Le multiculturalisme

Les voies du multiculturalisme comme vecteur d’intégration
L’intégration des populations immigrées est au cœur de l’actualité contemporaine. Fond de commerce des forces politiques d’extrême droite qui rivalisent de populisme pour instrumentaliser les peurs et les préjugés, on ne peut se contenter de traiter cette question avec dédain et mépris, tant elle confronte les animateurs à des questionnements précis et quotidiens. Le réflexe xénophobe s’opposant à une soi-disant menace identitaire et la revendication communautariste fuyant tout mélange culturel constituent les deux faces d’une même médaille : le rejet de ce qui est différent. Une fois ces deux conceptions écartées, il reste à savoir comment non seulement faire cohabiter, mais aussi s’articuler et faire vivre ensemble des citoyens aux cultures différentes ? Quelques pistes dans ce dossier.
 

Une société black-blanc-beur

La société française est devenue, au fil du temps, multiculturelle. Les raisons de cette transformation sont multiples et diversifiées. État des lieux d’une profonde mutation et des réactions que cette situation peut provoquer dans la vie quotidienne.
L’évolution ethnique de notre société tient pour beaucoup à une mondialisation de l’économie qui fait massivement transiter, à travers les mers et les continents, les marchandises et les capitaux. Mais elle le doit aussi à la révolution des moyens de communication qui permet dorénavant de franchir des distances considérables en un temps record. Si, en 1650, il fallait 270 heures pour aller de Brest à Paris distants de 600 kilomètres, il en faut aujourd’hui 14, pour aller de Paris à New York distants de près de 6.000 kilomètres. On peut encore évoquer ces flux migratoires inhérents à l’espèce humaine. Même s’ils se sont accélérés, ces dernières décennies, rappelons que c’est au rythme de 40 kilomètres par siècle que l’humanité a conquis le monde, après avoir quitté son berceau africain, il y a de cela 70.000 ans. Cette confrontation aux brassages de populations provoque des réactions qui vont de la xénophobie ouverte ou honteuse jusqu’à des problèmes de cohabitation entre cultures différentes. On ne peut faire l’économie d’aborder ces attitudes, comme préalable à toute réflexion sur l’intégration.

Du discours xénophobe …

Pour les uns, le contact avec l’étranger constitue un risque, alors que pour les autres, elle est une chance. Le philosophe Guillaume Leblanc (1) parle avec excellence de cette question. La cohésion d’un groupe humain quel qu’il soit, explique-t-il, se fait toujours au détriment de ceux qui s’en distinguent. Acquérir un sentiment d’appartenance passe par la conviction que décidément, « ces gens-là ne sont pas comme nous ». Les uns et les autres semblent alors dotés de qualités naturelles, essentialisées, rendant toute cohabitation incompatible. La peur du mélange, la hantise de la créolisation et l’appréhension du partage d’un vécu commun provoquent des tentatives de déshumanisation de l’autre. Chacun est tenté d’ériger ses propres différences en norme universelle, au nom desquelles autrui est accusé de ne pas appartenir à la même humanité. Toute autre est l’attitude marquée par l’ouverture à la diversité et la participation volontaire au flux des cultures et des influences réciproques. La possibilité de se laisser transformer par autrui est alors considéré, non pas comme une menace, mais comme une opportunité à ne pas manquer. Le métissage de sa propre culture par celle de l’autre ne représente plus alors un danger, mais un apport et une aubaine. Dès lors, le mélange est considéré comme la condition du renouvellement de la nation qui ne peut que s’enrichir de la créativité et de la puissance de vie des nouveaux arrivants.

… au choc des cultures

Même si le rapport à l’autre ne se présente dans une dimension de rejet brutal, au sein des accueils collectifs pour mineurs, se posent néanmoins des questions très pratiques démontrant la difficulté à organiser concrètement une cohabitation harmonieuse entre des cultures qui peuvent apparaître parfois bien contradictoires. Et, c’est tout le défi de l’intégration qui ne se pose pas tant au niveau macro-économique (voir encadré), qu’au quotidien. Peut-on organiser une fête dans le cadre de la fin du ramadan musulman, alors qu’on refuserait de le faire, au nom de laïcité, pour la célébration du noël catholique ? Va-t-on accepter de servir des repas sans porc, si on rejette parallèlement la prise en compte des régimes végétariens (sans viandes) ou végétaliens (sans poisson, ni œuf, ni lait) ? Est-ce qu’on tolère le port du voile islamique, alors que celui-ci est interdit à l’école ? Comment réagir face à la demande de fréquentation séparée de la piscine pour les filles et les garçons ? Faut-il remplacer une animatrice par un animateur, parce qu’un groupe de garçons refuse de reconnaître l’autorité d’une femme ? Autant de problèmes démontrant la réalité du télescopage des cultures.

