter (extorquer, voler), mais dans une forme invariable. Il m'a carotte un zedou de teuchi, l'bâtard, tu vas voir comment je vais le niquer grave (Le scélérat m'a dérobé douze grammes de cannabis, il va s'en mordre les doigts).
Chelou : Bizarre, inhabituel. Par extension, qui ne s'apparente pas au clan. La prof d'anglais elle a des veuch tout chelous (Ce n'est pas tous les jours que l'on voit une coupe de cheveux aussi inhabituelle et cocasse que celle de la professeur d'anglais, qui par extension ne s'apparente pas à notre milieu).
Comment : Exprime l'intensité. Comment je lui ai niqué sa race à ce bouffon ! (Je sors indéniablement vainqueur du combat qui m'a opposé à cet individu qui ne s'apparente pas à notre style de vie, ceci dit en toute modestie, s'entend, et avec la sportivité qui s'impose en de pareilles circonstances).
Foncedé : Se dit d'une personne qui vient de consommer du cannabis. Je suis foncedé (Mon regard est vitreux, je perds mes mots, un mince filet de bave s'écoule sur mon menton et je rigole comme un décérébré, sans aucune raison. J'ai payé assez cher pour me mettre dans cet état. Bref: je viens de consommer du cannabis).
Gun : Arme à feu. Ziva prête moi ton gun, l'aut'batârd y m'a manqué de respect (Pourrais-tu s'il te plaît me prêter ton arme à feu, afin que je règle son compte à l'importun qui n'a été qu'à moitié urbain à mon égard).
Kiff (er) : Apprécier. Comment je kiffe trop son cul (Le sien postérieur n'est pas sans éveiller chez moi des pulsions bien naturelles, qui me mettent dans une humeur joviale, pour ne pas oser dire gauloise).
Mortel : Bien, beau, dont on peut se réjouir (invariable). Elles sont trop mortelles tes Nike (Vos chausses s'entendraient fort bien avec mes pieds, aussi vous demanderai-je de m'en faire l'offrande sans opposer de résistance).
Mito : Mensonge. Dérivé de mythomane (menteur). On me fait pas des mitos à moi, bouffon ! (Je ne suis pas le genre de crédule à qui vous ferez gober vos sornettes, individu qui n'appartient pas à notre milieu !).
Race (sa) : Exprime le mécontentement. Sa race ! (Je suis d'humeur maussade). Sa race, c'bouffon ! (Mon anneau pylorique est complètement fermé. C'est le résultat de la proximité de cet individu).
Sérieux : Indique que le propos est grave, solennel, et qu'il faut donc lui accorder le plus grand crédit. Sérieux, j'kiffe trop son cul à votre fille (Monsieur, j'ai l'honneur de vous demander la main de votre fille).
Tèj : Jeter, refuser, réfuter, envoyer promener. T'aurais vu comment Jamel il a tèj la prof d'anglais ! (Le facétieux Jamel ne s'est pas laissé démonter face aux réprimandes de la professeur d'anglais !).
Trop : Exprime l'intensité. En cela, synonyme de comment. Trop et comment peuvent éventuellement cohabiter dans la même phrase, pour exprimer une intensité très élevée. Trop la honte, ce blouson (Ce blouson est ridicule, et dans des proportions considérables). Trop comment je suis foncedé ! (J'ai fumé une quantité déraisonnable de cannabis. Je crains que mon acuité intellectuelle en pâtisse pour la paire d'heures à venir).
Truc-de-ouf : Désigne une chose peu commune, qui dépasse l'entendement. C'est un truc de ouf ! (Mon dieu, mon entendement est tout dépassé
Zyva : Indique que la demande est pressante. Zyva, fait méfu, sale chacal (Ne sois donc pas si avare de ta cigarette purgative, et fais en profiter ton vieil ami qui trépigne d’impatience).