La dépénalisation des drogues

Faut-il continuer à réprimer la consommation de drogue ?

 

Le discours est récurrent et entendu: la drogue pourrit notre jeunesse, dégradant son présent et compromettant son avenir. Les mesures répressives devant s’y opposer ont pourtant toutes échoué. Jamais, la consommation de stupéfiants n’a été aussi importante. Faut-il renforcer encore plus les sanctions pénales ou adopter un virage à 180°, en privilégiant la prévention, l’éducation et le soin? Beaucoup de pays l’ont déjà fait, laissant la France de plus en plus isolée dans sa proclamation de guerre à la drogue. Qu’apporte la politique de prohibition? Que permettrait la dépénalisation? La dangerosité de la drogue n’est pas une question, mais un fait. Le problème est bien de savoir quel est le meilleur moyen pour répondre aux menaces qu’elle fait peser sur celles et ceux qui la consomment.

 

La prohibition est-elle efficace ?

Entre 1920 et 1933, les USA ont tenté d’appliquer la prohibition de l’alcool. Les effets pervers catastrophiques induits aboutirent à un retour en arrière. La comparaison avec les effets de l’actuelle prohibition des drogues est plus que troublante1.


C’est dès 1870, que les ligues de vertu (opposés à la dépravation morale) et les mouvements de femmes (directement victimes des violences intrafamiliales) commencent à se battre contre les effets destructeurs d’un alcoolisme ravageur. En 1917, les prohibitionnistes obtiennent le vote d’un 18e amendement à la Constitution. Le texte législatif d’application interdisant la production, le commerce et la vente d’alcool de plus de 0,5 ° (le Volstead Act) entre en vigueur le 16 janvier 1920. Loin de baisser, la consommation d’alcool va surtout changer d’apparence. Aux saloons traditionnels, succèdent des dizaines de milliers de petits bars clandestins : les « speakeasies ». Des briques de pulpe de raisin sont commercialisées sur lesquels apparaissent l’indication « surtout ne pas adjoindre ni d’eau, ni de sucre, au risque de provoquer une fermentation produisant du vin » ( !). La distillation privée se développe à grande échelle. La qualité du produit n’étant plus contrôlée, des alcools frelatés particulièrement dangereux font leur apparition sur le marché noir, provoquant cécité et lésions cérébrales. Mais le pire était encore à venir. La contrebande d’alcool offrit alors une fantastique aubaine pour la pègre de constituer de véritables empires mafieux. Le trafic d’alcool clandestin rapportant des millions de dollars, le crime qui était resté jusque alors au stade artisanal va s’industrialiser, prenant une ampleur inconnue jusque là : mise en place d’un réseau de fabrication et de distribution illégales, guerre entre gangs pour contrôler les territoires, règlements de compte, corruption de la police, de la justice et de l’appareil d’État etc... Al Capone, le plus connu des gangsters américains, doit son ascension à la prohibition. Sans compter l’encombrement des tribunaux qui, pour laisser impunis les réseaux de gros trafiquants n’enchaînent pas moins les procès pour de simples buveurs surpris par la police.

La prohibition des drogues

Ce tableau n’est pas sans rappeler les effets de la prohibition actuelle des drogues. L’interdiction des stupéfiants, loin de freiner leur consommation, n’a pu empêcher une véritable explosion : l’expérimentation du cannabis est passée de 13% en 1992 à 32% en 2010, la consommation régulière atteignant les 1,2 million de personnes, la consommation quotidienne en concernant 550.000. La production illégale s’est largement développée avec 200.000 cultivateurs de cannabis en France. Sans compter ces amateurs encouragés par les kits de culture intérieure en vente libre. Le trafic clandestin ne permettant pas de contrôler la qualité sanitaire du produit, le shit peut être coupé avec du henné, du caoutchouc ainsi qu’avec des composants de médicaments divers et variés. Les tribunaux sont encombrés par des infractions de simples consommateurs: 122.439 interpellations pour usages de cannabis en 2010, contre 36.325 en1995. La pénalisation du trafic de stupéfiant constitue toujours une formidable aubaine pour le crime organisé : au niveau mondial, l’Office des nations unis contre les drogues et la criminalité a évalué, en 2009, à 1,6 trillons $ le blanchiment des bénéfices issus du trafic de drogue (soit 2,7% du PIB mondial). La guerre des gangs, la lutte pour se répartir les territoires, les règlements de compte sont à l’origine d’un déchaînement de violence. Les récents règlements de compte à Marseille en sont une proche illustration, sans comparaison toutefois avec les 100.000 morts occasionnés par la guerre entre narcotrafiquants au Mexique, ces six dernières années. L’armement des gangs à travers les cinq continents en ferait la troisième armée du monde. La corruption gangrène l’appareil d’État dans de nombreux pays, l’argent qui coule à flot servant à acheter des policiers, des juges et des dirigeants politiques.