1 - « Dedans, dehors. La condition d’étranger » Guillaume LEBLANC, Seuil, 2010, 219 p.


Des idées reçues à combattre
Immigration = chômage ? Le rapport mondial sur le développement de l’ONU affirme que la main d’œuvre étrangère occupe surtout les emplois dont les nationaux ne veulent pas. Les immigrés profitent des allocations ? En 2005, la contribution nette globale de l’immigration, était positive de 3,9 milliards euros. Si cette population est sur représentée dans les dépenses sociales tels le chômage, le RMI ou les aides au logement, elle est sous-représentée, car bien plus jeune, dans les dépenses de santé et de retraite. L’immigration est néfaste à la croissance ? L’ONU affirme qu’1% de population immigrée en plus, c’est 1% de PIB supplémentaire.
(Terraeco n°26 Juin 2011)



Entre assimilation et intégration : quelle politique ?
Trouver sa place dans la communauté nationale, nécessite-il de gommer au préalable les différences ou au contraire de chercher à les articuler : tel est l’enjeu des deux politiques en présence, assimilationniste pour l’une et intégrative pour l’autre.
 

La politique d’assimilation

Le terme « assimilation » a pour source étymologique le mot latin assimulatio qui signifie similitude, ressemblance, assimilation, comparaison et vient de similis, semblable. L’approche assimilationniste s’appuie sur les convictions universalistes des philosophes des Lumières et de la Révolution française de 1789 qui se proposaient de transcender tous les particularismes et de s’adresser de façon égale à chaque citoyen, quelle que soit son appartenance géographique, ethnique ou socio-professionnel. Ainsi, tout au long du XIXe siècle, les instituteurs n’eurent de cesse que de faire parler le français (voire encadré) et d’inculquer les mêmes références historiques sur tout le territoire national. L’empire colonial français sera tout autant concerné par cette politique, au point de voir des petits africains ou asiatiques apprendre des leçons d’histoire sur « nos ancêtres les gaulois » ! Le fait culturel, voire ethnique minoritaire a été admis par de nombreuses démocraties. Aujourd’hui encore, la France s’y refuse. La montée des revendications régionalistes et le panachage d’une population française brassée par l’immigration, n’y a rien changé : la République se proclame une et indivisible, ne reconnaissant que les individus. Notre constitution affirme : « La France est une République indivisible » qui « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » (article 1) et « La langue de la République est le français » (article 2). On se refuse, dans notre pays, à reprendre les politiques américaines de discrimination positive visant à assurer un traitement préférentiel aux fractions de la population désavantagées du fait de leur origine ethnique. On reste campé sur le principe d’une réussite qui serait basée sur le seul mérite.

Versus la politique d’intégration

Le mot intégration vient étymologiquement du latin integrare qui signifie renouveler, rendre entier. L’intégration relève d’un processus d’échange et de réciprocité, chacun apportant ses différences pour constituer un tout, en adhérant à des règles de fonctionnement et à des valeurs communes. Deux conditions s’avèrent nécessaires : une volonté individuelle de s’adapter aux exigences de la vie commune et la capacité de la société à accepter les particularités de chacun. Comme le précise Le Haut comité à l’intégration, dans son rapport de 1993 « L'intégration à la française » : « L'intégration consiste à susciter la participation active à la société tout entière de l'ensemble des femmes et des hommes appelés à vivre durablement sur notre sol, en acceptant sans arrière pensée que subsistent des spécificités notamment culturelles, mais en mettant l'accent sur les ressemblances et les convergences dans l'égalité des droits et des devoirs, afin d'assurer la cohésion de notre tissu social. » Il n’existe pas d’usages culturels qui seraient supérieurs aux autres : les arguments qui mettent en avant soit l’antériorité (coutumes en vigueur depuis bien plus longtemps), soit la priorité (tradition majoritaire) ne résistent pas à la discussion. Toutes les valeurs spécifiques peuvent être admises, du moment qu’elles sont en adéquation avec ce qui fonde la société française : les droits de l’homme. La limite se situe bien dans le non respect des principes d’égalité de chacun devant la même loi. Même si l’égalité, est là aussi sujet à discussion lorsque on l’oppose à l’équité. L'égalité est un principe de justice commutative : chacun doit bénéficier des mêmes droits, à l’image de l’école gratuite, quelles que soient ses ressources. L'équité est un principe de justice distributive : donner plus à l’un, pour permettre de rétablir l’égalité, à l’image de la politique de compensation en direction des personnes avec handicap.


