Koreff Michel - Drogue

Ni misérabiliste, ni angélique, la réalité de la drogue dans les quartiers

Michel Kokoreff est professeur de sociologie à l'université Paris 8 de Vincennes-Saint-Denis. Il a publié de nombreux ouvrages sur les quartiers populaires, les émeutes et la question des drogues1. Il nous donne à voir ici la place du trafic de stupéfiants dans les cités, telle qu’elle a pu être identifiée par des enquêtes sociologiques et non à partir des fréquentes extravagances du sens commun.

On parle beaucoup de trafic de drogue dans les quartiers. Pouvez-vous nous aider à distinguer le visible du réel et les fantasmes de la réalité ?
L'implantation durable du trafic de cannabis dans les cités est une réalité sociale indéniable. A travers ces réseaux, ce sont des tonnes de produits qui sont écoulées à l'échelle nationale et des masses d'argent considérables qui circulent. Maintenant, à qui profite vraiment le trafic ? Les positions lucratives par définition sont limitées. Et lorsqu'elles le sont, elles ne durent pas. L'argent est moins investi, placé, blanchi que dépensé, consumé, claqué. Au fond, cela évite que la situation n'explose vraiment. Après, la focalisation sur les espaces socialement et symboliquement dégradés fait écran ou diversion par rapport à d'autres espaces qui eux restent invisibles. On ne vend pas seulement du shit dans les cités. La coke se vend dans d'autres lieux. Les couches moyennes et supérieures ont d'autres réseaux d'approvisionnement. Moins visibles, ces lieux et catégories d'usagers sont aussi moins stigmatisés par les médias, moins inquiétés par la police et la justice. Dans ce sens, les drogues sont donc un facteur d'inégalités sociales

Y a-t-il une différence dans la consommation de drogue des nouvelles générations, par rapport à ce qu’ont vécu leurs aînés ?
Il y a des invariants : la recherche du plaisir collectif et des sensations individuelles, un certain penchant pour la transgression des interdits, l'articulation entre drogues et musiques, etc. Après, il y a des produits qui sont marqués symboliquement de façon différente. Le cannabis peut être dans certains groupes « has been ». La cocaïne « hip » (alors qu'elle faisait plutôt figure de « drogue dure »). L'ecstasy n'est pas le LSD et ne s'inscrit pas dans les mêmes contextes d'usage. La génération née dans les années 1960 et 1970 avait encore un peu d'espoir ; celle née dans les années 1980 et 1990 en a sans doute moins, même si le milieu social joue fortement. Par ailleurs, la banalisation des produits suscite des postures de distinction (antidrogues) qui avaient moins de raisons d'être. Si la norme est de fumer, ne pas prendre de produit(s) est une forme de déviance dans certains groupes. Bref, il y a à la fois continuité et discontinuité. Ce qui a changé néanmoins, c'est la teneur du débat public : on en parle beaucoup plus facilement aujourd'hui.

Comme tout commerce, le trafic de drogue implique une division du travail. Quelles sont les différentes strates intervenant dans ce négoce un peu particulier ?
Si on part du bas vers le haut, il y a les satellites qui rendent de menus services, les guetteurs, les rabatteurs et autres messagers, les vendeurs, les gérants, les grosses têtes (semi-grossistes), les transporteurs ou les mules, les commanditaires, etc. Plus on monte, plus les strates deviennent invisibles et moins fournies, plus les bénéfices sont importants. Une enquête a été réalisée par un économiste, Christian Ben Lakhdar, pour le compte de l’OFDT, a tenté d’évaluer l’échelle des revenus du marché du cannabis. La revente au détail du cannabis représenterait entre 750 et 840 millions d'euros pour 186 à 208 tonnes vendues. Les semi-grossistes gagneraient jusqu’à 550.000 euros par an, sachant que leur nombre est estimé entre 700 et 1 000 à l’échelle nationale. Les fournisseurs, qui seraient entre 6.000 et 13 0000, percevraient 76 000 euros annuels. Les dealers de rue, qui seraient entre 58.000 et 127.000, gagneraient entre 4 500 et 10 000 euros annuels. En résumé, la majorité des personnes impliquées dans le trafic gagne au mieux le SMIC mensuel. Cette évaluation conforte les nombreuses observations réalisées sur l’économie souterraine depuis le milieu des années 90, montrant que les coûts l’emportent sur les bénéfices.

Le petit vendeur de drogue peut-il vraiment s’enrichir ou est-il condamné à prendre beaucoup de risques pour un gain assez modeste ?
Si les petits vendeurs pouvaient s'enrichir réellement et pas simplement gagner beaucoup d'argent au point de ne savoir qu'en faire avant de rapidement plonger, ce ne serait plus une économie. Ils ne prennent pas forcément le plus de risques : servir des clients dans un quartier où la police ne passe au mieux qu'à certaines heures et où tout le monde ou presque est au courant, où est le risque ? Dans la majeure partie des cas, le trafic est une économie de survie, de dernier recours, de substitution face à la misère et à la précarité. Il est une manière de prendre sa place et d'être quelqu'un. Il permet d'accéder aux standards de vie des classes moyennes. Ce n'est déjà pas si mal...

Les petits dealers sont-il condamnés à s’enfermer dans une carrière délinquante ou finissent-ils par s’insérer ?
A ma connaissance, rares sont ceux qui s'engagent réellement et durablement dans une carrière délinquante. Passées quelques années de galère, d'embrouilles, de prison, ils passent à autre chose. Certains mettent à profit leurs compétences, d'autres saisissent les opportunités du milieu proche ou suivent les bons conseils que leur donnent des « passeurs » que sont des grands, des éducateurs, leurs petites copines pour « taffer » réellement. Mais, d'autres reprennent le flambeau derrière... Et puis les mythes ont la vie dure comme celui de Scarface. Il y a un travail de transmission des illusions du trafic qui ne se fait pas. C'est un peu comme le mythe de l'émigration/immigration analysé par Sayad : les immigrés vivent la France des Ténèbres mais ne le disent surtout pas quand ils reviennent au pays...

Pensez-vous que la politique actuelle de prohibition des drogues va encore durer longtemps ?
Le scénario le plus probable est une dépénalisation progressive du cannabis et une légalisation contrôlée, sur le schéma du tabac. Poser cette question ne consiste pas à passer d’une position ultra-sécuritaire, qui a marqué ces dix dernières années, à une attitude laxiste, mais une façon d’ouvrir le débat, en s’efforçant d’échanger des arguments rationnels plutôt que de porter des jugements moraux. En France, il reste difficile d’aborder ce débat à partir d’arguments scientifiques ou sociologiques. La loi doit néanmoins s’adapter à la réalité sociale contemporaine. L’usage du cannabis s’est banalisé dans certains milieux, et pas uniquement parmi les jeunes. La dépénalisation permettrait de redéployer la politique publique, qui s’avère être un échec, en redistribuant les moyens sur la prévention, l’éducation, la santé et le démantèlement des grands réseaux internationaux.


Lire dossier: La dépénalisation des drogues


1 - « La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques » Michel Kokoreff, Petite Bibliothèque Payot, 2010, 302 p.

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°136 ■ février 2013