1 - Article largement inspiré par le documentaire : « Prohibition, une expérience américaine » de Ken Burns et Lynn Novick, DVD 4X52 minutes, Arte diffusion


Drogues de chez nous et drogues d’ailleurs
Pourquoi la consommation de tabac et d’alcool, responsables en France, respectivement de 45.000 et de 66.000 morts par an, reste-t-elle légale ? La société française qui pourchasse le petit fumeur de pétard, autorise et couvre cette véritable hécatombe sanitaire. Plusieurs réponses possibles. L’expérience américaine de prohibition de l’alcool a montré l’inefficacité de cette politique. Si l’on compare la production de tabac et de l’alcool, la première génèrent 40.000 emplois et rapporte 9 milliards d’euros de taxe à l’État. La seconde assure 500.000 emplois et 9 milliards d’euros. Enfin, le tabac et l’alcool sont totalement intégrés culturellement.



Ce que la dépénalisation peut apporter
De plus en plus de voix plaident pour la dépénalisation des drogues. La décriminalisation intervenue au Portugal ou les politiques de réduction des risques menées dans notre pays démontrent que la prévention est bien plus efficace que la répression.


Depuis la loi du 30 novembre 20002, la législation sur les stupéfiants a changé au Portugal. Si, pour respecter les conventions internationales que ce pays a signées, la possession et l’usage de drogues y restent interdits, leur usage à titre personnel et privé est décriminalisé. Toute consommation en public reste passible d’une interpellation. Mais, la sanction encourue n’est pas judiciaire. Elle est administrative. Le contrevenant est convoqué devant une commission de dissuasion, placée sous l’égide du ministère de la santé et composée d’un médecin, d’un psychologue et d’un juriste. Le parcours de l’usager y est évalué et des orientations vers un service de santé, de soutien psychologique ou d’accompagnement social peuvent lui être proposées. Ce qui est en jeu, c’est bien de distinguer une consommation occasionnelle ou régulière, mais récréative du risque de dérive vers une dépendance lourde. La motivation de cette loi n’a jamais été liée à la conviction subite d’une moindre dangerosité de la drogue, mais à la prise de conscience de l’inefficacité de la répression et de ses effets pervers au regard du suivi sanitaire des toxicomanes. Le problème de la consommation et du trafic de drogue n’a en rien été réglé. C’est la manière d’y faire face qui a changé, la prévention et le soin se substituant à la répression. En application d’une législation pénalisant toute consommation de drogue, la France a incarcéré 1.077 personnes pour usage simple en 2001. En 2010, ils étaient 2.065 à connaître la prison. En dix ans, le nombre d’héroïnomanes ne semble pas avoir baissé, stagnant entre 160 et 180.000 consommateurs. Les jeunes âgés de 15 et 16 ans sont 24 % à déclarer avoir fumé du cannabis dans les trente derniers jours. Conformément à sa nouvelle loi, le Portugal n’emprisonne plus aucun consommateur de drogue. En dix ans, le nombre d’héroïnomanes est passé de 100.000 à 40.000. Le nombre de jeunes de 15 et 16 ans ayant fumé du cannabis dans le dernier mois s’élève à 9 %.

Dépénalisation larvée en France ?

Cherchez l’erreur ! Serions-nous plus stupide en France, qu’au Portugal ? C’est la question que l’on peut légitimement se poser. Eh bien, non ! Il y a eu des personnalités politiques courageuses décidant de s’affronter aux apôtres de la prohibition. C’est Michèle Barzach, ministre de la santé, faisant passer en 1987 un décret autorisant la vente libre de seringues en pharmacie, afin de limiter la contamination des héroïnomanes par le virus du sida. C’est Simone Veil, elle aussi ministre de la santé, décidant en 1994 de la mise en vente dans les pharmacies d’un nouveau médicament, le Subutex, pouvant servir de substitution à l’héroïne : 100.000 patients seront traités entre 1994 et 2000. En l’espace de quatre ans, les overdoses mortelles diminueront de 80%, la mortalité liée au SIDA sera réduite de deux tiers et les interpellations liées à l’héroïne seront de 67 % moindre. C’est Marisol Touraine, secrétaire d’État aux affaires sociales qui vient d’annoncer l’ouverture de « salles de shoot » permettant l’accueil, l’accompagnement psychologique et social et l’assistance sanitaire des toxicomanes venant se faire une injection. Que n’a-t-on entendu contre ces mesures attaquées comme une inadmissible compromission face à la drogue, l’État étant accusé de se transformer en « dealer ». Le raisonnement est pourtant simple à comprendre. Puisqu’on n’arrivera pas à empêcher la consommation de drogue, autant qu’elle se fasse dans des conditions d’hygiène qui évitent les risques épidémiques. Entrer en relation avec un public restant trop souvent clandestin, permet de lui proposer une aide sanitaire, psychologique et sociale. Le toxicomane qui vient consommer proprement, côtoie des personnels formés, à qui il pourra faire appel, quand il voudra s’en sortir.