Drôle de mistigri
Les pratiques de l’école républicaine, pour imposer la langue française, ont parfois été humiliantes. Les enfants dénoncés ou surpris à parler breton devaient porter, en punition, un sabot attaché autour du cou. Il était interdit « de parler breton et de cracher par terre » disait-on alors dans les écoles. De même, dans le sud de la France, où l’on pratiquait l’occitan, les instituteurs donnaient une pièce gravée d'une croix à l'élève surpris à parler dans sa langue maternelle « en patois ». S’il entendait un autre faire de même, il lui donnait la pièce. Et ainsi de suite, jusqu’à la fin des cours, le dernier élève a avoir la pièce étant alors puni, voire corrigé physiquement.


Vers une approche interculturelle ?
Il y a possibilité de trouver un point d’équilibre entre relativisme culturel et communautarisme, entre similitude et différence et entre égalité et diversité. C’est ce que propose l’approche interculturelle revendiquée par Margalit Cohen-Emérique (2)
La rencontre entre des personnes d’enracinement culturel différent se heurte à de nombreux obstacles : ethnocentrismes, préjugés, discrimination, à l’origine de tensions ou de conflits. Chacun évalue autrui, à partir de son propre système de valeurs, le percevant à travers des stéréotypes simplificateurs et réducteurs. Tolérer la différence au lieu de la juger implique de renoncer à la fois à enfermer l’autre dans une altérité définitive et insurmontable, en vertu du respect absolu de sa supposée identité culturelle et à la fois à l’assimiler à soi, en niant ses différences au nom de l’universalité.

La décentration

Pour y arriver, il faut commencer par identifier ses propres repères culturels. Toutes nos conceptions sur la place du corps, la répartition des rôles sexués, les structures et implications familiales, les modalités d’éducation des enfants etc… ne sont ni naturelles, ni universelles. Elles sont le produit d’une époque, d’une éducation reçue, d’une appartenance culturelle, d’une formation suivie, d’une morale inculquée, d’une éthique acquise. liés à des facteurs. S’il n’est pas question de les renier, il est essentiel de les identifier et de les repérer comme un ensemble de déterminants qui relèvent, avant tout, d’une construction personnelle et sociale élaboré dans un contexte historique, politique et économique donné. Relativiser ses propres références permet ainsi de ne pas en faire des valeurs qui devraient s’imposer à tous.

La découverte du cadre de référence d’autrui

Vient ensuite la reconnaissance des références d’autrui. Il faut éviter de prendre l’autre pour le prototype standardisé d’un modèle culturel monolithique. Son appartenance à une culture donnée, ne l’empêche nullement d’adapter les normes qui en sont issues. S’il faut toujours tenir compte la culture d’origine de chacun, il faut aussi être attentif à la manière dont il accommode les règles prescrites, dans le contact avec une autre société. Il existe toujours une marge de manœuvre individuelle possible et des formes diverses de changements en fonction de facteurs individuels, sociaux et historiques. Au final, entrer dans le mode de fonctionnement de celui qui a des origines culturelles différentes, ce n’est ni l’enfermer dans ce qu’on croit être ses références, ni faire abstraction de ses repères culturels, ni ignorer ses efforts d’ajustement. C’est aller vers lui, pour le découvrir tel qu’il est vraiment et non tel que l’on s’imagine qu’il peut être, source de simplifications et de projections.

Médiation culturelle

Dernière étape de la démarche, la médiation culturelle qui consiste à créer des lieux de rencontre, de dialogue et de négociation entre des cultures différentes. Se décentrer de ses propres références et identifier celles de l’autre permet de préparer une démarche de conciliation. Plusieurs autres attitudes peuvent la faciliter. Tout d’abord reconnaître que l’on a à faire à des conflits de valeurs et non à des positionnements aberrants de la part d’une personne à qui l’on doit reconnaître les mêmes capacités de raisonnement rationnel que soi. Ensuite, se placer dans une démarche d’échange permanent et d’écoute sans jugement pour essayer de comprendre l’autre, en le considérant comme un partenaire sans lequel aucun accord ne pourra survenir. Troisième condition, percevoir les oppositions inévitables, non comme des antagonismes, mais comme des manières de choisir des priorités différentes à partir de valeurs partagées universellement. Enfin, considérer que dans chaque culture, il existe des porosités susceptibles de permettre l’ouverture à l’autre et essayer de travailler sur les interstices et les marges que chacun possède et à partir desquels il est en capacité de s’adapter. Tel est le fondement de l’approche interculturelle.


(2) « Pour une approche interculturelle en travail social. Théories et pratiques » Margalit COHEN-EMERIQUE, Ed. Presses de l’EHESP, 2011, 475p.


Les quatre principes de la méthode
Comprendre une culture différente de la sienne ne passe pas par la connaissance de toutes les coutumes et particularités culturelles que l’on pourrait être amené à rencontrer. Un savoir encyclopédique n’y suffirait pas. Ce qui compte, pour Margalit Cohen Emérique, c’est un savoir être qui intègre quatre principes de base. D’abord, fuir toute réponse globale et réagir au cas par cas. Ensuite, refuser toute catégorisation et toute généralisation. Puis, procéder à l’examen rationnel des logiques qui s’affrontent, sans considérer que l’une serait supérieure à l’autre. Veiller, enfin, à préserver et à entretenir le dialogue, en explicitant ce qui est implicite. 



Lire l'interview : Cohen-Emérique Margalit - Le Multiculturalisme



Ressources :

« Allah, mon boss et moi »
BOUZAR Dounia, Dynamique Diversité, 2008, 122 p.
Comment déconstruire les préjudices professionnels subis en raison d’une origine ethnique ou d’une croyance religieuse, sans entériner ces mêmes catégories? Et jusqu’où peut-on accepter les manifestations de différence, sans qu’elles ne deviennent source de conflit au sein d’une équipe de travail Certes, « il n’existe pas de réelle égalité sans diversité, pas plus qu’il n’existe de réelle diversité sans égalité ». (p.31) Travailler en équipe, c’est être capable de compromis et prendre en compte les arguments de ses collègues. C’est aussi ressentir le besoin de compter les uns sur les autres, pour avancer et se considérer comme le rouage d’un ensemble. Chaque différence peut soit être dressée comme une barrière, soit être considérée comme un enrichissement réciproque apporté par des individualités distinctes.

« Intégration : mode d’emploi. Les tribulations d’un ’’musulman laïque’’ »
Ahmat Zeïdane BICHARA, Ed. Le bord de l’eau, 2011, 183 p.
Jusqu’en 2005, Ahmat Zeïdane Bichara était journaliste au premier quotidien tchadien Le progrès. Il publie alors un article sur un camp de dressage islamiste à N’Djamena où les enfants « récalcitrants » sont frappés, enchaînés et enfermés. Sollicité par Envoyé spécial, il aide le reporter à y pénétrer, avec une caméra cachée. Après la diffusion de ce reportage, il est menacé de mort par les milieux intégristes. Il doit fuir son pays. Il se réfugie en France, où il obtient l’asile politique. C’est le cheminement réalisé, depuis six ans, par cet immigré peu ordinaire, qu’il nous décrit ici. Ce journal d’exil constitue un précieux témoignage et un récit quasiment ethnographique du parcours du combattant vécu par un candidat à l’intégration, dans notre pays.

« Nous sommes tous la France. Essai sur la nouvelle identité française »
François Durpaire, Éd. Philippe Rey, 2012, 143 p.
La France connaît une véritable crise d’identité. L’une des causes n’est-elle pas à rechercher du côté de ces préjugés qui tendent à caractériser chacun(e), non sur la base de son appartenance commune à l’espèce humaine, mais à partir de regroupements basés sur l’ethnie, la religion ou l’apparence ? Au-delà du comment vivre ensemble, la question à se poser n’est-elle pas du pourquoi vivre ensemble. Plusieurs réponses possibles : ce que nous avons de commun avec le reste du monde compte davantage que les différences qui nous en séparent ; la diversité enrichit les liens au lieu de les distendre ; la pluralité n’affaiblit pas le sentiment national, mais au contraire les renforce ; revendiquer plusieurs appartenances et références, sans qu’il n’y ait ni à hiérarchiser l’une par rapport à l’autre, ni à exiger d’en renier une pour être légitime à arborer l’autre.

« Pour une approche interculturelle en travail social. Théories et pratiques »
Margalit COHEN-EMERIQUE, Ed. Presses de l’EHESP, 2011, 475 p.
Véritable manuel de l’intervention sociale interculturelle, l’auteur s’abreuve aux meilleures sources théoriques et pratiques. L’auteur nous propose une méthodologie solidement argumentée qui devrait devenir une véritable référence. C’est que les besoins en la matière sont criants, tant la formation initiale que continue reste pauvre en la matière. Entre l’assimilation qui revendique l’identification totale à la culture dominante, avec son corollaire l’abandon de l’héritage d’origine et le multiculturalisme qui propose la cohabitation des différentes communautés, sur un pied d’égalité, l’auteur revendique une méthode favorisant une interculturalité qui privilégie l’intégration articulant l’adhésion du nouvel arrivant aux valeurs de la société d’accueil et les efforts de cette dernière pour tenir compte de ses attaches antérieures.

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°135 ■ janvier 2013