Dérive sécuritaire
Depuis la mise en application du nouveau Code pénal en 1994, près de cent lois ont été votées, par le législateur, aggravant les sanctions possibles et punissant toujours plus sévèrement, un nombre toujours plus important de comportements. Avec une accélération notable lors de la dernière décennie : une dizaine sous le gouvernement Juppé, une vingtaine sous le gouvernement Jospin, une trentaine sous les gouvernements Raffarin et Villepin et une quarantaine sous le gouvernement Fillon. Le Code de procédure pénale compte aujourd’hui 2.805 pages, contre 1.452 en 2000. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que la répression ait été la seule réponse privilégiée face à la drogue


Quelle attitude, sur le terrain ?
Un intervenant ne peut agir qu’en vertu du cadre légal et historique dans lequel il se trouve. L’animateur, de par la qualification et le diplôme reçus, est chargé par l’État d’exercer une fonction auprès d’un public déterminé. Il ne peut, professionnellement, se positionner en porte à faux par rapport à la loi, sauf à se placer dans une situation qui peut l’amener à rendre des comptes tant à son employeur qu’à son administration de tutelle (ici la DCSC, anciennement jeunesse et sport). Pour ce qui concerne la consommation de stupéfiants, la loi du 31 décembre 1970 réprime la possession et l’absorption, par quelque moyen que ce soit, de produits classés au tableau des substances vénéneuses. Tout contrevenant est susceptible d’être condamné à une peine d’un an de prison et/ou à une amende de 3.750 euros. La législation ne fait aucune distinction entre l’usage du cannabis, de l’héroïne, de la cocaïne ou de toute autre drogue. Même si une circulaire en date de 1999, incite les tribunaux à ne pas condamner à des peines d’emprisonnement pour le seul usage, les magistrats sont libres de leur décision. De fait, ils continuent parfois à faire preuve de sévérité, comme le montrent les statistiques. Il est essentiel de rappeler cette règle de droit qui s’impose à tous, adultes comme mineurs quelles que soient les convictions de chacun. A titre privé, tout citoyen peut prendre position, s’engager, voire militer pour les causes qui lui tiennent à cœur. Mais, toute posture prosélyte n’est pas acceptable, dès lors où elle chercherait à instrumentaliser ou convaincre le public encadré. Tout au plus, lors d’un débat, peut-on présenter les différentes positions en présence. Mais la stricte neutralité est requise. Le rappel de la loi est d’autant plus utile qu’il permet de remettre en cause les idées reçues et légendes urbaines colportées par les ados sur la supposée tolérance face au cannabis.

Discours éducatif contre discours sanitaire

Le cadre légal posé, reste la réponse éducative que l’on peut choisir d’apporter en général face à un groupe de jeunes qui s’interroge sur les produits psycho actifs ou en particulier face à un jeune chez qui on remarque une consommation problématique. Faut-il distinguer entre les substances légales et celles qui ne le sont pas ? Le risque sanitaire justifie que l’on pratique la prévention à l’égard de toute prise de produit toxique et que l’on éduque les jeunes générations à une consommation sécurisée. A contrario, faut-il opposer des produits qui seraient dangereux de ceux qui le seraient moins ? Ce n’est pas tant la substance qui constitue un danger que la façon dont elle est consommée. Ce qu’il faut distinguer, c’est bien si la consommation est ponctuelle (pour faire comme les copains, pour essayer…), si elle est récréative (quand on fait la fête, pour certaines occasions…) ou si elle est systématique et répond à un mal-être (comme l’ado qui prend sa douille, chaque matin, avant d’aller en cours). Il faut apprendre à bien consommer en gérant les excès et en mesurant les effets pervers. Que faut-il répondre à un jeune qui interroge l’animateur sur sa propre expérience face à la consommation de stupéfiant ? Que l’on réponde « cela ne te regarde pas » ou que l’on nie ses éventuelles consommations, le terrain est miné. Il revient à chacun de choisir d’utiliser (ou non) ses propres tâtonnements, comme support d’échange sur la difficulté à trouver la bonne attitude. La démarche de prévention des risques ne s’intéresse ni au bien fondé d’un comportement, ni à ses raisons, ni aux efforts pour y mettre un terme, mais à la façon dont il est pratiqué et comment le rendre le moins problématique possible. Un animateur peut tout à fait agir dans une perspective éducative d’information, sans se placer en porte à faux avec la loi.


Paradoxal ?
Est-il incompatible de rappeler le cadre légal réprimant la consommation de drogue, tout en dialoguant avec nos ados sur la meilleure façon d’en user, sur les risques de son mésusage et les dangers de la dépendance ? Cette contradiction, nous sommes nombreux à l’assumer, quand nous sommes confrontés, dans nos centres, aux rapports amoureux entre jeunes. Si nous rappelons l’interdit des relations sexuelles, nous menons volontiers une information sur les vertus des préservatifs, pour éviter les maladies sexuellement transmissibles. Interdiction et éducation face à la drogue ne sont pas plus incompatibles que la proscription des rapports sexuels et la mise à disposition de capotes.


Lire l'interview: Koreff Michel - Drogue




Ressources :

« Drogues : sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives à la prohibition »
Anne Coppel et Olivier Doubre, La Découverte, 24 € (2012)
Depuis 1970, la politique menée contre les drogues a été abandonnée à la peur et à la démagogie. La stratégie basée sur la prohibition et la répression est en pleine faillite. Quand tous les moyens financiers et humains sont concentrés pour réprimer non le trafic (+ 7 % d’interpellations entre 2002 et 2009), mais la seule consommation (+ 76 % pour la même période), la prévention et la politique de santé publique récupèrent la portion congrue des crédits. Les responsables de cette approche désastreuse ? Une droite, d’abord, arc-boutée sur sa logique sécuritaire qui, au nom de la tolérance zéro, n’aura eu de cesse que de diaboliser le cannabis et accroître répression. Mais, la gauche ne vaut guère mieux, elle qui, estimant le sujet trop brûlant, considère que la guerre à la drogue, que tous les spécialistes reconnaissent pourtant être perdue, mérite néanmoins d’être menée.


« Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques »
Anne COPEL, La Découverte, 25 € (2002)
Diminution de 70% de la consommation d’héroïne, réduction de 75% de la mortalité liée à la contamination par le sida, de 80% des overdoses mortelles et de 79% des actes de délinquance, suivi médical régulier pour 70% des usagers... Ces résultats ne sont pas le produit de la « guerre à la drogue » déclarée par l’occident qui a connu échec sur échec, mais concernent les toxicomanes de notre pays qui sont entrés dans les programmes de substitution et ont bénéficié d’une politique de santé publique affirmant : « il ne vaut mieux pas consommer des drogues, mais si on le fait mieux vaut que cela se fasse dans les meilleures conditions ». Alors que les Pays Bas ont pris ce virage dès 1982, la Grande Bretagne en 1987 et la Suisse en 1990, notre pays se contentera longtemps du silence et de l’immobilisme, ne réagissant qu’à partir de 1995. C’est l’histoire de ce changement majeur que décrit ici Anne Copel.


« Intervenir en toxicomanie »
Pascal Courty, La découverte, 14,50 € (2005)
Si l’on peut définir la toxicomanie comme la perte de la liberté de s’abstenir de prendre un produit, en dépit de la connaissance de son caractère nocif, le traitement consiste alors à retrouver la possibilité de faire un choix et de rétablir un contrôle sur la prise de ce produit. Il est utopique de rêver à une société sans drogue. Il est bien plus réaliste d’éduquer les populations afin de leur permettre de consommer en toute connaissance de cause. Ce discours s’est progressivement imposé dans notre pays qui aura été l’un des derniers à mettre en place des thérapeutiques de substitution. Distinguer entre les usages habituels, abusifs et dépendants, c’est l’approche proposée par l’auteur qui s’intéresse plus aux rapports entre la façon de consommer et la personne qui consomme qu’à la substance consommée elle-même.


« La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques »
Petite Bibliothèque Payot, 9 € (2010)
Reprenant la chronologie de l’apparition et du développement du marché des drogues dans notre pays, depuis quelques décennies, l’auteur propose une analyse, nourrie par des enquêtes de terrain, tant du trafic et de ses réseaux que des conditions de consommation. Il porte un regard sans concession sur les politiques pénales fondées sur un décryptage les enjeux locaux à l’œuvre. Il n’oublie pas de s’arrêter sur le trafic international qui gangrène l’administration d’État de certains pays. Dénonçant la création d’une véritable police du cannabis, il en appelle à l’émergence de nouvelles pistes qui, tournant le dos à la stratégie de diabolisation, permettraient de s’ouvrir à la socialisation des modes de consommation.

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°136 ■ février 2013